Né à Oran et exilé d’Algérie depuis 1961, le musicien n’a cessé de puiser dans les traditions de la musique juive du Maghreb pour nourrir un style original, fleuri et percutant.
Il aimait les calembours, le swing, la bonne humeur et l’Algérie multiple. Il y avait « laissé [s]es entrailles », après en être parti, en 1961, à la veille de l’indépendance. Rond, allègre, parfois grave, le pianiste et compositeur Maurice El Médioni avait inventé le « piano oriental ». Son style très mélangé, fleuri, fut l’une des pièces maîtresses de la chanson francarabe, genre judéo-arabe où excellaient Lili Boniche, Reinette l’Oranaise, Lili Labassi, Line Monty ou Blond-Blond, témoins privilégiés de l’apport de la culture juive dans les musiques du Maghreb.
Maurice El Médioni les avait tous accompagnés. Dans des styles dominés par l’oud, le mandole ou le violon, il avait imposé le piano et des accents venus d’ailleurs, apportant, disait-il, « de la modernité » : « J’ai toujours improvisé. Et tout ce qui était lent dans l’arabo-andalou se transformait en guaracha. »
Né le 18 octobre 1928 à Oran, Maurice El Médioni est mort le 25 mars 2024 en Israël. Il était âgé de 95 ans. Durant une carrière menée depuis l’avant-guerre, entrecoupée de longs retraits, le musicien a accompagné l’épopée des juifs maghrébins débarqués en France avec les pieds-noirs chassés par la guerre d’Algérie. Précis, il affectionnait les nuances de l’héritage musical nord-africain. Cheikh Raymond Leyris et son élève Enrico Macias venaient de Constantine : « Rien à voir, au point de vue musical », affirmait l’enfant d’Oran.
Porteuse d’un riche métissage, Oran fut, par exemple, le berceau du raï des campagnes, dominé par les airs gutturaux de Cheikha Rimitti, qui flirtait volontiers avec le francarabe, mélange de français et d’arabe dialectal. De ce bouillonnement Maurice El Médioni créa son style percutant. Line Monty en admirait la façon « de jouer en force avec les deux mains ».
« Comme si j’étais né dedans »
Maurice El Médioni était le neveu de Saoud l’Oranais (Messaoud El Médioni), violoniste virtuose du style hawzi. Compositeur, mentor de Reinette l’Oranaise, il avait ouvert un café au Derb, le quartier juif d’Oran, avec son frère, père de Maurice. Saoud l’Oranais fut arrêté à Marseille en 1943 et mourut en déportation au camp de Sobibor, en Pologne. « Mais la musique ne m’est pas venue par lui, expliquait Maurice El Médioni. Mon père était mort en 1935, j’avais 7 ans, et nous étions quatre enfants élevés par une mère aux maigres ressources. Un jour, mon frère aîné est revenu des puces avec un vieux piano. Ça a été le plus beau jour de ma vie. Moi, j’adorais chanter : Tino Rossi, mais aussi Trenet, La Romance de Paris, Je chante… » Difficile, le piano ? Pas du tout. « J’ai appris en une semaine. Il y avait une relation absolue entre mes doigts et mon cerveau. »
Le 8 novembre 1942, les Alliés débarquent en Afrique du Nord. « Comme j’étais dégourdi, je me suis infiltré dans les Red Cross, les American Bars… » Les soldats noirs jouent du boogie-woogie, du blues. Les Texans, de la country. D’autres, des airs militaires. Les Latinos, des rumbas. Maurice est un petit filou de 14 balais qui retient tout, imite tout et adore les fêtes. « Je jouais de la rumba swinguée comme si j’étais né dedans », disait-il. En 1945, les Américains s’en vont, Maurice et son piano alignent Glenn Miller, Duke Ellington, les cubanités de Xavier Cugat. « Un jour, je joue au Café Salvat. Passent trois Maghrébins, des musiciens de rue avec derbouka, tambourin. Le soir, on joue ensemble. En quelques minutes le bar est bourré, la musique arabe vient de se marier avec le jazz et le cha-cha-cha ! »
Tout au long de sa vie, parallèlement à sa carrière artistique, Maurice El Médioni exerça la profession de tailleur. En 1961, il quitte son pays pour Israël. « L’Algérie était à feu et à sang. J’avais peur pour mes enfants et moi-même. Je ne voulais pas venir en France, car nous redoutions que n’y éclate une guerre civile. Mais je n’ai pas pu m’acclimater alors en Israël. » Il s’installe très rapidement à Paris. Il joue dans les fêtes algéro-pieds-noires, les bar-mitsva, les mariages.
Le truculent « Oran Oran »
Après six ans de grisaille, le pianiste renonce à la musique, part vers la « grande bleue ». « Je voulais me rapprocher de mon climat méditerranéen. J’ai ouvert un commerce de vêtements masculins avec mon frère aîné à Marseille, sur la Canebière. » Line Monty le rappelle pour chacun de ses galas parisiens.
En 1990, un producteur de disques, Michel Lévy, et un programmateur de spectacles, Francis Falceto, sortent nos héros algériens du placard, en publiant une précieuse collection d’albums, « Trésors de la chanson judéo-arabe » (distribution Mélodie). Maurice El Médioni publie son premier album solo en 1994, Café Oran, avec les Klezmatics. « Depuis, je me suis spécialisé », argumentait le musicien soudain sérieux. En quoi ? « Dans les concerts. » A Paris, au New Morning ; à Vienne, en Autriche, Salle Mozart ; à Marseille, en plein air, au Panier, etc. En 2006, il publie Maurice El Médioni Meets Roberto Rodriguez. Descarga Oriental, des sessions new-yorkaises avec des musiciens latinos où il revisitait son répertoire, commençant par l’un de ses plus fameux classiques, le truculent Oran-Oran.
Maurice El Médioni a longtemps rêvé de « retrouver une fraternité entre Juifs et Arabes ». Il a touché cet idéal du doigt en rejoignant sur scène le collectif El Gusto, ensemble de musiciens vétérans juifs et musulmans d’Algérie, enfin réunis à l’occasion d’un documentaire sorti en 2011, et réalisé par Safinez Bousbia. Le film est suivi par une série de concerts ardents, mêlant chaabi et francarabe, commémorations joyeuses et bouillonnantes d’un eldorado à jamais perdu. Quelques mois plus tard, Maurice El Médioni est victime d’un accident vasculaire cérébral, alors qu’il jouait au festival Nuits du Sud, à Vence (Alpes-Maritimes). Maurice El Médioni était ensuite reparti vivre en Israël.