En rappelant les pogroms des années 1830, 1920-1930 et de 1948, l’historien Georges Bensoussan met en lumière les soubassements historiques et anthropologiques de la tragédie du 7 octobre 2023.
Si, à la demande de son directeur Dominique Reynié, l’historien Georges Bensoussan a rédigé pour la Fondapol une longue note sur les pogroms en Palestine avant la création de l’État d’Israël (1830-1948), c’est pour combattre la stupeur, le présentisme et « la conviction répandue que le massacre du 7 octobre 2023 était inédit en matière de cruauté ». Ses pages décrivent une litanie d’enfants décapités, d’hommes énucléés, qui débute il y a près de deux siècles. L’autre visée de cette note est de mettre en lumière « les soubassements historiques et anthropologiques » de cette tragédie.
Le Point : Vous examinez cinq pogroms, 1834, 1838, et ceux des années 1920-1930. Y a-t-il une continuité ou faut-il les distinguer ?
Georges Bensoussan : Les pogroms des années 1920-1930 s’inscrivent dans la lutte contre le sionisme, perçu comme un danger existentiel pour l’identité arabe de la Palestine. Sur ce plan, l’immigration juive du XXe siècle est au cœur de la violence arabe. En même temps, elle n’en rend pas totalement compte. En effet, ce qui réunit ces différents massacres, c’est la figure méprisée du Juif, le dhimmi dominé sous la loi de l’islam mais qui entend s’émanciper de son statut pour s’ériger en sujet souverain et indépendant, par surcroît sur une terre décrétée musulmane pour l’éternité. Pour une conscience arabe et musulmane, c’était impensable à concevoir. Un siècle plus tard, la majorité du monde arabe a-t-elle évolué en la matière ?
Parmi les mobiles, il y a cet impensable de l’émancipation juive, l’antisémitisme, la montée en puissance de l’islamisme, mais quid de l’installation des Juifs en Palestine au fil des alyas, l’achat de terres à des propriétaires terriens arabes ?
Le nationalisme palestinien, qui se structure à partir de 1900, voit dans cette « invasion juive » une menace sur la nation arabe. Encore faut-il distinguer entre les élites arabes, souvent citadines et chrétiennes, premiers témoins de la forte immigration juive des années 1930 (un phénomène urbain), et des campagnes majoritairement musulmanes et analphabètes pour lesquelles l’élément juif est souvent quasi inexistant.
À destination de cette population, la propagande du mufti martèle que les Juifs reviennent en « Terre sainte » pour y détruire l’esplanade des Mosquées et construire à sa place le troisième Temple. Les ventes de terres sont bien plus réduites qu’on ne le pense. En 1948, les Juifs ne contrôlent que 7 % du territoire de la Palestine mandataire. Toutefois, a contrario des transactions foncières antérieures, ils mettent eux-mêmes en valeur les terres qu’ils achètent. Ce qui entraîne le départ des anciens exploitants, souvent de simples métayers. S’il n’y a là rien d’illégal, la colère, elle, est inévitable. Or, en dépit des interdictions répétées de vendre les terres, les vendeurs sont toujours plus nombreux. Aux yeux du personnel diplomatique européen, le mouvement national arabe se décrédibilise par la pratique d’un double langage qui honnit les vendeurs de terres en journée et qui, la nuit, vend lui-même au plus offrant. Et ce, jusqu’au sein de l’exécutif arabe.
En 1919 et 1920, la rencontre entre l’émir Fayçal et Chaïm Weizmann laisse entrevoir la possibilité d’une coopération judéo-arabe, l’émir envisageant favorablement la venue des Juifs en Palestine, deux ans après la déclaration Balfour sur un foyer national juif. Une commission de la conférence de Paris qui enquête sur les vœux des populations conclut qu’une majorité des Arabes de Palestine souhaite un rattachement au royaume arabe de Syrie. Une solution était donc envisageable avant les dérapages des années 1920 et 1930 ?
L’accord Fayçal-Weizmann fut un éphémère marché de dupes. Fayçal, qui avait besoin du soutien des Occidentaux, fait mine, début 1919, d’accepter le projet sioniste, pour revenir sur sa parole peu après. Si, entre Arabes et Juifs une solution territoriale est peut-être possible vers 1920 dans le cadre d’une Palestine qui s’étend des deux côtés du Jourdain (environ 100 000 kilomètres carrés), c’est moins vrai en 1922, à la suite du partage décidé par Londres qui détache les trois quarts du territoire palestinien situé à l’est du Jourdain afin d’y créer l’émirat (artificiel) de Transjordanie, ancêtre de la Jordanie actuelle.
