La poussée antisémite qui a suivi l’attaque du Hamas sidère nos voisins d’outre-Manche et remet en cause le modèle communautariste anglais.
La devanture rouge vif du kebab Salah’s tranche avec la grisaille des maisons en brique de Leeds Road, à Brafdord (Yorkshire de l’Ouest), dans le nord de l’Angleterre. Au menu, cheeseburger, cuisses de poulet, frites… mais pas de Coca-Cola. En février, le commerce a été attaqué par un groupe de militants propalestiniens et ses vitres ont été brisées au prétexte qu’il vendait la boisson de la compagnie américaine, qui exploiterait une usine dans une colonie israélienne. Derrière le comptoir, l’un des employés, qui refuse de donner son nom, semble encore effrayé par la violence de l’assaut. « Les vitres ont été réparées. Je me sens en sécurité, car la police surveille les lieux », répond-il du bout des lèvres. Il assure que Salah’s ne vend pas de Coca et promet de donner plus d’informations par mail – il n’en fera rien.
Un peu plus loin sur Leeds Road, Andrew, 60 ans, vendeur dans une station-service, incite à la prudence le curieux osant s’aventurer dans les parages. « Il y a beaucoup de drogue ici », confie-t-il d’un air entendu. Et des soutiens à Israël ? « Non, il faudrait être stupide », répond-il dans un éclat de rire. Les marques de solidarité avec la Palestine, sous forme d’autocollants apposés sur les vitres des magasins, parsèment Bradford. Ancien haut lieu du secteur du textile, la ville, surnommée « le Bradistan » en raison de la présence d’une grande communauté pakistanaise, illustre les failles du multiculturalisme à la britannique. L’ancien député de Bradford n’est autre que l’agitateur George Galloway, qui a remporté en mars une élection législative partielle à Rochdale (Grand Manchester), qu’il a présentée comme un « référendum pour Gaza ».
La poussée de l’antisémitisme sidère nos pondérés voisins d’outre-Manche, fiers de leur modèle inclusif et de leur tradition de tolérance. En 2023, plus de 4 000 actes antisémites ont été documentés au Royaume-Uni, une hausse de 147 % par rapport à l’année précédente, selon le Community Security Trust (CST), une organisation chargée de relever les actes antisémites et de protéger les écoles et lieux de culte juifs. On en déplore 416 la semaine suivant les attaques, avant la riposte israélienne. Ce sont les pires statistiques depuis que le CST a commencé à recenser les actes antisémites, il y a quarante ans. La capitale britannique, réputée pour son cosmopolitisme et son ouverture au monde, n’est pas épargnée par ce fléau. Sarah Sackman, candidate du Labour aux prochaines élections législatives dans la circonscription de Finchley et Golders Green, qui abrite une importante communauté juive, témoigne : « J’ai des amis qui ont peur de porter une kippa dans les transports en commun ou de laisser leurs enfants porter les uniformes des écoles juives. Sur les campus, les attaques envers les associations juives et les rabbins ont été choquantes et inacceptables. »
Les exemples abondent. C’est ce graffiti « Gaza », en novembre sur le mur de la Wiener Holocaust Library, une bibliothèque et un centre de recherche consacrée à la Shoah, à Russell Square, au cœur de la ville. Cet homme agressé dans le quartier de Wembley par un groupe qui lui demande s’il est juif avant de le frapper. Ces éditeurs britanniques refusant, selon un agent littéraire cité par le Daily Telegraph, de publier des auteurs juifs en raison de leur confession…
Les mutations de la haine antijuive
« Avant le 7 octobre, il y avait des contrôles à l’entrée mais ils n’étaient pas aussi poussés, ce n’était pas comme à l’aéroport », affirme Daniel Sugarman. Ce trentenaire à la fine moustache, à la voix douce et aux mots choisis, dirige les affaires publiques du Board of Deputies of British Jews, la plus grande organisation communautaire juive du pays. Des fenêtres de la cafétéria où il est attablé, dans le Jewish Community Centre de Finchley Road, un paisible quartier du nord de Londres – maisons en brique rouge, familles rentrant de l’école et terrains de sport –, on peut voir les vigiles fouiller les visiteurs, à deux pas d’une nuée de cadenas accrochés à la rambarde en hommage aux victimes du Hamas. « Chaque fois qu’Israël a riposté aux attaques du Hamas ou du Hezbollah au cours des dernières décennies, il y a eu une montée de l’antisémitisme. Mais l’ampleur de la hausse est sans précédent », confie Daniel Sugarman.
