Et dans les mots du mercredi d’Emmanuel Godo, je lis son très beau commentaire de l’expression consacrée « auprès de Dieu », dans sa chronique intitulée « Le pain-parole ».
Notre Dieu, en effet, est aux cieux. Il n’est pas sur terre. Il ne règne pas sur le monde. Comme l’annonce le poète, tout le problème est d’être auprès de Lui. Sans avoir de réponse aux questions qui nous tarabustent. D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Pourquoi l’homme existe-t-il ? Pourquoi la terre a-t-elle été créée ? Comment ? Par quoi, par qui ? Pourquoi ? Et comme le demande le philosophe, pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Le départ de tout questionnement. L’origine de l’homme, du monde. Comment y a-t-il de la vie ? Quel est ce mécanisme incroyable qui régit le corps humain ? Jusqu’où est-il possible de le connaître ? Et pour reprendre un autre problème philosophique, la question de l’éthique est-elle la question fondamentale de l’homme ? Car en dehors de l’éthique, que pouvons-nous savoir du monde ? Pourquoi le ciel, la nature, la terre ? Pourquoi le mal autour de nous, qui envahit notre monde, ce monde créé pour que l’homme soit libre, et non pas pour que le mal y prospère – et pourtant le mal y prospère.
Auprès de Dieu, donc : non pas sous son règne. Dans cette distance essentielle à la condition humaine, la condition divine. Qui peut se vanter d’être avec Dieu ? Ceux qui disent le côtoyer ne sont-ils pas les plus abominables ? Plus on s’en rapproche, plus on se brûle. On peut voler, violer, tuer, en Son nom. On peut invoquer Son nom pour justifier les pires actions, et pour sonner le départ des croisades. On peut prétendre le connaître, entendre ses paroles, agir selon sa volonté, être à son image et à sa ressemblance, et agir pour le pire. En vérité, cette posture pompeuse, présomptueuse et ignorante de son ignorance est vaine.
Vanité des vanités ! Auprès de Dieu, c’est reconnaître ma différence, et ma distance par rapport à Lui. Plus je la nie, plus je me dénie. Auprès de Lui : c’est cet auprès qui signe ma finitude. Même pas assez proche pour l’entendre, car il ne parle pas. Et bien trop loin pour Le voir, car il est invisible. Personne ne peut Lui obéir, car il ne commande pas. Personne ne peut Lui désobéir, puisqu’Il ne punit pas. Ceux qui invoquent l’appel de Son nom se trompent ou mentent. Ils prétendent avoir la foi, alors que la foi n’est possible que par cette humilité qui Lui est consubstantielle. La foi est sans pouvoir, sans savoir, sans fondement. La foi est auprès : sans certitude. Elle est doute et questionnement. Elle est « pari », comme le dit Pascal. Et dans cette dimension de jeu, elle pourra se remettre en question, avec humour, avec distance, avec une philosophie propice à la réflexion profonde sur la condition humaine : comme le dit le philosophe, « qui veut faire l’ange fait la bête ».
« On a parfois du mal à concevoir et à admettre, mon Dieu, tout ce que tes créatures terrestres s’infligent les unes aux autres en ces temps déchaînés », écrit Etty Hillesum, dans son bouleversant Une vie bouleversée. « Mais je ne m’enferme pas pour autant dans ma chambre, mon Dieu, je continue à tout regarder en face, je ne me sauve devant rien, je cherche à comprendre et à disséquer les pires exactions, j’essaie toujours de retrouver la trace de l’homme dans sa nudité, sa fragilité, de cet homme bien souvent introuvable. Enseveli parmi les ruines monstrueuses de ses actes absurdes. … Je regarde ton monde au fond des yeux, mon Dieu, je ne fuis pas la réalité pour me réfugier dans de beaux rêves – je veux dire qu’il y a place pour de beaux rêves à côté de la plus cruelle réalité – et je m’entête à louer ta création, mon Dieu, en dépit de tout ! »
Et dans ces temps de tourmente où on lutte pour ne pas sombrer dans le désespoir existentiel, comment ne pas penser à la trajectoire d’Etty Hillesum, qui, telle Anne Frank, a écrit à Amsterdam, cachée et terrifiée, au temps du nazisme, et luttait pour ne pas sombrer, pour ne pas tomber à chaque pas, pour ne pas désespérer de l’homme, afin de ne pas désespérer de Dieu. Auprès de Dieu, ce n’est pas non plus être loin de Lui, malgré la tentation immense, presque irrésistible.
Etty Hillesum lutte pour être auprès de Dieu, et trouver la vie « dans sa profondeur insaisissable, étonnamment bonne » . Et sa quête la pousse vers une spiritualité singulièrement profonde puisqu’elle puise son être dans une forme de résistance : « Toi qui m’as tant enrichie, Dieu, permets-moi aussi de donner à pleines mains », écrit-elle. Comme si elle s’y était engagée justement parce que c’est le plus difficile, parce que c’est le moment où il est impossible d’avoir cette foi-là : celle qui lutte, vaillante, qui doute, qui parfois même renonce, mais réussit à force de volonté à vivre non pas sous Son règne, mais à rester auprès .
Eliette Abécassis