Il voulait être rabbin, il est devenu philosophe. De ce cheminement, perpétuel questionnement, l’écrivain a fait un livre : Penser contre soi-même. Ode à la lucidité et à l’intranquillité.
Pourquoi la philosophie ? À cette éternelle question, Nathan Devers,ou plutôt Nathan Naccache, de son vrai nom, a tenté de répondre via un livre, Penser contre soi-même, récit autobiographique porté par une énergie toute romanesque. Ou comment, après avoir longtemps voulu devenir rabbin, ce brillant jeune homme de 25 ans, lauréat du concours général de philosophie, normalien, agrégé de philosophie, a abandonné la religion pour ce que certains définiraient comme une simple discipline universitaire, quand il en a fait un axe central de son existence. Avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité, l’auteur des Liens artificiels décrit comment, de révélations en ruptures, il tente de poursuivre une quête de sens, dont il sait qu’elle n’aura pas de terme.
Madame Figaro . – Qu’est-ce qui vous a poussé à vouloir devenir rabbin ?
Nathan Devers. – Je suis né dans une famille juive chez qui l’identité juive était très présente, où nous pratiquions notre religion et étudiions la pensée juive, la Bible, le Talmud, mais vivant avec l’idéal selon lequel le judaïsme est une religion de la loi, et qu’il n’était pas besoin de pratiquer cette loi à cent pour cent – sauf le jour du Kippour. Cela a suscité une forme d’étonnement dont je ne suis jamais sorti ; je ne comprends pas comment on peut être «à moitié» religieux, si vous voulez. C’est pour moi un mode d’existence, auquel on adhère pleinement ou pas du tout. J’ai ainsi eu le désir d’approfondir mon rapport à la religion, et je suis donc allé aux cours de la synagogue, j’ai fait des voyages en Israël, j’ai étudié les textes… La synagogue de l’ENIO (École normale israélite orientale), à Paris, qui a été celle de Levinas, a véritablement constitué mon école du lien. C’était un lieu extraordinaire où se mélangeaient toutes les cultures, non dans une sorte de syncrétisme mou mais avec les exigences propres à chacune – celles de la pensée juive, de la culture française, de la musique, de la liturgie et des rites orientaux…
Mais vous n’êtes pas devenu rabbin…
Je me suis rendu compte que tout ce que j’étais, tout ce que je pensais, la façon dont je vivais, venait de ce que j’étais né le 8 décembre 1997 dans cette famille. Or, rien de tout cela n’avait été choisi. Si j’étais né ailleurs, à un autre moment, tout ce en quoi je croyais alors, je n’y aurais pas cru, sans doute. Ce fut un élément déclencheur. La lecture de L’Ecclésiaste et la découverte des textes philosophiques, dont un maître m’a fait découvrir l’exceptionnelle profondeur, ont fait le reste… La rupture avec la religion a été totale et définitive. La «mort de Dieu» ne s’est pas réduite à un mot de Nietzsche, pour moi. J’ai changé d’univers, de vision du monde, de passion. Dieu n’est pas une idée et, dès lors qu’on le congédie de son existence, cette dernière se décolore. J’ai perdu la manière dont j’envisageais mon avenir, mes amis, ou encore, très concrètement, ma façon de vivre au quotidien. La religion juive est une religion de la loi : il y a des règles sur tout. On a des lois alimentaires, des lois liturgiques et même des lois pour lacer ses chaussures ! Dès lors qu’on en sort, chaque micro-action – ce que j’allais manger à midi, les vêtements que j’allais porter… – donnait lieu à un éventail de possibilités infinies. C’est la fameuse formule de Dostoïevski : «Si Dieu n’existe pas, tout est permis.»
En quoi la philosophie consiste-t-elle à «penser contre soi-même», comme vous l’affirmez dès le titre de votre livre ?
