Fasciné par un judaïsme messianique et se prenant pour Moïse, le président catholique s’en remet au spiritisme pour consulter son principal conseiller : Conan, un chien décédé il y a six ans !
A Buenos Aires, l’excentrique personnage est alors considéré, au choix, comme un bouffon ou un fou. Mais pas par Julio Goldestein, un ami de confession juive, qui insiste pour lui présenter son rabbin. « Ils ont parlé longuement, puis la conversation s’est transformée en une réunion kabbalistique, a raconté Goldestein au quotidien espagnol El Pais. Le rabbin a dit à Javier qu’il dirigerait un jour un mouvement de libération en Argentine. Il en est sorti bouleversé. » Dès lors, Milei, catholique pratiquant, se met à étudier la Torah auprès de Wahnish. Presque simultanément, il fait une entrée fracassante dans l’arène politique de ce pays de 45 millions d’âmes. Les deux événements sontils liés ? Peut-être.
Javier Milei se prend pour Moïse
Un mois après, en tout cas, en juillet 2021, il crée son parti, La Liberté avance. Quatre mois plus tard, le voici élu député au Congrès. Il ne lui faudra que deux ans de plus pour entrer à la Casa Rosada, le palais présidentiel. Le discours qu’il prononce pour son investiture, le 10 décembre 2023, ressemble curieusement à celui d’un rabbin. « Ce n’est pas une coïncidence si cette inauguration présidentielle a lieu pendant Hanoukka, la fête de la lumière, qui célèbre l’essence même de la liberté, proclame-t-il. La guerre des Macchabées [NDLR : la famille juive qui résista à la politique d’hellénisation des Séleucides au iie siècle avant Jésus-Christ] est le symbole du triomphe des faibles sur les puissants, des quelques-uns sur les nombreux, de la lumière sur l’obscurité et surtout de la vérité sur le mensonge ! »
Président ? Pas suffisant pour lui : Milei se prend littéralement pour Moïse. Le 8 février, lorsque les députés bloquent son projet de loi « omnibus » – qui prévoit hausses d’impôts, privatisations, mais aussi de lui confier les pleins pouvoirs dans plusieurs domaines clés –, Milei choisit de torpiller préventivement son texte moribond. Il injurie au passage les parlementaires et publie sur les réseaux sociaux un extrait de l’Exode – en hébreu ! Aussitôt rabbins et talmudistes sont convoqués dans les médias pour faire l’exégèse de la parole présidentielle. « En évoquant Moïse revenant du mont Sinaï, Milei faisait en réalité allusion à son voyage en Israël », expliquent-ils. Et lorsque « Moïse-Milei » a découvert que les Hébreux (en fait, les députés) avaient, durant son absence, commencé à adorer une autre idole que sa loi omnibus, il a, fou de rage, brisé les Tables de la Loi sur un rocher.
Une religion mystérieuse : l’adoration de Conan
Mais le judaïsme n’est que la partie visible – et socialement acceptable – de la pratique religieuse présidentielle, où l’ésotérisme le dispute à la science-fiction. Dans El Loco (« le fou »), titre de sa biographie de Milei, le journaliste Juan Luis Gonzalez explique qu’au commencement de tout, il y a son chien : Conan. Milei le considère comme son fils au point de l’appeler… Conan Milei. Lorsque le molosse de plus de 70 kilos tombe gravement malade, l’économiste décide de communiquer avec son animal agonisant. Il fait alors appel à une médium spécialisée dans la communication interespèces. Les premières séances impressionnent tellement Milei qu’il recommande sa médium à certains amis proches, tout en leur défendant d’en parler à quiconque, de peur qu’on le « prenne pour un fou ».
Ainsi Milei et sa sœur Karina (qui aurait appris à établir elle-même la « connexion ») sont-ils les deux adeptes d’une religion mystérieuse : l’adoration de Conan, qui, après sa mort, aurait acquis le statut de divinité. Il ne faut pas minimiser l’influence du quadrupède décédé. C’est lui qui, écrit Gonzalez, aurait confié à son maître depuis l’au-delà la « mission » de convertir l’Argentine au libertarianisme. Dans un article économique datant de 2014, Milei remercie déjà longuement « Conan Milei » de lui avoir permis de « repousser les limites du possible » pour lui permettre de s’aventurer « dans l’impossible, et bien plus loin encore ».Visiblement désemparé par la perte de son meilleur conseiller, l’économiste repousse effectivement « les limites du possible ».
En 2018, quelques mois après la disparition de son fidèle compagnon, Milei apparaît avec quatre chiots, tous clonés aux Etats-Unis à partir du génome de Conan. Plusieurs témoins indiquent que, pour Milei, cette portée de clones est la réincarnation canine de ses économistes préférés. Il les baptise donc « Murray », « Milton », « Robert » et « Lucas » en référence à Murray Rothbard, Milton Friedman et Robert Lucas Jr. Le premier est un libertarien de l’école autrichienne, les deux autres représentent celle de Chicago, ultralibérale. Il paraît que le président communique régulièrement avec ses conseillers sur pattes dont chacun aurait un champ d’expertise : l’économie pour l’un, la politique pour un autre… Selon le biographe Juan Luis Gonzalez, il n’est pas rare que, pendant une réunion, Milei demande le silence, puis déclare : « C’est bon, j’ai parlé avec Rothbard : il pense que c’est une bonne idée. »
Milei n’en démord pas : il faut laisser la place aux chiens
« La presse du monde entier s’en amuse mais, malheureusement, Conan, les clones et tout ça, c’est très sérieux », soupire l’anthropologue et spécialiste des questions religieuses Alejandro Frigerio, qui oscille entre désespoir et fascination. De son côté, le financier et influenceur Carlos Maslaton, qui fut proche de Milei avant de s’en éloigner, raconte avoir assisté à une scène hallucinante. Voilà deux ans, il se rend à la présentation du livre de Milei, El Camino del libertario (« le chemin du libertarien »), lors du Salon du livre de la capitale. Il s’installe au premier rang mais Milei lui explique que les places sont prises : « Il fallait laisser la place aux chiens… Les quatre chaises sont restées vides pendant toute la durée de la conférence. »
Karina n’est pas seulement la prêtresse du culte à Conan, elle est aussi la réincarnation du prophète le plus important de la religion juive. « Karina, c’est Moïse, je ne suis qu’un divulgateur », déclare modestement Milei, en larmes, en direct à la télévision pendant la campagne. Finalement, c’est elle, Moïse, pas lui… Milei n’en démord pas. Il l’a dit à de nombreux entrepreneurs argentins. Et il l’a répété au président ukrainien, Volodymyr Zelensky, de confession juive, lors de son investiture présidentielle, en décembre à Buenos Aires. Personne ne peut prétendre avoir totalement compris la pensée du mystique président. Seule certitude : le destin de l’Argentine se trouve entre les mains de Javier, Karina et Conan Milei et d’une portée de clones. Reste à savoir où cette équipe de choc mènera le pays, déjà au bord de l’apocalypse économique.
Par Louise André-Williams (à Buenos Aires)