L’historien Pierre-André Taguieff revient sur l’incroyable succès du faux antisémite, de la Russie de Nicolas II jusqu’aux islamistes en passant par Hitler et des leaders arabes.
De la Russie de Nicolas II jusqu’à la charte du Hamas en passant par Hitler, Henry Ford ou l’Egyptien Gamal Abdel Nasser : publié en 1903, Les Protocoles des sages de Sion est le faux antisémite le plus diffusé depuis un siècle. Dans Les Protocoles des sages de Sion. Des origines à nos jours (Hermann), l’historien Pierre-André Taguieff revient sur le succès et la réception d’un texte prétendant révéler la conspiration de « chefs de l’internationale juive » en vue d’une domination totale du monde. Pour le directeur de recherche au CNRS, Les Protocoles demeurent aujourd’hui « le principal véhicule du mythe moderne du « complot juif mondial ». Entretien.
L’Express : Comment expliquer l’incroyable longévité des Protocoles des Sages de Sion ?
Pierre-André Taguieff : On connaît de multiples faux antijuifs qui ont eu une durée de vie limitée. Il n’en va pas de même pour Les Protocoles. Parmi les faux à visée antijuive, ils restent au premier rang des best-sellers et des long-sellers. Cent vingt-six ans après leur publication en Russie, ils continuent d’être lus et pris au sérieux dans le monde, alors même qu’on sait depuis l’été 1921, grâce au journaliste du Times de Londres Philip Graves, que ce texte est en grande partie le produit d’un plagiat du pamphlet anti-bonapartiste de l’avocat républicain d’extrême gauche Maurice Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, ou la politique de Machiavel au XIXe siècle, publié anonymement à Bruxelles en 1864. Censés théoriser la « politique de la force » (opposée à la « politique du droit » défendue par Montesquieu), les propos de Machiavel-Napoléon III, dans Les Protocoles, sont attribués par le faussaire au mystérieux « Sage de Sion » s’adressant à ses pairs.
L’une des caractéristiques les plus remarquables du faux, qui explique en partie ses usages politiques persistants, est, en raison de la généralité et du degré d’abstraction des thèses qu’il contient, sa haute compatibilité avec des contextes historiques très différents. Le message central du document, à savoir le dévoilement d’un programme de domination du monde par les juifs, est largement décontextualisé au point d’être perçu comme intemporel, ce qui lui confère une grande capacité d’adaptation et de contextualisation. Le document supposé révélateur s’adresse en effet à l’auditoire universel, moins les juifs. Dans les contextes les plus divers, le document joue le rôle d’un mode d’explication vraisemblable de la marche des événements – surtout si elle est inquiétante – en même temps qu’il constitue indirectement un appel à la haine et à la violence contre les juifs, diabolisés en tant que causes cachées des malheurs du genre humain.
C’est surtout le biais de confirmation d’hypothèse qui permet de comprendre pourquoi Les Protocoles ont continué d’exercer leur force de séduction sur divers publics, en dépit de la démonstration qu’ils constituaient un faux. Pour les diffuseurs du document comme pour ses lecteurs ordinaires et naïfs (mais hostiles aux juifs), ce texte paraît être la « preuve » irréfutable de l’existence du « complot juif mondial ». Si le document est si convaincant, c’est parce qu’il confirme une croyance préalable, qu’il la renforce et la justifie. Il procure ainsi une satisfaction cognitive. Lire Les Protocoles, c’est savoir d’où vient le Mal et pouvoir désigner ceux qu’il faut combattre : les juifs, sous tous leurs déguisements supposés (franc-maçonnerie, capitalisme, bolchevisme, sionisme, mondialisme, etc.), et avec la multitude de leurs alliés invisibles. C’est donc savoir se défendre contre la menace.
Dans quel contexte historique paraît ce texte, en 1903 ?
Le contexte social, culturel et politique en Russie, au cours des années 1900, est marqué par la menace d’une révolution et le sentiment de la venue des temps apocalyptiques. L’imaginaire apocalyptique dominant est centré sur l’idée d’une fin du monde, en tout cas du monde chrétien, et, pour les esprits religieux, par l’attente, mêlée d’effroi, de la venue imminente de l’Antéchrist. Connaître l’existence du complot juif mondial, c’était voir au-delà des apparences, passer dans les « coulisses de l’Histoire », devenir en quelque sorte un initié.
