Pars, Abraham, enfuis-toi, déploie tes ailes et sors de chez toi. La chronique d’Éliette Abécassis du mardi 26 mars 2024.
Pars, Abraham, enfuis-toi, déploie tes ailes et sors de chez toi. Si ta société est remplie d’idoles, si après les avoir cassées tu t’enlises. Si tu veux apprendre et si tu as besoin de désapprendre, si tu veux découvrir la vérité, ou justement l’absence de vérité, si tu as besoin d’une autre vision du monde que celle qui te ramène aux statues figées dans la pierre, si tu en as marre d’entendre leurs mensonges, échafaudés un à un comme les temples qui leur sont dédiés, les ziggourats du néant, les bâtiments de l’imposture, lève-toi et marche.
Éloigne-toi. Prends le large. Prends ton bâton, non pas pour te battre : parfois il est trop tard, mais pour avancer. Il sera ta troisième jambe ; il sera ton appui, et ton point de chute. Carapate-toi, prends du recul, prends du temps, prends l’air, prends quelques affaires, ou ne prends rien, ne te leste pas pour te ralentir, n’hésite pas pour changer d’avis, ne t’encombre pas de valises, de sacs, de bagages qui contiennent les affaires que tu as déjà portées, les œuvres que tu connais par cœur, pars sans viatique, libre de tous côtés. Pars léger. Pars sans savoir où tu vas. Pars pour savoir qui tu es. Laisse derrière toi ton passé et cet avenir qui t’angoisse, ces souvenirs qui t’empêchent de vivre, oublie tes préjugés, efface tes certitudes, tes dogmes, ce qu’on t’a appris, ce qu’on te rabâche, ce qui fait que tu pars. Pars de bon cœur, de bonne heure, pars d’un bon pas, ne te retourne pas ! Cours ! de crainte d’être changé en statue, toi qui les as brisées.
Loin des légions, fais-toi ta propre religion. Ne regarde pas derrière toi, tu risquerais de revenir, de rentrer au bercail, de renoncer, de te trouver mille raisons de rester, et retrouver idoles et idolâtres, le magasin de ton père où tu as tout fracassé, le jour de ta colère. Pars, toi le rebelle, l’homme révolté, le révolutionnaire, profite de ton élan ravageur pour t’élancer vers d’autres cieux, où les étoiles brilleront, symboles de ta descendance, puisque en partant tu réinventes ta destinée. Pars, pour chasser de ton esprit les pensées ravageuses de ta société décadente, ses fausses croyances et ses vrais silences, cette hypocrisie qui te mine, cette politique qui te chagrine, cette folie qui t’entoure, la montée du pire, jusqu’à quand vas-tu la contempler, la supporter, l’admettre, jusqu’où t’incliner plus bas que terre, devant les faux prophètes, ces rois qui ne te protègent plus de rien, ces maisons qui ne t’abritent plus, ces magasins achalandés en idoles de tous noms, de toutes formes, de toutes dimensions.
Quitte ta ville, traverse la Babylonie, monte vers l’Euphrate, descends jusqu’au Nil, ainsi tu auras parcouru les civilisations, tu auras découvert d’autres réalités que la tienne, et tu auras vérifié certains dires par toi-même, tu te seras fait ton itinéraire personnel et tu sauras enfin où tu vas : vers cette terre promise qui se situe dans la région de Canaan, celle qui borde la mer, qui s’étend sur trois déserts, et qui remonte jusqu’au fleuve. Un long chemin t’attend, la foi seule te guide, et ta volonté de t’échapper de ce pays qui ne te ressemble plus, où tu ne te reconnais plus, pour arriver vers l’endroit où tu pourras t’établir, toi le nomade, toi qui n’as pas de maison, qui vis dans les tentes, qui te nourris de ce que tu trouves au fur et à mesure de tes pérégrinations ; toi le déraciné, l’homme sans identité, sans pays, sans peuple, tu seras enfin arrivé. Pars vers l’Orient pour ne plus être désorienté. Et si ce départ était plus qu’une fuite, une porte de sortie, une échappée belle ? Pars, pour trouver un sens à ta vie et découvrir que ce sens n’est autre que de rencontrer Dieu ailleurs que dans la pierre.
Pars : pour toi, pour te sauver, arrache-toi, force-toi à t’en aller, prends-toi par la main et avec ceux qui t’aiment, qui te suivent et te respectent, et guide-toi vers l’ailleurs, l’inconnu, l’incommensurable, que tu perçois derrière les dunes qui t’entourent de toute part. Pars vers l’aventure, aie la force de t’extirper de ton errance, la seule véritable, celle qui saisit ton quotidien, et toutes les habitudes que tu as contractées. Pour toi : c’est le plus difficile lorsque tu t’épanouis dans la générosité et le don, l’hospitalité et l’amour du prochain. Pour toi, le vide, le néant. Même si tu ne sais pas où tu vas, ni ce qui t’attend, ni pourquoi vraiment tu ressens ce besoin d’une nouvelle vie, à cet instant, pars quand tu penses qu’il est vital d’agir, qu’il n’est pas question de rester là, au fond de toi tu sais bien que tu ne te sens vivant qu’en rêvant d’un ailleurs possible, qu’en larguant les amarres, comme ce moment vertigineux où le bateau sort du port pour se jeter dans les flots, guidé par le vent, où la caravane chargée d’eau et de vivres s’élance seule dans le désert aride, cet instant magique et fugace où tu peux ressentir ce qu’est ta liberté, la seule qui te soit possible : celle de partir. Pars, pour être libre.
Éliette Abécassis