Le problème d’approvisionnement qui s’accentue depuis dix ans suscite l’inquiétude et la colère des professionnels de santé. L’Assemblée examine un texte sur le sujet.
Une crise qui s’aggrave. En 2023, les difficultés d’approvisionnement de médicaments se sont encore dégradées. L’Agence de sécurité du médicament (ANSM) a indiqué, fin janvier 2024, avoir enregistré 4 925 signalements de ruptures de stocks et de risques de rupture sur l’année précédente, soit une hausse de 30,9 % en comparaison à 2022, et de + 128 % par rapport à 2021.
Ce problème, connu de tous depuis déjà plus d’une dizaine d’années, s’accroît depuis 2018, suscitant inquiétude et colère des professionnels de santé. « La situation est aujourd’hui catastrophique », confie au Point Pierre Olivier Variot, pharmacien à Plombières-lès-Dijon (Côte-d’Or) et président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (Uspo).
En 2019 déjà, un collectif de médecins hospitaliers avait rédigé une tribune dans Le Journal du dimanche demandant au gouvernement un changement de paradigme. « Il faut relocaliser la production en Europe », déclaraient-ils. En 2018, selon l’ANSM, 868 signalements de tensions ou de ruptures d’approvisionnement étaient alors recensés.
Puis, avec le Covid-19, la situation s’est dégradée. « La situation actuelle est non seulement aberrante pour les finances de notre système de soins, mais elle est aussi dangereuse à terme pour les patients », alertaient dans Le Point des infectiologues et des pharmaciens du Réseau national de lutte contre l’antibiorésistance.
Des raisons multifactorielles
« Selon une étude que nous avons commandée, les pharmaciens passent à présent en moyenne douze heures par semaine à s’occuper des pénuries, entre les recherches de boîtes, les appels aux laboratoires, aux grossistes, aux confrères… Un tiers-temps de gâcher », explique Pierre Olivier Variot.
Les causes de ce problème sont nombreuses : « difficultés survenues lors de la fabrication des matières premières ou des produits finis, défauts de qualité sur les médicaments, capacité de production insuffisante, morcellement des étapes de fabrication… » liste l’ANSM.
« Les causes des ruptures sont multiples, induites par une mondialisation de la production qui repose désormais sur un très petit nombre d’usines de matières premières localisées en Asie, une demande en forte croissance à l’origine d’un marché tendu, et une mondialisation du marché avec une disparité des prix et donc des bénéfices à la vente selon les pays, la France étant un pays où le prix des médicaments est imposé et relativement bas », expliquaient au Point les infectiologues et les pharmaciens du Réseau national de lutte contre l’antibiorésistance.
Pour Pierre Olivier Variot, deux catégories de rupture de stock existent. Il y a les « explicables », quand la production ne suit pas la demande lors d’une épidémie, quand des lots de médicaments ne passent pas les contrôles de qualité. « Mais il y a d’autres ruptures que l’on n’explique pas : nous avons des pénuries de médicaments alors qu’ils sont stockés par les industriels… »
« Pourquoi ne libèrent-ils pas les médicaments ? »
La récente pénurie d’amoxicilline dans sa version pédiatrique en est le parfait exemple, selon le syndicaliste. Alors que 80 % des principes actifs de l’antibiotique sont fabriqués en Inde et en Chine, « grâce à l’énorme travail de l’ANSM, nous nous sommes rendu compte que les industriels avaient entre trois et cinq mois de stocks d’amoxicilline [sous forme buvable 500 mg/5 ml, NDLR] mais qu’il y avait entre zéro et trois jours de stocks chez les grossistes et les pharmacies. »
Une situation ubuesque qui avait interpellé le pharmacien et ses confrères. « Cette situation est incompréhensible », avait dénoncé, à l’époque, sur France Info, le président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France, Philippe Besset, avant d’ajouter : « Cela fait des mois qu’on interroge les industriels, mais nous n’avons pas de réponse. »
Pour Pierre Olivier Variot, il y a anguille sous roche. « C’est comme si je vous demandais, en prévision d’une famine, de stocker des petits pois, mais le jour où vous en avez besoin, vous ne faites que les regarder. Nous sommes dans la même situation mais avec des antibiotiques. » Pierre Olivier Variot pointe ainsi du doigt un manque de transparence. « Pourquoi ne libèrent-ils pas les médicaments ? »
En novembre dernier, une « charte d’engagement pour un accès équitable des patients aux médicaments faisant l’objet de tensions d’approvisionnement » a été signée par tous les acteurs de la chaîne pharmaceutique pour prévenir des inégalités de distribution des médicaments et ainsi de certaines pénuries.