La première publication des Protocoles en Russie, fin août 1903, par Pavel A. Krouchevan, l’organisateur du pogrom de Kichinev (21 avril 1903), suivait de peu l’ouverture, le 23 août de la même année, du sixième Congrès sioniste, tenu à Bâle, comme le premier (29-31 août 1897). On peut bien sûr considérer qu’il ne s’est agi là que d’une coïncidence, et non d’une relation de cause à effet, mais ce serait pécher par naïveté, en négligeant notamment de considérer l’imaginaire conspirationniste qui orientait alors l’interprétation de tout événement à valeur symbolique concernant les juifs. Publié dans une version courte dans le journal Znamia (« Le Drapeau ») sous le titre Programme de la conquête du monde par les juifs, le document, structuré en 22 séances, est présenté par le « traducteur » comme étant les « Protocoles des séances de l’Union [ou de l’Alliance] mondiale des francs-maçons et des Sages de Sion ». Il s’agissait de laisser entendre que le document provenait de la direction du mouvement sioniste, thèse qui, dans le contexte antijuif de l’époque, pouvait paraître fondée.
Dans l’histoire russe du faux, le second moment se produit en 1905, dans un contexte marqué par l’agitation révolutionnaire, où le tsar antijuif qu’était Nicolas II était disposé à croire à la réalité d’un complot juif contre la « Sainte Russie ». Le mystique orthodoxe Sergueï Alexandrovitch Nilus publie fin décembre 1905, en annexe de la deuxième édition de son livre intitulé Le Grand dans le petit, la version des Protocoles qui deviendra canonique (en 24 séances). Le tirage du livre est faible : moins de 2 000 exemplaires. Reprenant à son compte le mythe des « supérieurs inconnus » de la « judéo-maçonnerie », l’écrivain religieux qu’est Nilus y ajoute une dimension apocalyptique. Nilus adapte ainsi la légende de l’Antéchrist à la vision de la conspiration juive mondiale véhiculée par le faux : « De nos jours, tous les gouvernements du monde entier sont consciemment ou inconsciemment soumis aux ordres de ce grand super-gouvernement de Sion, parce que toutes les valeurs sont entre ses mains, car tous les pays sont débiteurs des juifs pour des sommes qu’ils ne pourront jamais payer. […] Aucun doute n’est permis. Avec toute la puissance et terreur de Satan, le règne triomphal du roi d’Israël s’approche de notre monde dépravé ; le roi issu du sang de Sion – l’Antéchrist – est près de monter sur le trône de l’Empire universel. »
Quelle a été la réception initiale en Russie des Protocoles ?
La publication du document par Nilus en 1905 passe presque totalement inaperçue, d’autant que le ministre de l’Intérieur Piotr Arkadievitch Stolypine, qu’on ne pouvait soupçonner de philosémitisme, fait savoir, au début de 1906, qu’il s’agit selon lui d’un faux, et finit par lancer : « On peut ne pas aimer les juifs, mais ce n’est pas une raison pour être imbécile ! »
En 1911-1912 paraissent de nouvelles éditions du livre de Nilus contenant Les Protocoles, également à tirage très faible, Nilus s’en plaint amèrement en 1913 : « Je n’arrive pas à faire prendre Les Protocoles au sérieux par le public, avec toute l’attention qu’ils méritent. Ils sont lus, critiqués, et souvent tournés en ridicule, mais peu nombreux sont ceux qui y attachent de l’importance, et aperçoivent en eux une véritable menace pour la chrétienté, un programme pour la destruction de l’ordre chrétien et pour la conquête du monde entier par les juifs. A cela, personne ne croit. »
Comment alors expliquer que le faux connaisse une diffusion mondiale à partir de 1920 ?
La légende d’une origine sioniste des Protocoles va être reprise et largement diffusée en Europe, aux Etats-Unis et au Moyen-Orient après la déclaration Balfour du 2 novembre 1917, qui annonçait « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». Dans la préface de la première édition polonaise des Protocoles, datée de décembre 1919, on lit par exemple : « D’après des personnes dignes de foi, la copie de ces « Procès-verbaux » fut volée dans l’appartement occupé à Vienne par Herzl, l’organisateur du premier Congrès sioniste tenu à Bâle, en août 1897. Ce Herzl, affirme Sergueï Nilus, est « exilarche », c’est-à-dire « Prince des Exilés » et dès lors chef d’Israël. A ce Congrès de Bâle, il exposa à l’Assemblée des Anciens un plan stratégique de conquête de l’univers. Les « Procès-verbaux » renferment précisément ce plan. »
Le « sionisme » est ainsi décrypté et dénoncé comme le masque trompeur d’une entreprise occulte de domination du monde. Le stéréotype du « sionisme mondial » était déjà inscrit dans les textes d’accompagnement des premières éditions russes des Protocoles, avant d’être repris par les multiples traductions du faux à partir de la fin de l’année 1919. La carrière internationale des Protocoles commence dans les premiers mois de 1920, lorsqu’il est traduit en allemand, en anglais, en français, en polonais, en suédois, en hongrois…
Quelle a été l’influence des Protocoles sur Hitler et le nazisme ?
