La chronique d’Éliette Abécassis du mardi 12 mars 2024. Jésus a dit : « Le shabbat est fait pour l’homme, et non pas l’homme pour le shabbat » (1).
Le shabbat, quatrième commandement, est le point d’orgue de la semaine, où l’on se repose et l’on se consacre à la prière, à la famille et aux amis, sans transformer le monde. Comme le dit l’Exode 20, 8-11 : « Souviens-toi du jour du repos, pour le sanctifier. Tu travailleras six jours, et tu feras tout ton ouvrage. Mais le septième jour est le jour du repos de l’Éternel, ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni l’étranger qui est dans tes portes. Car en six jours l’Éternel a fait les cieux, la terre et la mer, et tout ce qui y est contenu, et il s’est reposé le septième jour : c’est pourquoi l’Éternel a béni le jour du repos et l’a sanctifié. »
Le jour du shabbat, on n’a pas le droit de cuisiner, d’allumer la lumière, ni de travailler. Ce jour saint, dont vient le dimanche pour les chrétiens, est le jour supérieur de la paix de l’âme et de l’esprit. C’est aussi le moment où la famille se retrouve. Il commence par l’allumage des deux bougies, symboles du shabbat. Puis viennent la prière et le repas du soir, avec le vin et les deux pains, sur la table dressée, recouverte d’une nappe blanche. Le samedi a lieu une prière où l’on procède à la lecture de la Torah, avant d’écouter le sermon du rabbin.
Ce shabbat, à la synagogue, nous avons eu la joie et l’honneur d’entendre les paroles du grand rabbin Gilles Bernheim. Dans son commentaire de la péricope, il a expliqué que ce que l’on appelle le « repos de Dieu » n’a rien à voir avec le repos de l’homme, car quel besoin Dieu aurait-il de se reposer, même après la création du monde ? Cette cessation est en fait le symbole de son retrait du monde, afin que l’homme soit libre, et donc pleinement humain. Tel est le sens métaphysique profond du shabbat. De fait, pendant un jour entier, l’homme prend le temps de se consacrer à l’autre. En ce sens, le shabbat est fait pour l’homme, et non pas l’homme pour le shabbat : pour organiser les conditions de la vie en commun, avec les autres, d’une façon privilégiée. Donc il s’arrête d’allumer la lumière, de répondre au téléphone, de prendre la voiture, d’actionner l’électricité, de voyager, d’écrire, de faire des achats, bref de transformer un objet d’un état à un autre. Pour une fois, la vie n’est pas rythmée par la sonnerie du téléphone portable, qui me rappelle sans cesse au monde.
Pour que le temps s’arrête, pour que son espace ne soit pas perturbé, il faut l’organiser. Se placer en dehors du monde économique, social, professionnel, et d’une façon radicale, couper les portables, les ordinateurs, pour s’installer dans le monde du sens, l’habiter, sans être entre deux feux, deux appels, trois SMS, un groupe WhatsApp… Dans la modernité, nous ne sommes jamais là où nous sommes. Faire une retraite spirituelle, faire de sa maison un sanctuaire, un espace sacré, un temple, de sa table un festin, est un luxe qui se prépare et qui permet, en un sens, de sauver son âme. Ce jour où je ne suis pas « joignable », je suis entièrement à ce que je fais – lire, déjeuner en famille ou avec des amis, parler, être avec les gens que j’aime –, je ne me consacre à rien, ni aux courses, ni à la cuisine, ni au travail. Je m’arrête, je marque une pause, je romps le cours du temps et son accélération qui est devenue notre servitude… Et pendant un jour, tout se fige. En étant constamment connectés au monde extérieur par mail ou téléphone portable, nous ne nous retrouvons jamais face à nous-mêmes, à ne rien faire, dans une chambre à soi, à penser, à prendre du recul, à faire en sorte que le temps s’arrête.
Les enfants, eux aussi, le vivent, dans la contrainte et la joie. Ils se retrouvent ensemble, se prêtent aux conversations, se remettent à jouer aux jeux de société, à déjeuner longtemps, et parfois, à lire. À se promener, sans but précis. Un jour sans portable leur permet de soigner leur addiction et de retrouver une forme d’humanité. Ils respirent, ils revivent, ils reviennent. Ils retrouvent la maison. Ils sortent du monde de la consommation, ils cessent d’être objets de convoitise du capitalisme spéculaire. Se réveiller, s’endormir, sans avoir regardé son portable : qui le ferait aujourd’hui, sans le shabbat ? Le dernier contact avant la nuit est humain, le premier aussi. Les enfants, le travail, les mille nécessités du quotidien sont autant de pressions qui nous dévorent et font de notre existence une succession de moments sans repos, sans arrêt, sans soupir. Je travaille, je gagne de l’argent, je peine, je recommence : chaque jour, il faut gagner sa vie. Comme l’a également dit Jésus, « qui veut sauver sa vie la perdra » (2). Cette phrase définit selon moi, le sens même du shabbat.
(1) Marc 2, 23-28.
(2) Luc 17, 33.
Eliette Abécassis