La flambée révèle au grand jour les mutations de la haine antijuive. « Nous avons assisté à l’émergence, comme ailleurs, d’un nouvel antisémitisme, dans lequel se rejoignent l’extrême gauche et des membres de la communauté musulmane. Il se cristallise sur la question de Gaza mais exprime aussi une hostilité au capitalisme et une frustration devant le statu quo », analyse Josh Glancy, journaliste au Sunday Times et auteur d’une chronique mensuelle pour le site Jewish News.
Le rôle historique de l’Angleterre
La frontière est parfois ténue entre l’antisémitisme et la haine d’Israël. Le mot « sioniste », utilisé comme une insulte, s’identifie parfois avec le Juif lui-même. « On peut bien sûr critiquer le sionisme en tant que concept ou théorie. Mais, dans certains cas, le mot a une connotation raciste », déplore Danielle Bett, directrice de la communication de Yachad UK, une organisation juive qui plaide pour une résolution politique du conflit israélo-palestinien. Le rôle historique joué par le pays dans la tragédie proche-orientale avive les tensions. Le 9 mars, à Cambridge, une militante du groupe Palestine Action a tagué et lacéré un portrait de lord Balfour, le ministre britannique des Affaires étrangères ayant exprimé, en 1917, le soutien du Royaume-Uni à l’établissement d’un « foyer national juif » en Palestine. Au cœur des débats, les manifestations propalestiniennes récurrentes le week-end à Londres, tout près des blanches demeures victoriennes et des restaurants branchés qui bordent la Tamise. Celle du 11 novembre 2023 aurait réuni 300 000 personnes.
Ce même mois, Suella Braverman, alors ministre de l’Intérieur, a qualifié les rassemblements propalestiniens de « marches de la haine ». Opposée à la tenue d’une de ces manifestations, contre l’avis de la police, elle a été limogée par le Premier ministre, Rishi Sunak. Début mars 2024, Robin Simcox, conseiller du gouvernement en matière de terrorisme, a renchéri en affirmant que la capitale était devenue une « no-go zone » pour les Juifs chaque week-end. Le climat est pesant pour la communauté juive. « Ce qui m’a le plus frappé, c’est le nombre de personnes chaque samedi dans les rues qui brandissent des drapeaux palestiniens en chantant “From the River to the Sea” [« Du fleuve à la mer », slogan faisant référence à un territoire palestinien allant du Jourdain à la Méditerranée, NDLR]ou des pancartes du style “Zionism is Nazism”, et évidemment l’absence totale de condamnation du Hamas et même de la moindre mention des otages », témoigne Mathias, 32 ans, directeur commercial dans une boulangerie.
Un slogan antisémite ?
Difficile, à vrai dire, de savoir dans quelle mesure l’antisémitisme motive les manifestants. Ce samedi 16 mars, un rassemblement suivi d’une marche a lieu devant la mosquée de Greenwich, dans l’est de Londres, à l’initiative du Palestine Solidarity Campaign (PSC). Chez les participants, une indignation sincère devant le martyre des Palestiniens. Keffieh autour du cou, Khalid, 44 ans, fulmine. « C’est la première fois qu’un génocide a lieu sous nos yeux et est documenté. Je n’arrive pas à croire que nos responsables politiques ne montrent pas d’empathie. Je ne parle pas du contexte, je ne parle pas du futur, je parle du présent : il faut arrêter le massacre. » Une marche pacifique ? « Bien sûr ! » Professeur de français dans le quartier, Kouro, 48 ans, réclame un « cessez-le-feu et le droit de vivre en paix pour les deux États. Je ne suis pas d’accord avec ce qu’a fait le Hamas, mais il faut remonter à la cause : les soixante-quinze ans d’occupation. »
Et les pancartes « From the River to the Sea » brandies par des manifestants ? « Je ne connais pas l’histoire de ce slogan, élude-t-elle. Mais je pense que ceux qui l’utilisent n’ont pas d’intentions antisémites. » Pour Dave Rich, directeur des politiques au Community Security Trust et auteur de The Left’s Jewish Problem (2016, non traduit), « beaucoup de Juifs y voient un appel à l’éradication d’Israël et son remplacement par une entité différente. C’est aussi le sens que lui donne le Hamas, et nous avons vu le 7 octobre qu’il essayait d’en faire une réalité en employant une violence extrême contre les civils israéliens. Sur ces fondements, il est raisonnable d’interpréter ce slogan comme antisémite ». Deux des dirigeants de PSC ont rencontré des membres du Hamas en 2012. Muhammad Sawalha, un fondateur de la Muslim Association of Britain (MAB) – autre association à l’origine de ces rassemblements –, est un ancien dirigeant du mouvement islamiste palestinien.