Alfred Rosenberg [NDLR : l’un des théoriciens du nazisme], puis Hitler, ont cru trouver dans les Protocoles une justification de leur vision du juif comme ennemi absolu. Dans le premier tome (1925) de Mein Kampf, Hitler consacre 18 lignes aux Protocoles, partant de l’axiome selon lequel Les Protocoles constituent une révélation de « l’esprit juif » : « Il est indifférent de savoir quel cerveau juif a conçu ces révélations ; ce qui est décisif, c’est qu’elles mettent au jour, avec une exactitude qui fait frissonner, le caractère et l’activité du peuple juif et, avec toutes leurs ramifications internes, les buts derniers auxquels il tend. » Pour Hitler, lire Les Protocoles, c’est donc connaître les juifs, accéder à leurs secrets, comprendre les buts qu’ils poursuivent ainsi que leurs stratégies et leurs tactiques, fondées sur l’usage du mensonge. C’est comprendre qu’il y a une « conspiration juive mondiale » dont l’objectif est la conquête du monde et l’asservissement des non-juifs. Les lire, c’est donc aussi se protéger contre « le juif », qu’il caractérise dans Mein Kampf comme « le parasite-type, l’écornifleur qui, tel un bacille nuisible, s’étend toujours plus loin, sitôt qu’un sol nourricier favorable l’y invite ». C’est, enfin, commencer à gagner le combat contre « le juif », en se montrant capable de démonter ses mensonges et de déjouer ses manœuvres.
Le 27 janvier 1921, dans un discours prononcé à Munich, Hitler réaffirme ce qui est devenu dans son programme antisémite la première tâche à accomplir : « Dévoiler les desseins impérialistes juifs quant à l’hégémonie mondiale et les exposer devant les couches les plus larges de la population de notre nation », afin d’immuniser les masses contre le « poison judéo-marxiste » de l’internationalisme et de la lutte des classes. Dans Mein Kampf, Hitler voit dans le document supposé révélateur une arme idéologique décisive contre les juifs : « Le jour où il sera devenu le livre de chevet d’un peuple, le péril juif pourra être considéré comme conjuré. »
A quel moment Les Protocoles des Sages de Sion devient-il un best-seller dans le monde arabo-musulman ? Ce faux a-t-il été lu par des hauts responsables arabes ?
C’est là un effet de la propagande antisioniste qui s’empare progressivement des Protocoles. Dans la longue préface de sa traduction arabe du faux, publiée au Caire en 1951, l’intellectuel musulman Muhammad Khalîfa al-Tunsî reprend à son compte la légende de l’origine sioniste des Protocoles. Il réaffirme que la « finalité commune » de tous les congrès sionistes depuis 1897 a été « d’étudier les mesures susceptibles d’assurer l’instauration du royaume mondial de Sion », et conclut que les Arabes doivent se préparer au combat final contre l’Etat d’Israël, en vue de le détruire. Toujours au Caire, le 13 avril 1957, paraît une édition officielle du faux, dans la série des « livres politiques » que publient les services d’information de la République arabe unie.
Après la défaite de la coalition arabe début juin 1967, au terme de la guerre des Six-Jours, on observe une intensification des usages politiques des Protocoles et des textes complotistes dérivés. Il fallait expliquer la défaite des armées arabes par le petit Etat d’Israël sans mettre en doute la bravoure des combattants ni la compétence de leurs chefs. Le mythe du grand « complot sioniste », impliquant l’intervention d’une prétendue super-puissance « sioniste », permettait de sauver l’honneur des « fiers Arabes ». Les Protocoles ont donc été utilisés dans le cadre de la lutte contre Israël et le « sionisme mondial », expression polémique désignant l’entité chimérique qui, dans la mythologie « antisioniste », a pris la suite du « judaïsme mondial » ou de la « juiverie internationale » que dénonçaient naguère les idéologues catholiques ou protestants traditionalistes autant que les propagandistes nazis, tous adeptes de la vision conspirationniste de l’Histoire.
