À 85 ans, le cinéaste aux deux palmes d’or risque tout avec un pari fou : un blockbuster d’anticipation qu’il a financé sur ses propres fonds et qu’il présente en compétition (!) sur la Croisette.
Il l’avait promis au Point en 2019 : « Je veux réaliser Megalopolis avant de mourir. » En 2024, pari tenu : après 40 ans de gestation chaotique, un tournage de presque cinq mois dans le plus grand secret et une post-production nécessitant, dit-on, la crème des nouvelles technologies, le nouveau film de Francis Ford Coppola est fin prêt. Il s’agit de son 23e long-métrage et de son premier depuis le minimaliste Twixt, sorti voici déjà 13 ans. Autant dire un événement historique. La rumeur hésitait ces dernières semaines : blockbuster d’anticipation « fait maison », produit pour 130 millions de dollars sur les propres deniers du maestro, Megalopolis irait-il plutôt « à Cannes » ou « à Venise » ? Ça sera finalement bien les marches cannoises, selon le magazine Variety et le site DeadLine, une information confirmée au Point par un proche du cinéaste. Thierry Frémaux doit l’officialiser ce jeudi 11 avril en dévoilant la sélection. Selon les médias américains, la projection aura lieu le 17 mai.
Pour Cannes, le retour du pape Coppola en majesté sur la Croisette, 45 ans après la palme d’or remportée par l’intéressé pour Apocalypse Now, 50 ans après celle de Conversation secrète, est un gros coup, voire une bénédiction. Auquel s’ajoutent d’autres prises confirmées, qui nous donnent déjà le vertige : l’avant-première mondiale du nouveau western de Kevin Costner et la présence de George Lucas pour une palme d’honneur.
Péplum futuriste de tous les risques
Déjà montré le 28 mars dernier sur l’écran Imax du cinéma Universal City Walk de Los Angeles, à 10 heures du matin, devant 300 personnes triées sur le volet par le réalisateur, le film a suscité, comme c’était à prévoir, autant de louanges délirantes parmi les invités que de commentaires beaucoup plus acerbes en coulisses. Relatés dans un article récent du Hollywood Reporter, les plus sévères bémols font état d’un film jugé « trop expérimental », « pas assez bon » pour mériter l’investissement colossal d’une sortie en salle (un comble au regard des ambitions du cinéaste) mais aussi plombé par un scénario impossible à marketer pour le grand public. Nos confrères américains rapportent également un « silence pesant » qui aurait suivi la fin de la projection.
On n’en connaît que les grandes lignes : dans un futur proche, une grande cité américaine (New York ?) sortant d’un cataclysme voit sa reconstruction en cours faire l’objet de deux grands projets ennemis. Celui d’un architecte génial, César (Adam Driver), rêvant de rebâtir la ville avec des matériaux renouvelables. Et celui du maire Frank Cicero (Giancarlo Esposito), édile corrompu souhaitant privilégier des méthodes plus familières. Entre les deux, Julia (Nathalie Emmanuel), la fille de Cicero, est écartelée entre son amour pour César et sa fidélité à son père. Trame shakespearienne aux noms antiques matinée d’effets spéciaux, péplum futuriste, pluie de stars (Shia LaBeouf, Aubrey Plaza, Dustin Hoffman, Forest Whitaker)… On est loin de Godzilla x Kong : le Nouvel Empire !
Pour Francis Ford Coppola, Megalopolis, ce sera clairement tout ou rien. Un sacre ou une déculottée pour l’ingénieur génial du Parrain. Sauf qu’ici, c’est de son propre argent qu’il s’agit, comme à l’époque d’Apocalypse Now et de Coup de cœur. En 1979, le premier l’avait enrichi et couvert d’or critique dans le monde entier. En 1981, le second l’avait ruiné sous les quolibets, stoppant net son ascension à Hollywood. Financé sans aucun grand studio, en partie grâce à l’hypothèque d’une partie de ses célèbres vignes californiennes, Megalopolis cumule à nouveau les enjeux à haut risque pour Coppola, créateur magnifique à la vie tout entière dévouée au dieu Cinéma. Non content d’y laisser sa chemise en cas de four commercial ou de non-retour sur investissement, le réalisateur pourrait aussi compromettre ses nouvelles envies de come-back si, à Cannes, sa nouvelle offrande se fait siffler. Mais la peur du précipice n’a pas empêché le géant du 7e art d’écrire, produire et réaliser ce gros budget de 2 h 15 comme il l’entendait.
« Ce film, c’est comme Einstein et la relativité en 1905, Picasso et Guernica en 1937, c’est une date dans l’histoire du cinéma mais forcément, ça ne plaira pas à tout le monde », confie au Point une source française, à la sortie d’une projection confidentielle de Megalopolis tenue la semaine dernière en Europe. Évoquant aussi les réactions courroucées du public en 1913 devant les audaces inédites du Sacre du printemps de Stravinsky, histoire de filer la métaphore des paradigmes brisés, notre interlocuteur précise par ailleurs que « Coppola souhaite faire de Megalopolis une sortie mondiale simultanée au cinéma, ce qui signifie forcément son achat par un grand studio ». Un partenariat avec la firme Imax est en vue et une sortie en salle envisagée pour la fin de l’été ou le début de l’automne.
Mais si aucun d’entre eux n’achète sa nouvelle folie, le réalisateur pourrait-il alors se tourner vers une plateforme de streaming ? D’ores et déjà vu et approuvé par l’équipe de Thierry Frémaux, étonnamment sélectionné en compétition alors que Francis Ford Coppola sait très bien qu’il n’a potentiellement que des coups à y prendre, Megalopolis n’a sûrement pas fini de faire couler toute l’encre des supputations.
Par Philippe Guedj