L’héritage de Jeremy Corbyn
Si Rishi Sunak et Keir Starmer, le leader de l’opposition, soutiennent la lutte contre l’antisémitisme, le problème embarrasse la gauche. La travailliste Sarah Sackman plaide, au-delà des moyens financiers consacrés à la protection des Juifs afin de faire respecter la loi, pour un « changement culturel ». « Surtout, ajoute la candidate, nos dirigeants doivent bâtir des passerelles. Hier soir, j’ai assisté au repas d’iftar dans la synagogue d’Alyth, à Golders Green, où juifs et musulmans ont rompu le jeûne ensemble. C’est une réponse puissante à ceux qui veulent diviser nos communautés. Si la haine existe au Royaume-Uni, la majorité est pacifique et soucieuse de liberté, de prospérité et de respect. » Discours irénique ou solution aux maux du pays ?
L’héritage de Jeremy Corbyn ex-dirigeant du Labour (2015-2020) suspendu par son parti après la publication d’un rapport prouvant sa complaisance envers l’antisémitisme, est-il vraiment effacé ? « Keir Starmer a réussi à repousser à nouveau l’antisémitisme aux marges du parti. Le Labour a radicalement changé depuis les années Corbyn. Cependant, plus largement, l’antisémitisme reste très présent à gauche, dans les syndicats, les universités et sur Internet », constate Dave Rich.
Selon Josh Glancy, les rassemblements en faveur de Gaza « incitent à se demander comment notre vie politique va fonctionner alors que la population compte des millions de personnes qui n’ont pas les mêmes préoccupations que le reste du pays. L’enjeu, c’est de faire vivre en harmonie des communautés dont les priorités sont parfois différentes. » Son confrère Jake Wallis Simons nuance : « Le problème ne concerne pas tant la culture britannique que la masse d’immigrés accueillie par le pays depuis les années Tony Blair (1997-2007) [2,2 millions supplémentaires entre 1997 et 2010, NDLR]. N’importe quelle société aurait du mal à faire face à un tel afflux. » Confronté aux tensions observées après le 7 octobre, dont une explosion des actes « islamophobes » (une hausse de 337 % depuis le 7 octobre, selon l’association Tell Mama), le pouvoir élargit sa définition de l’extrémisme à « la promotion ou l’avancement d’une idéologie ». Le but : priver les associations concernées de financements publics et de liens avec le gouvernement ou avec ses agents. Responsable du projet, Michael Gove, le secrétaire d’État chargé des Communautés, vise notamment la MAB.
Le fatalisme l’emporte
La remise en question demeure toutefois timide. « Bien sûr, l’extrémisme est un problème, certaines zones sont isolées et coupées du reste du pays, avec un haut niveau de chômage. Mais, dans l’ensemble, le Royaume-Uni reste très tolérant », nuance Jake Wallis Simons. Une ouverture symbolisée par l’accession à Downing Street de l’hindou Rishi Sunak, fils d’immigrés indiens. Le fatalisme paraît l’emporter dans la communauté juive, en attendant des jours meilleurs. « Cette résurgence de l’antisémitisme provoque de l’inquiétude et de l’anxiété, mais les Juifs ne vont pas pour autant quitter le pays. Ils ne sont pas confrontés à une menace existentielle », tempère Daniel Sugarman. Josh Glancy abonde : « Même si, à l’évidence, l’atmosphère a changé, le Royaume-Uni reste un endroit dans lequel il fait bon vivre pour les Juifs depuis les grandes vagues d’immigration des années 1880. »
Mais le pays sait-il vraiment où il va ? Une marche antiraciste, organisée le 16 mars aux abords de Westminster, donne la mesure de la confusion des esprits. Au son d’un tube de Bob Marley, les manifestants, souvent très jeunes, brandissent des pancartes contre l’antisémitisme et l’islamophobie, pour une Palestine allant de la rivière à la mer ou encore l’accueil inconditionnel des réfugiés. Un joyeux fourre-tout qui confirme que quelque chose ne tourne pas rond dans le royaume d’Albion.