Cette manœuvre plombe l’avenir de la Palestine et le futur des deux peuples qui se disputent le contrôle de la même terre, mais sur 28 000 kilomètres carrés désormais. En dehors du partage, plusieurs projets ont été évoqués dans les années 1930, dont un projet de cantonalisation de type helvétique, voire un projet d’État binational défendu par l’association juive Brit Shalom, fondée en 1925 mais qui finit par s’autodissoudre en 1933 faute d’interlocuteurs. Après 1945, surtout, des voix arabes dissidentes sont prêtes à dialoguer avec les Juifs, mais elles sont éliminées par le clan du mufti. La terreur instaurée par le Hamas en Palestine s’inspire, en la perfectionnant, de la violence du clan Husseini, qui fait assassiner ou pousse à l’exil toute opposition.
Comment évaluer l’attitude des Anglais face aux émeutes déclenchées par les Arabes ?
Les Anglais soutiennent, surtout par opportunisme, la création d’un foyer national juif en 1917 (déclaration Balfour), qui légitime leur prise de contrôle de la Palestine et leur maintien. C’est le même opportunisme qui, lors des émeutes arabes en 1920, les conduit à détricoter la déclaration Balfour, mais sans l’abroger. De là, un permanent mouvement de yo-yo qui les voit restreindre l’immigration juive dans les périodes de tension et la libérer (toujours partiellement) dans les périodes de calme. Jusqu’en 1938, où Londres se décide à casser la révolte arabe et à tarir son objet. C’est le livre blanc de mai 1939.
À part le courant évangélique, attaché au retour des Juifs dans leur terre patrie, la politique anglaise a louvoyé entre les deux adversaires pour finir par donner raison au plus puissant d’entre eux, la partie arabe. Contre Hitler, Londres le sait, les Juifs sont et seront toujours des alliés captifs.
Vous soulignez la prise de conscience de la faiblesse de la Haganah face aux horreurs commises par les Arabes. Quel rôle celles-ci ont-elles joué dans la création de l’État d’Israël ?
Exacerbées par l’islamisation impulsée par le mufti de Jérusalem, les attaques arabes sont animées, à partir de 1936, d’une volonté d’éradication de toute présence juive sur ce territoire. En retour, la réaction des Juifs se radicalise. A fortiori à partir des affrontements judéo-arabes de décembre 1947, quand les milices arabes massacrent systématiquement les convois juifs tombés en embuscade, enfants compris. Ni blessés ni prisonniers. Les Juifs ont le sentiment de lutter pour leur survie. Dans la contre-offensive du début d’avril 1948, ils entendent ne pas laisser se constituer derrière leurs lignes une « cinquième colonne » (sic) pourvoyeuse de massacres futurs.
La Nakba palestinienne est incompréhensible si l’on ne prend pas en compte, dans la toile de fond de cette tragédie, cette volonté d’en finir avec une présence juive à laquelle aucune légitimité n’est reconnue. Le désastre actuel, y compris les milliers de morts de Gaza et son territoire en ruine, découle de ce refus initial d’accepter la présence côte à côte de deux États. À la lecture de la charte du Hamas, il semble irréductible. Partant, il n’a pas fini de générer du malheur.
Quelle trace ces pogroms ont-ils laissée dans la mémoire des Israéliens ?
Les pogroms de 1929, par leur caractère inouï de cruauté, sont ceux qui ont laissé le plus de traces dans la mémoire collective israélienne, et leur souvenir a été rappelé après le 7 octobre. Les Israéliens qui connaissent leur histoire contemporaine connaissent les massacres exterminateurs de prisonniers (Al Qastal, 8 avril 1948, Kfar Etzion, 13 mai 1948) et celui du convoi sanitaire de Jérusalem (13 avril 1948).
Si la débauche de cruauté du 7 octobre les a frappés, elle ne les a pas forcément étonnés. Frappés par l’ampleur, mais aussi parce qu’elle ne concernait pas une communauté mais un État. Le télescopage entre le retour d’une certaine précarité existentielle juive au cœur de la souveraineté nationale israélienne fut sans doute ce qui a le plus choqué. Les faits les plus cruels – comme les photos prises par leurs meurtriers des cadavres juifs démembrés du convoi sanitaire d’avril 1948, puis reproduites et vendues sous forme de cartes postales à Jérusalem – sont inconnus du grand public occidental, mais ils font partie de la mémoire collective des Israéliens. C’est avec ces souvenirs que notre jugement se modèle. Et nous n’avons pas les mêmes souvenirs.
Propos recueillis par François-Guillaume Lorrain