Pour la philosophe Perrine Simon-Nahum, la hausse de l’antisémitisme à la suite de l’attaque du 7 octobre fait écho au malaise identitaire qui affecte la démocratie française.
Selon un rapport du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) publié le 24 janvier dernier, le nombre d’actes antisémites en France a explosé après l’attaque terroriste du Hamas en Israël, le 7 octobre 2023. Pour Perrine Simon-Nahum, directrice de recherche au CNRS et directrice du département de philosophie de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, cela ne fait que révéler la permanence de la haine des juifs. Dans son essai La Nouvelle Causalité diabolique*, paru aux Editions de l’Observatoire, l’historienne et philosophe décèle dans l’antisémitisme « une des clés d’entrée dans la crise actuelle des démocraties ».
L’Express : Après l’horreur de la Shoah, l’antisémitisme aurait dû se voir reléguer à des temps anciens. L’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre 2023 est un rappel brutal à la réalité ?
Perrine Simon-Nahum : Le 7 octobre marque une rupture du point de vue de l’expression de la violence. Ce qui est nouveau, c’est non pas la nature juive des victimes, mais la manière dont les assassins, équipés de GoPro, ont fait de la violence un argument politique. Là où les nazis avaient caché l’extermination, les assassins du Hamas ont filmé leur massacre et fait circuler les images sur les réseaux. En réalité, l’antisémitisme n’a jamais disparu, car il pose depuis la nuit des temps la question de l’Autre. Le juif n’est en effet jamais ni tout à fait le même, identique à soi, ni tout à fait l’Autre. Cette incapacité à l’assigner à une identité fixe a conduit jusqu’à aujourd’hui à l’assimiler à la figure du diable, capable d’épouser plusieurs identités à la fois.
Ainsi, contrairement à l’usage historiographique, lequel consiste à distinguer l’antijudaïsme, [qui a perduré] de l’Antiquité jusqu’au XIXᵉ siècle, et l’antisémitisme, apparu dans l’Europe des années 1870, je me range au côté de l’historien Léon Poliakov, qui estimait au contraire qu’il existait une continuité entre ces deux formes de haine du juif. C’est ce que j’appelle la « nouvelle causalité diabolique ».
Selon vous, la résurgence de l’antisémitisme est inséparable de la crise que traversent les démocraties occidentales.
L’antisémitisme est une des clés d’entrée dans la crise actuelle des démocraties. Il est l’expression du défi majeur que rencontrent aujourd’hui nos démocraties, qui est le défi de l’identité. La sociologue Dominique Schnapper rappelle que lorsque les juifs sont attaqués, lorsque leur existence est mise en cause, le danger n’est jamais loin pour les institutions démocratiques elles-mêmes. On voit apparaître depuis une dizaine d’années une philosophie différentialiste qui prend notamment les traits du « wokisme » et s’en prend à la démocratie. Or, une chose est frappante, c’est le fait que ceux qui dénoncent le patriarcat, critiquent le capitalisme et se retrouvent dans les idées décoloniales ont un ennemi commun : le juif. Identifié à l’Etat d’Israël, il se trouve dénoncé, même s’il vit en diaspora, comme porte-drapeau d’un Etat colonial. Ce qui est une ignorance de l’Histoire, dans la mesure où l’Etat d’Israël s’est précisément constitué contre le colonisateur britannique.
Je suis profondément choquée, par exemple, qu’aucun des mouvements qui se réclament du féminisme radical n’ait trouvé bon de dénoncer les exactions commises contre les femmes lors de l’attaque du 7 octobre. Est-ce à dire que, quand il s’agit de femmes juives – et non pas israéliennes, notons-le –, le pire, les viols, la torture, l’éventration de femmes enceintes, la décapitation de fœtus, tout cela est légitime ? Les démocrates et les Occidentaux en général ne doivent pas se tromper : si les attaques du 7 octobre ont visé Israël, c’est bien parce qu’il incarne, aux yeux des partisans d’un islam fondamentaliste et autoritaire, les valeurs universalistes sur lesquelles repose notre culture occidentale.
Si, à l’extérieur des démocraties, le point d’ancrage de ces attaques est l’existence de l’Etat d’Israël, à l’intérieur, c’est la présence des juifs. Telle est la raison pour laquelle les étudiants des universités de l’Ivy League [NDLR : nom donné à huit universités privées américaines qui font partie des plus anciennes et prestigieuses du pays] ont pu réclamer l’élimination de leurs condisciples juifs sans que cela ne suscite une indignation générale.
Comment cette logique identitaire, propre au contexte anglo-saxon, a-t-elle pu s’exporter en France, pays de l’universalisme ?
