Alors qu’Emmanuel Carrère est en train d’adapter son dernier roman « Sur la dalle » pour la télévision, nous republions cette rencontre de 2088 avec la reine française du polar, Fred Vargas.
D’abord il y a les bottes. Des boots américaines façon guerre de Sécession en vachette noire à bout carré, avec une bride fixe à deux anneaux. Dans les bottes, il y a Fred Vargas, numéro un du polar français, accoudée au comptoir du bistrot en face du cimetière Montparnasse. Menue, pas très grande. Solide d’avoir retourné des tonnes et des tonnes de terre au cours de dix années de fouilles archéologiques. Fred Vargas publie « Un lieu incertain », qui démarre par un sanguinolent amas de dix-sept jambes tranchées net, encore chaussées, découvertes un matin devant le cimetière nord de Londres. Tableau surréaliste qui va mener le commissaire Adamsberg jusque dans un tombeau maudit aux confins de la Serbie, dans un polar-fleuve dont l’intrigue à trois niveaux, plus complexe que les précédentes, est toujours aussi délectable.
Fred Vargas a le léger embarras de ceux qui ne jouent pas et ne cherchent pas à séduire. Elle est vêtue d’un pull noir en V, d’une veste sombre à fines rayures et d’un jean en denim brut. Pas de bague, pas un collier, juste un khôl discret sous des yeux qui hésitent définitivement entre marron et vert. Sous la manche de la veste, on aperçoit un bracelet de coton tissé à trois couleurs. Vert, jaune, bleu. Premier indice. Le sujet a un lien avec le Brésil.
Tous les trois mois, Fred Vargas réserve un vol pour Brasilia et un hôtel de moyenne catégorie au plus près de la prison centrale, se présente au parloir du jeudi. Elle visite un détenu de 53 ans, 1,70 mètre, les yeux bruns, pariétal droit légèrement dégagé, emprisonné depuis quinze mois dans l’attente d’un procès qui dira s’il doit ou non être extradé vers l’Italie. Nom : Battisti. Prénom : Cesare. L’Italie le réclame au nom de son appartenance dans les années 1970 à un groupe révolutionnaire baptisé les Prolétaires armés pour le Communisme. Si le Brésil l’extrade, il prend perpète. Quand est tombée la nouvelle, en février 2004, que l’écrivain venait d’être arrêté à Paris, Fred Vargas, devançant une polémique très dure, a « fouillassé partout » et scruté la moindre archive judiciaire. « Je lui avais dit : “Défends-toi ou tu partiras tout seul. Tu vas voir la pourriture de ce pays”. Il n’a pas tué. Il l’a dit trop tard, et la France l’a vendu. »
Fred Vargas a commandé un café et un jus de pomme. Une demi-heure qu’elle parle de l’affaire en martyrisant du bout des doigts un papier de sucre de couleur bordeaux. Ses yeux, sous protection rapprochée de deux mèches blond vénitien, s’assurent que vous comprenez bien que son engagement s’appuie sur des données minutieusement rassemblées.
Dans ce même registre politique, elle s’est mêlée, l’hiver 2006, de santé publique au sujet du virus de la grippe aviaire, impressionnant au passage Jean-Philippe Derenne, pneumologue à la Pitié-Salpêtrière, spécialiste du H5N1. « Les masques de type P2, dont le gouvernement préconisait le port, ne présentaient que 15% de probabilité d’être efficaces. Quant au foulard de protection sur le visage, c’était ridicule. Pour un virus, le serrage moléculaire d’une toile de coton, c’est comme un tunnel pour un moustique. » Deuxième indice. Sujet doté de connaissances scientifiques pointues.
Et c’est ainsi qu’on la vit un soir à la télé, vêtue d’une marinière Armor Lux blanche à rayures bleu marine du meilleur effet, exposer son idée : une cape de protection individuelle en plastique, à coudre soi-même en cas d’épidémie soudaine, d’une durée d’efficacité de quatre heures renouvelables, après décontamination à l’air libre en dehors de la maison. Sur ce dossier-là non plus, elle n’a pas capitulé. « J’avais passé la barrière politique, on avait lancé le protocole pour le test scientifique. Et puis il y a eu les élections, et on a tout laissé tomber. Bien sûr, on peut passer entre les gouttes, mais il y a 90% de risques que le virus mute. Car il continue de se déployer tranquillement chez les oiseaux, et à chaque fois qu’il fait un passage par un humain il apprend. Et quand le virus arrive à l’homme, il le décime. La grippe espagnole était une grippe aviaire. »
Fred Vargas avait déjà passé quatre ans à étudier un autre virus, celui de la peste. Qui du rat des villes ou du rat des champs véhiculait la maladie ? Elle a publié un ouvrage sur le sujet, « le Chemin de la peste, le rat, la puce et l’homme » (Tallandier). C’est le rat des villes. On s’en doutait depuis Camus, mais cela restait à établir. Simple jeu de piste pour cette tête chercheuse ayant opté pour une triple formation, préhistoire, Moyen Age, études des ossements, à l’issue d’un bac obtenu dans sa dix-septième année avec mention très bien. Le sujet ne sait alors pas ce qu’il veut faire, mais se fait une idée très précise de ce qu’il ne veut surtout pas – le commerce, la banque.
