Ancienne membre des services de renseignements extérieurs israéliens, la chercheuse, experte de l’Iran, estime que Téhéran a « déclaré la guerre » en attaquant l’État hébreu.
Toujours sous le choc, plus de 72 heures après l’attaque iranienne sans précédent contre son territoire, Israël réfléchit encore à sa manière de riposter contre la République islamique d’Iran. Mais l’affaire est compliquée, les États-Unis, principal allié de l’État hébreu, ayant d’ores et déjà indiqué qu’ils ne participeraient pas à des représailles militaires contre le territoire iranien.
À la tête du programme Iran de l’Institut d’études sur la sécurité nationale (INSS) de l’université de Tel-Aviv, l’un des principaux centres de recherches en Israël, Sima Shine est l’une des plus grandes connaisseuses de la République islamique de l’État hébreu.
Avant sa carrière académique, elle a évolué pendant de nombreuses années en tant que haut responsable à la division de recherche du Mossad, les services de renseignements extérieurs israéliens, puis a servi comme directrice adjointe du Conseil de sécurité nationale et directrice générale adjointe du ministère israélien des Affaires stratégiques. Dans un entretien exceptionnel accordé au Point, l’experte israélienne explique pourquoi la décision iranienne de frapper directement Israël constitue, selon elle, un tournant pour la région.
Le Point : En tant qu’Israélienne, comment vous sentez-vous, trois jours après l’attaque sans précédent de l’Iran contre votre pays ?
Sima Shine : Mon sentiment est que l’Iran a décidé d’entrer en guerre contre Israël. Je pense que ce pays n’a pas bien mesuré, lorsqu’il a décidé du moment où il a attaqué Israël, la situation exacte dans le pays. Maintenant, il s’agit en réalité de la seconde étape des attaques de l’Iran contre nous, après que ses relais nous ont déjà frappés.
De quand date la première étape ?
La première étape était l’attaque du Hamas le 7 octobre et toutes celles qui ont suivi de la part des relais iraniens dans la région : le Hezbollah, les houthis [rebelles yéménites, NDLR], les milices en Irak. Tout le monde attaque Israël sous l’égide de l’Iran. Mais ce pays a désormais décidé de nous attaquer directement. J’espère que le futur montrera qu’il a mal calculé son coup.
Certains experts évoquent au contraire une attaque assez calibrée de l’Iran, qui a indirectement prévenu au préalable les États-Unis de ses intentions, de manière à éviter les pertes civiles. Ce n’est pas votre avis ?
Ils ont tort. Vous ne pouvez pas, en vous focalisant uniquement sur les résultats de l’attaque, affirmer que l’Iran avait prévu de ne pas infliger de dommages à Israël. Ce pays a utilisé autant de drones et de missiles parce qu’il savait qu’une partie d’entre eux serait interceptée, mais je pense, au fond, que l’Iran voulait provoquer des destructions majeures en Israël en décidant d’attaquer deux bases militaires. Mais il n’y est pas arrivé. Les Iraniens ne pensaient pas que tout serait détruit en vol.
L’Iran a revendiqué l’attaque de la base israélienne de Nevatim, dans le désert du Néguev. De quelle autre base parlez-vous ?
La première base était en effet celle de Nevatim, et la seconde était celle du mont Hermon, dans le nord d’Israël. Heureusement pour nous, pour les Américains, les Britanniques et les Français, les Iraniens n’y sont pas arrivés. Mais ils auraient pu réussir, peut-être pas à 100 %, mais à 30 %, et auraient alors infligé des dommages sérieux à la base.
En tant qu’experte de l’Iran, avez-vous été surprise par l’ampleur de l’attaque iranienne ?
Je prenais très au sérieux le fait que l’Iran avait annoncé qu’il attaquerait. J’avais évalué qu’il riposterait, mais je ne pensais pas que l’attaque serait si massive, en impliquant autant de drones et de missiles. Tout le monde dans la région et dans la communauté internationale comprend aujourd’hui quels dangers l’Iran représente pour la stabilité de la région. Les pays du Golfe sont aujourd’hui encore plus menacés par ce pays qu’auparavant, et la grande question est de savoir si nous nous trouvons au début d’une escalade vers une guerre totale au Moyen-Orient.
Vous évoquez un mauvais calcul de la part de l’Iran. Israël n’a-t-il pas également réalisé un mauvais calcul en attaquant le 1er avril, d’après Téhéran, le consulat iranien à Damas, tuant notamment le chef des gardiens de la Révolution sur place, sans en mesurer les conséquences ?
Si j’observe ce qui est arrivé par la suite, d’aucuns pourraient dire qu’il y a eu un mauvais calcul. Mais je veux insister sur un élément : ce général Mohammad Reza Zahedi et les autres passaient toutes leurs journées, au cours des six derniers mois et même avant, à organiser toutes les attaques perpétrées contre Israël. Il parlait au Hezbollah, aux houthis et aux Irakiens. Du point de vue israélien, il s’agissait d’une bombe à retardement. Et pas seulement pour nous, mais aussi pour les trois soldats américains tués en Jordanie.
Que pensez-vous des accusations iraniennes selon lesquelles Tsahal aurait violé les conventions de Vienne en s’attaquant à un bâtiment diplomatique ?
Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que l’Iran est impliqué dans ce qui se passe dans chaque partie de cette région. Voilà l’origine de tous les problèmes. Pourquoi ces gens étaient-ils tranquillement assis quelque part à Damas en train d’organiser quand les houthis ou un autre groupe attaqueraient Israël ? Pourquoi ?
Le général Mohammad Reza Zahedi était-il, d’après vous, lié au 7 octobre, ce que démentent les Iraniens ?