La lecture des Protocoles est alors publiquement recommandée par des leaders de premier plan du monde arabo-musulman, tels que les présidents Gamal Abdel Nasser et Abdul Rahman Arif (Irak), le roi Fayçal d’Arabie saoudite ou, plus tard, le colonel Kadhafi. Convaincu de l’authenticité et de l’utilité des Protocoles par les collaborateurs nazis de ses services de propagande, et supposant qu’ils révèlent les « secrets » du sionisme ou de la puissance juive mondiale, Nasser n’hésite pas à recommander publiquement la lecture du document, incitant par ce geste diverses personnalités en vue du régime à en faire de même, et encourageant la publication de pamphlets « antisionistes » s’inspirant de la thématique des Protocoles.
Les Protocoles sont donc redevenus un best-seller au Proche-Orient après la guerre des Six-Jours. Le recours aux Protocoles permet d’expliquer les échecs politiques, économiques ou militaires des pays arabes, dus à l’incompétence ou à la corruption de leurs dirigeants, en rejetant la faute sur les juifs ou les « sionistes ».
Quel rôle les Iraniens ont-ils joué dans leur diffusion après la révolution islamique de 1979 ?
Avec l’arrivée au pouvoir en Iran de l’ayatollah Khomeini – connu pour sa haine « théologique » des juifs –, la diabolisation du sionisme et d’Israël, élargie à celle des juifs désignés comme ennemis de l’islam, a occupé une place centrale dans la propagande islamiste, qui mettait en avant la question palestinienne et appelait au jihad contre les juifs. « Incarnation du mal », les juifs sont décrits par Khomeini comme un « groupe fourbe et ingénieux » qui lutte pour une « domination juive » sur les musulmans et « voient la destruction de l’islam comme une étape essentielle dans l’atteinte de leurs objectifs ».
En 1985, l’Organisation pour la propagande islamique publie à Téhéran une réimpression de l’édition libanaise de novembre 1967. La première page de couverture porte en sur-titre : « La vérité sur les plans d’Israël révélée par un document israélite ». L’introduction de l’éditeur expose les objectifs de guerre idéologique que remplit la diffusion des Protocoles aux yeux des islamistes chiites iraniens : « L’occupation et l’expansion avides, conformément à la logique « du Nil à l’Euphrate », sont propres à ces criminels professionnels de l’histoire qui, depuis trente-cinq ans, avec la coopération des superpuissances, s’approchent progressivement, pas à pas, à [sic] leur satanique objectif. »
Mais il ne s’agit pas seulement de l’Etat d’Israël. Dans tous les textes qui, s’inspirant des Protocoles, dénoncent le « complot sioniste mondial », ce dernier a un objectif final : la domination du monde par les juifs. Autrement dit, « juifs » et « sionistes » fonctionnent comme des synonymes. Le « complot juif international » et le « complot sioniste mondial » ont la même référence. C’est là le cœur de la nouvelle propagande antijuive mondialisée.
L’article 32 de la charte du Hamas cite explicitement Les Protocoles. Quelle est l’influence de ce texte sur ce mouvement islamiste ?
Elle est déterminante en ce que, tout d’abord, le document paraît justifier les peurs et les haines que les islamistes palestiniens éprouvent à l’égard des Israéliens et plus largement à l’égard des juifs. Ensuite, parce qu’il donne une légitimité à la posture défensive adoptée par le mouvement islamiste face à « l’ennemi sioniste ». Rappelons la prophétie menaçante du fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna [1906-1949], qu’on trouve citée dans le préambule de la « Charte d’Allah », plateforme du Hamas rendue publique le 18 août 1988 : « Israël s’élèvera et restera en place jusqu’à ce que l’islam l’élimine, comme il a éliminé ses prédécesseurs. » La prophétie est régulièrement répétée par les prédicateurs musulmans participant à la propagande palestinienne.