Par un effet boomerang, comme c’est souvent le cas entre la philosophie occidentale et celle d’outre-Atlantique. La philosophie de la déconstruction, progressiste dans son essence, s’est trouvée progressivement réinterprétée sur les campus américains au prisme de l’identité, pour se transformer en un nouvel ordre moral sous couvert de « politiques identitaires » [NDLR : « identity politics »] ou de wokisme. Cette idéologie proprement américaine s’exporte aujourd’hui sur nos campus par le biais d’un certain nombre d’intellectuels qui s’en réclament, appliquant à la France les éléments d’une histoire raciale qui n’a pas de sens chez nous.
En France, ses réinterprétations se sont focalisées sur l’histoire du colonialisme et la mauvaise conscience, née notamment de la guerre d’Algérie, qui continuent de jouer un rôle déterminant dans la manière dont politiques et intellectuels abordent la question de la présence des immigrés sur notre sol. L’incapacité de mettre les mots justes sur notre propre histoire, l’euphémisation des discours, la victimisation des populations issues de l’immigration ont abouti à laisser le champ libre dans les quartiers aux représentants d’un fondamentalisme islamique qui ont pris en charge l’organisation sociale et diffusent un islam rigoriste comme idéologie dominante.
A cela s’ajoute, pour des raisons liées à la démographie et à l’urbanisme, le fait qu’une partie de la gauche, à la recherche d’un nouveau prolétariat après l’effondrement de l’idéal communiste, s’est emparée de ce malaise. Dans leur désir d’être élus et d’accéder au pouvoir, on voit depuis plusieurs années les leaders de la gauche radicale, comme Jean-Luc Mélenchon, prêts à toutes sortes d’accommodements au détriment du fonctionnement de notre démocratie.
Comment expliquer que de jeunes Français s’identifient à la cause palestinienne ?
Ceci est le résultat d’une histoire intellectuelle proprement française. Les intellectuels, face à l’incapacité de la France d’affronter son passé collaborationniste, peinaient à reconnaître dans les juifs des victimes, car il aurait alors fallu expliquer pourquoi la pensée avait failli face à la barbarie. Dans les années 1970, les grands récits, comme le tiers-mondisme, le castrisme, le marxisme ou le maoïsme, se sont effondrés les uns après les autres, et les intellectuels ont cherché de nouvelles figures messianiques : la cause palestinienne est venue combler le vide laissé. Le moment de basculement, c’est l’attentat [du groupe] Septembre noir, lors des Jeux olympiques de Munich, en 1972, où 11 athlètes israéliens ont été assassinés.
Ceux qui aujourd’hui prennent fait et cause pour les Palestiniens pour des raisons humanitaires qu’on comprend aisément véhiculent sans le savoir ce schéma. Ils y adhèrent souvent sur fond d’ignorance historique, sans savoir que les Palestiniens ont refusé à cinq reprises dans l’histoire la création d’un Etat, ou que Gaza n’est plus une colonie juive. Pour autant, je ne dédouane pas la politique du gouvernement de Benyamin Netanyahou, que je critique. Mais pourquoi le sort des Palestiniens suscite-t-il l’indignation davantage que les centaines de milliers de Syriens qui ont été assassinés sur leur terre ou ces enfants qui meurent tous les jours au Darfour ? Comment se fait-il que, sur ces drames humains, aucune bonne âme ne se fasse jamais entendre ?
Les professeurs, qui sont en première ligne face au nouvel « antisémitisme des banlieues », en viennent parfois à s’autocensurer afin de sauvegarder la paix sociale. Comment expliquer ces renoncements et que signifient-ils ?
De nombreuses enquêtes, comme les travaux de Iannis Roder ou de Jean-Pierre Obin, révèlent que les enseignants renoncent par peur à aborder la question des religions. Les événements récents qui ont vu, dans un collège des Yvelines, une enseignante de français accusée de racisme et d’islamophobie par certains élèves pour avoir montré en classe un tableau de la Renaissance, Diane et Actéon, montrent jusqu’où peut aller l’intimidation. C’est un exemple parmi d’autres des renoncements quotidiens dont s’est rendu complice l’ensemble des forces politiques depuis une trentaine d’années et dont nous payons aujourd’hui le prix.
Comment sortir de cette situation ?
Il faut d’abord avoir le courage d’identifier les problèmes et de les désigner par les termes exacts. Le problème majeur de nos démocraties, on le voit à l’occasion des futures élections européennes, c’est l’immigration. Certains observateurs en ont livré le juste diagnostic et ont proposé des solutions. Je pense au rapport sur l’éducation des jeunes immigrés, réalisé par Hakim El Karoui, dont l’Institut Montaigne a refusé la publication. Il préconisait des choses aussi simples que la répartition des jeunes immigrés dans des classes et la fixation d’un quota à ne pas dépasser. Au-dessous d’un certain pourcentage de présence d’enfants d’immigrés dans une classe, on voit qu’ils sont tirés vers le haut par les autres élèves. Au-dessus, c’est le contraire. Les élèves d’origine française désertent, et ceux qui restent sont tirés vers le bas.
