Par paresse et lâcheté, nous avons trop longtemps fermé les yeux sur la diffusion d’une idéologie qui cible l’école et, à travers elle, la République.
La citation de Charles Péguy est aujourd’hui connue mais n’en garde pas moins, devant la multiplication des menaces de mort qui visent des membres de l’Éducation nationale, toute son acuité. Dans Notre jeunesse, paru en 1910, le grand écrivain prévenait : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout, il faut toujours voir ce que l’on voit. »
En dehors d’Éric Conan qui en publia les bonnes feuilles dans L’Express, la presse, si elle n’ignora pas totalement l’ouvrage, le critiqua largement. Pensez donc ! Des enseignants qui affirmaient que certains de leurs élèves étaient animés d’une religiosité alors peu commune, se référant sans cesse à une morale religieuse qui leur faisait tenir des propos homophobes, sexistes et, bien sûr, antisémites. Assurément, ces professeurs étaient des suppôts de l’extrême droite ! D’évidence des racistes patentés ! Car, comme le dit alors une collègue de mon syndicat : « Nos élèves ne sont pas antisémites ! » Je devais donc comprendre que le « Hitler aurait fait un bon musulman » lancé par un élève lors du cours sur la Shoah ne relevait pas de l’antisémitisme. C’était il y a vingt-deux ans…
Intimidations et freins à la prise de conscience du problème
Des collègues, chercheurs à l’INRP (Institut national de recherche pédagogique), nous expliquèrent à l’époque que si des jeunes tenaient des propos antisémites (qui semblaient donc exister…), c’est parce que leur propre histoire était ignorée (les violences des sociétés coloniales et de la guerre d’Algérie entre autres). Le rapport de l’inspecteur général Jean-Pierre Obin, intitulé Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires (juin 2004), confirma ce que voyaient les profs des Territoires perdus. Mais, trop gênant dans sa vérité, ce rapport fut enterré par François Fillon, ministre de l’Éducation nationale. En dehors des formations menées par le Mémorial de la Shoah qui tentait de répondre aux demandes croissantes de formation des enseignants, rien ne fut entrepris.
Mais les manifestations de cette lente conquête islamiste de jeunes esprits n’étaient pas seulement visibles à l’école. L’antisémitisme augmentait, année après année. L’assassinat d’Ilan Halimi, en 2006, au nom de vieux poncifs antisémites, en fut une criante manifestation. De quelques dizaines d’actes antisémites à la fin des années 1990, nous étions passés à presque 1 000 en 2014. Je voyais monter cette radicalité islamique et l’avais dénoncée dans mon livre, Tableau noir. La défaite de l’école (Denoël, 2008), mais pour Le Monde j’étais « un catastrophiste ».
Alors, les mêmes commentateurs, aveugles volontaires, avancèrent des explications fluctuantes au gré de l’explosion du réel à la figure de tous : après cette première idée d’un effacement de la douleur historique des enfants de l’immigration qui aurait fait naître un ressentiment, une pensée paresseuse s’installa, à l’image par exemple du journal Le Monde, encore lui, qui écrivait alors sous la plume de Luc Bronner et Xavier Ternisien que « sous prétexte de prêcher la bonne parole républicaine, on « ethnicise » les conflits. On plaque une grille de lecture religieuse sur des situations qui ont d’abord à voir avec la relégation sociale et la violence des cités » (11 avril 2003).
Vint ensuite l’accusation de stigmatisation et donc de racisme avant que, plus tard, on utilise le terme « islamophobie » : « Pourquoi vous focalisez-vous sur l’antisémitisme des banlieues et ne parlez-vous pas de l’antisémitisme des beaux quartiers ? » me dit ainsi une collègue. « Oui, il existe, mais lequel tue ? » lui répondis-je. Nous étions en septembre 2015. Trois ans auparavant avait eu lieu la tuerie de l’école juive de Toulouse et au mois de janvier précédent celle de l’Hyper Cacher qui avait suivi celle de Charlie Hebdo, mais le problème était de ne pas « stigmatiser » et, injonction ô combien intimidante, de « ne pas faire le jeu de l’extrême droite ». Autant de freins à la nécessaire prise de conscience générale du problème.
Nous connaissons la suite : les attentats, les minutes de silence bafouées dans les écoles, les contestations d’enseignement en constante augmentation, l’autocensure qui progresse chez les enseignants, les menaces de plus en plus nombreuses (900 professeurs menacés avec armes en un an, selon un rapport du Sénat sur les violences contre les enseignants. Six par jour ouvrable d’école !), dont celle, marquante, du proviseur du lycée Maurice-Ravel qui a entraîné sa mise en retrait, et, bien évidemment, les assassinats de professeurs, Samuel Paty et Dominique Bernard, par de jeunes islamistes.
Lucidité indispensable
Il serait faux de laisser penser que l’institution scolaire n’a pas réagi. Dès janvier 2002, à l’initiative d’Alain Seksig, Jack Lang créait un « Comité national de réflexion et de propositions sur la laïcité à l’école » qui préfigurait la commission Stasi installée par Jacques Chirac en 2003 et à l’origine de la loi du 15 mars 2004. Vinrent ensuite la Charte de la laïcité à l’école par Vincent Peillon et la création du référent laïcité par Najat Vallaud-Belkacem. Mais c’est Jean-Michel Blanquer qui déclencha, dès 2017, une réelle mobilisation autour de la défense de la laïcité et des valeurs de la République à l’école (création des équipes valeurs de la République, du Conseil des sages de la laïcité, du référent radicalité, mise en place d’un plan national de formation à destination de tous les personnels, nouvelle épreuve sur ces thèmes aux concours de recrutement des professeurs).
Il fut, pour cela, très attaqué par la gauche de la gauche, et notamment par des enseignants et des organisations enseignantes qui jugèrent que le ministre d’alors était obsédé par ces questions qui, selon eux, étaient stigmatisantes et périphériques. Ce sont les mêmes qui s’élevèrent contre la décision de Gabriel Attal qui interdit les abayas, doutant du bien-fondé de cette décision et allant parfois jusqu’à crier au « racisme et au sexisme ». Or, les contestations d’enseignement, les abayas, les menaces de mort et les assassinats font bien partie d’un tout qui est cohérent : l’islamisme, dont les cibles sont, à travers l’école, notre démocratie et notre République. Peu à peu il fait son lit, il gagne des esprits et s’immisce dans le quotidien et dans l’école. Il surfe sur un discours victimaire tout en cherchant à intimider.
Si nous ne voulons pas que la question se polarise aux extrêmes, si nous voulons préserver notre démocratie et mettre fin à cette peur qui gagne, au-delà des mesures nécessaires de sécurité, de régulation des réseaux sociaux, de formation des enseignants et de réarmement intellectuel de la République, il serait temps, pour la société dans son ensemble, de ne pas fuir le réel et d’accepter de voir ce que l’on voit.
Iannis Roder est directeur de l’Observatoire de l’éducation à la Fondation Jean-Jaurès. Il est également professeur d’histoire-géographie à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).