Le grand mufti de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini, qu’on peut considérer comme le premier grand leader islamo-nationaliste palestinien, s’était réfugié à Berlin en novembre 1941. Il y rencontra Hitler le 28 du même mois. Al-Husseini déclare à un journaliste allemand : « Les ambitions des juifs ne connaissent pas de limites. Les juifs utilisent la Palestine comme base de leurs visées diaboliques sur les pays arabes restants : l’Egypte, la Syrie, la Transjordanie et l’Irak. Les juifs pourraient effectivement étendre leur domination sur tout le Proche-Orient. »
Dans l’article 32 de la charte du Hamas, où sont mentionnés Les Protocoles en tant que preuve du criminel « projet » de conquête des « sionistes », définis comme des « juifs bellicistes », on retrouve la vision horrifiée qu’avait Al-Husseini des « ambitions » juives illimitées : « La conspiration sioniste n’a pas de limites. Après la Palestine, les sionistes veulent accaparer la terre, du Nil à l’Euphrate. Quand ils auront digéré la région conquise, ils aspireront à d’autres conquêtes. Leur plan a été énoncé dans Les Protocoles des Sages de Sion, et leur conduite actuelle en est la meilleure preuve. Sortir du cercle de la lutte contre le sionisme est une haute trahison. Maudits soient ceux qui agissent de la sorte. […] Nous n’avons d’autre choix que de mobiliser toutes nos forces et nos énergies afin de combattre cette vicieuse invasion nazie-tartare [ou « nazie et tatare », sic]. […] Au sein du cercle du combat contre le sionisme mondial, le Hamas se considère comme le fer de lance et l’avant-garde. […] Tous les groupes islamiques du monde devraient faire de même, car ces derniers sont mieux équipés pour combattre les juifs bellicistes ».
C’est principalement en référence à cet antisionisme islamiste exterminateur qu’on peut définir l’antisionisme radical non seulement comme la principale figure contemporaine de la haine totale des juifs, que j’appelle « judéomysie », mais aussi comme une forme contemporaine de racisme à cible juive, particulièrement perverse et subtile puisqu’elle se réclame de l’antiracisme et de l’anticolonialisme. C’est pourquoi elle séduit tant les jeunes militants naïfs engagés à gauche et à l’extrême gauche. L’antisionisme radical peut dès lors être défini comme un pseudo-antiracisme racialiste, dont l’objectif est la totale délégitimation d’Israël, préalable à sa destruction. L’israélicide est la vérité de la propagande antisioniste.
Comment, dans le monde occidental, la complosphère numérique a-t-elle relancé la carrière des Protocoles ?
Les Protocoles y restent cités comme un document de référence, mais ils sont partout présents à travers des thèmes ou des récits dérivés, qui tous prétendent répondre à la question : « Qui sont les maîtres du monde ? », par des révélations et des dénonciations. Depuis le début des années 1990, la nouvelle rhétorique complotiste s’est développée sur la base de deux thèmes fondamentaux. Le premier thème relève de l’antimondialisme, à travers la dénonciation du « Nouvel Ordre mondial » dont Les Protocoles constitueraient le « schéma directeur », et le second de la vision antisioniste généralisée dont l’ennemi désigné est le « Gouvernement d’occupation sioniste ». Le modèle interprétatif hérité des Protocoles trouve sa principale adaptation dans ce nouveau grand récit, où l’antimondialisme est jumelé avec un antisionisme radical et un anti-américanisme paranoïaque. La diabolisation des « financiers cosmopolites » ou des « banquiers internationaux », censés être juifs ou « enjuivés » pour la plupart d’entre eux, fait partie du tableau. Ils sont autant de réincarnations des « Sages de Sion ». C’est ainsi que les présentent des auteurs ésotérico-complotistes intarissables comme Jan van Helsin, Fritz Springmeier, David Icke ou Henry Makow.
Au début du XXIe siècle, Les Protocoles demeurent le principal véhicule du mythe moderne du « complot juif mondial » et de ses variantes rhétoriques (« complot sioniste mondial », « complot américano-sioniste », « alliance judéo-croisée »… ). Le faux a été massivement réédité et diffusé sur Internet dans les années qui ont suivi le 11 Septembre, comme pour répondre à la demande des adeptes de la « théorie du complot » sur les attentats anti-américains. Parallèlement, Les Protocoles continuent d’alimenter la nouvelle culture populaire globalisée, à base de visions complotistes agrémentées d’un ésotérisme ou d’un occultisme de bazar faisant référence aux Illuminati et de motifs négationnistes, sur fond de dénonciation du « mondialisme » ou du « gouvernement mondial » secret. Les interprétations complotistes et antijuives du thème de « l’Etat profond » vont dans le même sens. L’avenir du plus célèbre des faux antijuifs et de ses rejetons semble assuré.
Les Protocoles des Sages de Sion. Des origines à nos jours, par Pierre-André Taguieff. Hermann, 170 p., 15 €.