L’opinion et ceux qui nous gouvernent doivent accepter de voir la réalité en face, d’appeler les choses par leur nom, et s’attacher à mener des politiques publiques enfin efficaces. On l’a vu en ce qui concerne le dédoublement des classes de CP, qui donne aujourd’hui de très bons résultats, en envoyant des élèves qui maîtrisent les enseignements fondamentaux dans les classes supérieures. Il faut tourner le dos à la bien-pensance, qui nous conduit à l’impasse et fait le lit du Rassemblement national.
Il faut surtout arrêter de faire constamment le procès des démocraties. Même si les démocraties sont des régimes déceptifs, comme le disait Raymond Aron, la plupart d’entre nous préfèrent vivre dans un régime de liberté et de tolérance plutôt que dans une culture de la peur et de l’exercice de la terreur. Jean-Luc Mélenchon n’a pas décidé de s’installer en Chine ou en Russie, que je sache !
Enfin, il faudrait entamer une véritable réflexion quant à la place à accorder au religieux. C’est un sujet particulièrement difficile en France, où manque, pour des raisons historiques, cette forme de culture. Le religieux a constitué depuis le début du XIXᵉ siècle le trou noir de l’historiographie, dans la mesure où l’Eglise était l’alliée de la monarchie. Aujourd’hui, ce fait religieux que nous ne savons plus traiter nous revient en pleine figure. Nous devons affronter la question du théologico-politique avec l’arme des démocraties : l’acceptation du pluralisme.
Vous expliquez que le caractère théologique et religieux de l’antisémitisme contemporain est trop souvent sous-estimé. Comment expliquer la prospérité d’un antisémitisme religieux dans un pays aussi sécularisé que la France ?
La sécularisation a créé un vide. Depuis l’échec du culte de l’Etre suprême de Robespierre [NDLR : les révolutionnaires, au moment de la Terreur, ont tenté d’imposer un culte de la raison pour pallier la déchristianisation], nous n’avons jamais réussi à substituer un récit spirituel à la vision théologique, pour la simple raison que celle-ci est plus forte, car plus simple : il explique qu’il y a, d’un côté, les bons, de l’autre, les mauvais ; d’un côté, les purs ; de l’autre, les impurs.
Telle est aussi la représentation que véhicule l’antisémitisme. D’où son succès. Dans le monde de plus en plus complexe dans lequel nous vivons, celui-ci séduit des populations en désignant le juif comme le coupable idéal. Pourquoi Vladimir Poutine présente-t-il les Ukrainiens comme des nazis ? Car il sait qu’il réactive ainsi une haine séculaire, un récit nationaliste qui joue sur le couple « ami-ennemi ».
Pour vous, les démocraties devraient s’inspirer du « projet juif » pour constituer une Europe culturelle, afin de défendre les valeurs et les institutions démocratiques ? Le judaïsme serait donc une source ?
Je n’irai pas jusqu’à dire que le judaïsme constitue une réponse aux défis que nous rencontrons. Mais il offre une source d’inspiration possible, notamment dans la manière dont il accueille le pluralisme des opinions mais aussi favorise dans sa tradition l’esprit critique. Nous sommes au pied du mur et, paradoxalement, ce qui se passe aux frontières de l’Europe, en Ukraine, devrait nous aider à le reconnaître. L’Europe, si elle veut se défendre mais aussi continuer à exister, ne peut plus se contenter des projets économique ou diplomatique sur lesquels elle s’est construite depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Elle doit désormais assumer sa dimension culturelle et politique, en se reconnaissant dans un projet aux valeurs communes, même si celles-ci revêtent des formes différentes selon les cultures nationales. C’est ce que j’appelle la « souveraineté des grandes causes ». Il y a aujourd’hui un certain nombre de questions qui font consensus au niveau européen, voire international, comme l’environnement, la santé, la sécurité sanitaire ou l’intelligence artificielle. On voit très bien que ce sont des domaines où l’accord international progresse. A partir de ces grandes causes pourrait se dégager une vision commune d’un avenir partagé.
Les fractures internes des sociétés démocratiques ne rendent-elles pas impossible la souveraineté des grandes causes que vous appelez de vos vœux ?
Cela complique effectivement la tâche, mais c’est aussi ce qui la rend indispensable. La guerre a fait son retour sur le continent européen, et nous allons être conduits à déterminer le modèle de société que nous souhaitons, pour nous et nos enfants, entre un régime autoritaire ou le maintien de nos libertés. Il faut trouver les arguments pour répondre aux fondamentalismes religieux et aux idéologies autoritaires, et proposer un contre-projet culturel et humaniste assez puissant pour convaincre que, hors des démocraties, il n’y a point de salut.
* La Nouvelle Causalité diabolique, par Perrine Simon-Nahum. Ed. de l’Observatoire, 96 p, 18 €
Baptiste Gauthey