La philosophie m’a permis de faire sauter le verrou de l’arbitraire de ma naissance et d’ouvrir ma quête de sens, même si certains philosophes peuvent se montrer très dogmatiques. En vérité, tout l’objet du livre, c’est de dire que la philosophie n’est pas une discipline universitaire, n’est pas une région du savoir, n’est pas l’histoire de la philosophie, n’est pas de la recherche scientifique – même si tout cela existe –, mais avant tout, et beaucoup plus radicalement que cela, une volonté d’ouvrir la quête en pensant contre soi-même. Si la philosophie n’est pas, par principe, définissable – beaucoup de gens évoquent Deleuze et l’art de créer des concepts, mais ce n’est qu’une définition parmi d’autres –, philosopher, en revanche, l’est. C’est un mode d’existence consistant à penser contre soi-même. On ne s’estime jamais détenteur de ses idées, on ne conserve pas les vérités que l’on a démontrées comme si elles étaient notre propriété. Descartes observe dans une lettre qu’une fois que vous avez démontré quelque chose et que vous êtes convaincu, vous pouvez oublier la démonstration et passer à l’étape suivante, comme un algorithme. Penser contre soi-même, c’est l’inverse.
C’est-à-dire ?
J’espère que dans vingt ans, je le dis dans le livre et c’est sincère, je serai en désaccord avec ce texte, ou, qu’en tout cas, j’aurai trouvé la distance nécessaire à son égard. Penser contre soi-même, c’est l’idée qu’on est dans une dialectique infinie, contrairement à la dialectique hégélienne qui connaît un terme fixé dès le départ. C’est la marche comme chemin, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de chemin déjà tracé. Et penser contre soi-même, c’est aussi penser contre le soi-même, c’est-à-dire ne pas percevoir son identité comme quelque chose de rigide, qui signifierait que notre naissance, notre appartenance à une communauté, un milieu social, un clan devraient déterminer notre pensée. Penser contre soi-même, c’est affirmer l’exigence de la pensée contre l’automatisme des identités.
Et quel rôle la littérature joue-t-elle dans cela, pour vous qui êtes aussi romancier ?
La philosophie n’est pas une discipline désincarnée : elle se joue dans le corps, dans notre histoire, dans nos hasards, dans nos passions, dans nos désirs, dans nos colères – on le voit dans les passages consacrés à mon lycée religieux dans Penser contre soi-même. Dès lors, on ne peut plus la pratiquer dans des traités et des dissertations qui pastichent le discours scientifique, font de grandes démonstrations de logique, n’emploient que des concepts intellectuels et abstraits. Le schisme qui s’est historiquement créé entre littérature et philosophie, notamment depuis Platon, me paraît néfaste. Pour moi, Penser contre soi-même est un texte qui se veut aussi littéraire que philosophique, une méditation au sens étymologique, c’est-à-dire «se soigner» comme «méditer», et au sens du XVIIe siècle. C’est un texte incarné, davantage à l’image du Discours de la méthode, de Descartes, que de ses Méditations métaphysiques, d’ailleurs, qui n’a pas honte de penser en s’appuyant sur une dimension autobiographique, mais dont le but n’est pas de faire la photographie de son nombril : il s’agit d’essayer de poser des questions, de s’engager dans une recherche, de voir l’existence comme une quête…
Puis la religion est aussi affaire de mythologie…
Les religions sont des poésies devenues réelles, incorporées au monde, avec des textes sublimes qui pénètrent l’imaginaire. J’ai rompu avec la religion juive, mais j’ai conservé le respect et l’amour de la poésie, qui peut seule nous sauver, c’est-à-dire non pas donner un sens à l’existence, mais faire en sorte que la quête de sens, qui ne trouvera jamais de terme dans un monde qui n’en a pas, peut être aussi heureuse que si l’on croyait que le monde avait un sens. C’est pourquoi j’ai tenu à dire dans le livre que l’expérience que j’ai vécue a été douloureuse et difficile, mais qu’elle a aussi été un vrai bonheur, un bonheur éprouvé, qui a été mis à l’épreuve et en est d’autant plus intense.