Je ne sais pas s’il savait ce qui allait arriver le 7 octobre en Israël. Mais il était l’homme en charge de la chambre d’opération de tous les représentants des relais iraniens. Et il en faisait lui-même partie. Il parlait aux Palestiniens, à Nasrallah [le chef du Hezbollah, NDLR], à tout le monde, et organisait le soutien à tous ces groupes. Dès avril 2023, six mois avant le 7 octobre, pendant les incidents autour de [la mosquée] al-Aqsa, des roquettes avaient déjà été envoyées sur Israël depuis le Liban et la Syrie. Cela ressemblait à l’époque à un entraînement avant le « grand jour ». Et c’est Zahedi qui orchestrait tout.
Israël répondra-t-il, selon vous, à l’attaque iranienne du 13 avril ?
Je ne sais pas ce qu’Israël va faire, mais je suis sûre qu’Israël ripostera. Cela pourrait être une seule réponse ou plus. Cela pourrait prendre des formes différentes. Je ne sais pas. Mais Israël ripostera, ainsi que l’a décidé le cabinet [de guerre]. Au final, vous savez, il n’y a aucune alternative pour Israël. Maintenant, la forme que celle-ci prendra est une autre question. Mais nous ne pouvons fermer les yeux et dire que rien n’est arrivé.
Cette riposte peut-elle être, selon vous, du même ordre que l’attaque iranienne, à savoir une opération militaire frontale contre l’Iran ?
Je ne sais pas, mais c’est une des options. Si l’Iran possède des drones et des missiles, nous en avons aussi. C’est à Israël de décider. Il peut également avoir recours à une attaque clandestine sur le territoire iranien, mais pas depuis les airs. Il y a beaucoup d’options. Mais la chose la plus importante est que nous ne pouvons pas ignorer ce qui est arrivé, et il y a beaucoup de gens en Israël qui affirment que l’Iran a en réalité déclaré la guerre à Israël. Il n’y a aucun précédent dans le monde où un État décide soudain d’envoyer plus de 300 différents types de drones et de missile [contre un autre État].
Israël est déjà engagé dans une guerre de l’ombre avec l’Iran depuis près d’une décennie. Face au choc de l’attaque iranienne auprès de sa population, peut-il se contenter d’une réponse clandestine contre Téhéran ?
Je ne sais pas. De ce que je comprends, il y a beaucoup d’options et Israël est en train de toutes les jauger.
Les États-Unis ont d’ores et déjà annoncé qu’ils ne participeraient pas à une riposte militaire israélienne contre l’Iran. Cela change-t-il la donne pour Israël ?
Les États-Unis ont également déclaré qu’Israël avait le droit de se défendre. Et je n’ai pas entendu un seul Américain dire que nous ne devrions pas le faire, bien au contraire. Car les États-Unis n’ont pas à y prendre part. Personne, en Israël, ne demande à Washington de participer à une riposte. Je pense que les Iraniens commettent à nouveau une erreur de calcul dans leur perception des développements qui pourraient résulter de leur attaque. Je pense que les gardiens de la Révolution ont concentré aujourd’hui trop de force politique en Iran, que le leader [le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, NDLR] est trop âgé, et qu’ils l’ont persuadé qu’ils pouvaient attaquer Israël sans que rien n’arrive à l’Iran. Ils pourraient se tromper, nous verrons ce que l’avenir nous dira.
D’un point de vue militaire, il paraît toutefois difficile d’imaginer Israël bombarder seul l’Iran sans appui aérien américain.
Pourquoi l’Iran pourrait-il oser attaquer Israël et pas l’inverse, y compris sur le plan militaire ? Je pense que ceux qui affirment le contraire se trompent.
L’État d’Israël, que l’on disait isolé sur le plan diplomatique depuis la guerre de Gaza, a bénéficié, le 13 avril, d’un soutien militaire et stratégique sans précédent de la part de ses alliés occidentaux, mais également de pays arabes, comme la Jordanie, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite qui lui auraient fourni de précieux renseignements. Comment l’analysez-vous ?
C’est tout d’abord l’attaque de l’Iran contre Israël qui est sans précédent. Voilà le nouveau développement. Ensuite, il est nécessaire de rappeler que la plupart des interceptions ont été réalisées par les forces aériennes et la défense antiaérienne israéliennes. Les autres ont été effectuées par les États-Unis et le Royaume-Uni, et un peu moins par la France. Le reste dont nous avons entendu parler concerne la Jordanie. Et comme le dit ce pays, il ne veut pas que quiconque utilise son espace aérien à son insu. Laissez-moi vous rappeler qu’Israël a sauvé le royaume à de nombreuses reprises par le passé durant le règne du roi Hussein, lorsque les Palestiniens et les Syriens ont tenté de le renverser. Notre pays a aidé à la sécurité de la Jordanie durant de nombreuses années. Ce n’est donc pas une surprise, à mes yeux, qu’Amman ne souhaite pas que son ciel soit utilisé pour une attaque contre Israël. C’est également une question de sécurité pour lui.
Cette aide n’aurait donc selon vous aucun lien avec le rapprochement d’Israël avec les pays arabes sunnites de la région face à la menace iranienne ?
Je pense que l’Iran est seul aujourd’hui, pas Israël. Tout le monde dans la région, sauf les relais de l’Iran, déteste ce pays et a peur de lui. Et avec cette attaque, l’Iran a montré au monde entier comment il agissait lorsqu’il voulait s’en prendre à un pays. Souvenez-vous, il a déjà fait subir ce scénario aux Saoudiens en 2019, lors du bombardement du complexe pétrolier d’Abqayq. Au final, tout le monde dans la région comprend quel pays l’Iran est vraiment, et quel État est Israël.