Célébrité et timidité
Après dix ans passés sur les sites français médiévaux, « mes chantiers, mes pioches », dit-elle, elle entre au CNRS en 1986 et publie son premier polar, « les Jeux de l’amour et de la mort », dont elle n’est pas très fière, mais qui obtient d’emblée le prix du Festival de Cognac. Michel Lebrun, critique de romans policiers, la repère : « Vargas, lui, joue le jeu avec sincérité » – quelques-uns pensent encore que Fred Vargas est un homme. En 1999, elle achève une synthèse en deux tomes sur l’Occident antique racontée par les vestiges d’animaux quand un de ses livres sort de l’ombre. C’est « l’Homme à l’envers ». 50 000 exemplaires. Elle n’a encore rien vu. Avec « Pars vite et reviens tard » en 2001, c’est la folie. On réimprime en plusieurs fois plus de 300 000 exemplaires. Le « phénomène Vargas » est en marche. Plus un lecteur n’ignore qu’elle a pris le même pseudo que sa peintre de soeur jumelle, Jo Vargas, ayant elle-même choisi le patronyme d’Ava Gardner dans « la Comtesse aux pieds nus » ; que son enfance fut placée sous le haut patronage d’un encyclopédiste intransigeant, biographe de Breton, plus porté vers la collection Blanche que vers la Série noire ; ni qu’elle cohabite avec deux félidés de type British short-hair baptisés Britt et Bertram.
Viennent s’ajouter à ses brillantes échappées en milieu policier deux manuels de savoir-vivre du genre baroque, où il sera question, entre autres, de la toxicité du reproche en milieu amoureux : « Petit Traité de toutes vérités sur l’existence » et « Critique de l’anxiété pure ». « Fred est tendue, vigilante, analytique, le cerveau en activité constante comme tout vrai scientifique », nous écrit Marie-Caroline Aubert, directrice de la collection « le Masque ». Chaque roman est un événement. Pas de complaisance envers le crime ou la perversité. Au contraire, on frôle constamment ce que l’auteur appelle « zone de cassage de gueule près des bons sentiments ». « Un livre noir, ça me serait plus facile à faire, explique-t-elle, mais c’est intéressant de s’approcher des bons sentiments sans les rendre idiots. »
Un effet cathartique systématique, comme dans les contes pour enfants, donne au lecteur la vertigineuse impression de revenir de loin, ce à quoi s’ajoutent l’immense culture de l’auteur discrètement sollicitée, un sens de la mise en mots qu’on appelle le style et une précision d’archéologue en matière de ponctuation qui donne un souffle long à Adamsberg et aux trois géniaux « évangélistes ».
« Ses lecteurs viennent régulièrement demander quand sort le prochain, explique Christophe Dupuis, de la librairie l’Entre-Deux-Noirs. Son monde est atypique et attachant. Tout le monde ne parvient pas à maintenir l’attention avec une femme plombier lancée dans une chasse à l’homme en plein Mercantour. J’essaie de la faire venir à la librairie, mais elle décline l’invitation ; je ne lui en veux pas d’ailleurs, elle se protège. Je ne l’ai jamais vue à la télé. » Indice 3. Le moteur du sujet n’est pas la célébrité. Elle est sortie du café pour fumer. Les passants passent.
Ce qu’elle ne voudrait pas, c’est que son visage soit connu. De temps en temps, quelqu’un lui demande : « Etes-vous Fred Vargas ? » La dernière fois, elle faisait les courses. Elle a répondu : « quelquefois », avec son léger embarras. Elle dit, et le constat à l’air de l’attrister, que la célébrité fausse fatalement les relations. « C’est l’histoire de la princesse qui ne sait pas si on l’aime pour elle ou parce qu’elle est une princesse. » Indice 4. Sujet de type émotif.
C’est qu’elle a connu à 20 ans de véritables crises de panique dues à la timidité. « Alors j’ai commencé à le dire aux gens. J’ai arrêté de dissimuler. Il allait bien falloir que je fasse avec le matériau qu’on m’avait livré. » Aujourd’hui encore, un silence de ses convives à table la terrorise, et l’image d’un pigeon blessé, entrevu il y a un an avenue du Maine, la chagrine encore. Elle était assise à ce même café en face du cimetière Montparnasse avec son fils Baptiste quand elle a vu un l’oiseau sautiller malhabilement entre les voitures. Les deux pattes serrées par un fil, un classique de la cruauté ordinaire. Elle l’a cherché en vain sous les voitures. Les jours qui ont suivi, elle est sortie de chez elle avec une petite paire de ciseaux, espérant que l’oiseau soit là. Une archéo-zoologue avec une lame dans la poche en quête du salopard qui martyrise les pigeons du quartier : un peu court comme scénario, mais sûr que Fred Vargas saurait quoi en faire.