L’Assemblée nationale examinera, jeudi 29 février, une proposition de la loi du Parti socialiste visant à lutter contre ces pénuries. Le groupe propose notamment, dans l’article 1er, de permettre à l’ANSM, quand les niveaux de stock sont « incompatibles avec l’approvisionnement approprié et continu du marché national », « [d’]autoriser le titulaire d’autorisation de mise sur le marché ou l’entreprise pharmaceutique exploitant un médicament à constituer un stock de sécurité d’un niveau inférieur ». « Il faut imposer aux industriels de libérer les stocks », ajoute Pierre Olivier Variot.
Le casse-tête de la prescription
Tous les médicaments sont touchés par ces pénuries même si « les médicaments cardiovasculaires, ceux du système nerveux, les anti-infectieux et les anticancéreux sont plus particulièrement représentés », indique l’ANSM dans un communiqué. À l’hiver 2023, la France avait été frappée d’une pénurie de paracétamol. « C’est une grosse angoisse pour les patients. Certains pleurent. Certains s’énervent. Puis d’autres viennent nous dire qu’ils vont prendre leur anticancéreux un jour sur deux, ainsi leurs boîtes dureront plus longtemps. Sauf que leur traitement n’est plus efficace… » explique le président de l’Uspo.
D’après une étude de la Ligue contre le cancer datant de 2019, 75 % des professionnels de santé interrogés estimaient que ces pénuries entraînaient une perte de chance pour les patients. Pis, « 45 % des professionnels interrogés dans l’enquête font le constat d’une détérioration de la survie à cinq ans de leurs patients qui sont victimes de pénuries de médicaments contre le cancer », selon la Ligue.
Des actions semblent s’imposer. Mais les médecins dénoncent un casse-tête de la prescription. « On fait de l’à-peu-près. On doit trouver un médicament qui ressemble, qui n’a pas toujours la même fonction, pas toujours les mêmes effets secondaires et qui peut poser un problème au patient parce qu’il n’a pas la même apparence et pas nécessairement les mêmes conditions d’utilisation », avait déclaré, en mai 2023 au Sénat, le neurologue Bruno Perrouty, président de la branche « spécialistes » de la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF).
« Relocaliser et éviter les départs »
Pierre Olivier Variot plaide, de son côté, pour la mise en place de tableaux d’équivalence. « Le médecin prescrit un médicament A, et si nous ne l’avons plus, nous le remplaçons par un médicament B. Après, je ne dis pas que c’est la meilleure solution : le patient qui a l’habitude de prendre son traitement risque d’être un peu suspicieux et il aura bien raison. »
Les ministres Catherine Vautrin et Roland Lescure ont récemment annoncé un nouveau plan antipénuries. Ils ont notamment insisté sur leur volonté de relocaliser la production de médicaments et à ouvrir de nouvelles lignes de fabrication dans les prochains mois. « Il faut relocaliser mais aussi éviter les départs. Désormais, si un industriel veut arrêter un médicament important, il devra tout faire pour trouver un repreneur, a déclaré au Parisien Roland Lescure. Ce qu’on a fait pour le paracétamol, on va le faire pour l’amoxicilline et pour les autres médicaments essentiels. »
Autre annonce : les médecins seront à présent encouragés à éviter de prescrire des traitements en pénurie. « Mais aujourd’hui, finalement, qu’est-ce que le gouvernement propose ? s’interroge Pierre Olivier Variot. J’ai plutôt l’impression que la problématique centrale est : “Que fait-on en cas de pénurie ?” Cela devrait être : “Que fait-on pour qu’il n’y ait plus de pénurie.” »