Longtemps fustigé pour ses liens avec le Hamas, hostile à Israël, l’émirat gazier s’est imposé depuis les massacres du 7 octobre au centre du jeu diplomatique. Jusqu’à tenter de se rapprocher avec les communautés juives occidentales.
C’est un événement dont le Qatar ne s’est pas vanté dans le monde arabe. Pas un écho sur sa puissante chaîne, Al-Jazeera. Et les photos restent, pour l’instant, dans les archives du palais royal. L’émir Tamim al-Thani, tout sourire avec… de hauts représentants de la communauté juive mondiale, le 31 octobre 2023, à Doha, la capitale de la pétromonarchie. Quelle rencontre, quasi hallucinatoire dans ce pays wahhabite, refuge des dirigeants du Hamas et mécène attitré de Gaza, qui nie depuis toujours l’existence d’Israël. Jusqu’à oser l’incriminer pour le massacre du 7 octobre. «Israël est l’unique responsable de l’escalade en cours, en raison des violations constantes des droits du peuple palestinien», a communiqué l’émirat, le jour du raid sanguinaire qui a fait près de 1 200 victimes israéliennes.
Le monde, sidéré par les détails de l’horreur, le sort des 240 otages du Hamas, redécouvrait alors le trouble rôle du Qatar, qui s’imposait en médiateur, avec des terroristes qu’il est accusé de financer. Colère et stupeur partout, sur les plateaux de télé occidentaux, en France particulièrement où l’émirat gazier n’a jamais eu bonne presse. «C’était de la folie, un déluge de critiques infondées», dénonce leur porte-parole à Paris, Sihem Souid, une ex-employée de la police aux frontières, éphémère militante socialiste reconvertie en lobbyiste du très influent micro-Etat.
Son boss, le cheikh Thamer al-Thani, directeur de l’International Media Office, chargé de l’image de l’émirat dans le monde, s’alarmait de ce nouveau «Qatar bashing». C’était autrement plus grave que les affaires qui salissent le royaume, et occupent la justice, des pratiques possiblement crapuleuses du PSG aux tentatives de corruption de députés européens dans le Qatargate. Plus dangereux que le blocus imposé de 2017 à 2021 par ses voisins du Golfe, Arabie Saoudite et Emirats arabes unis en tête, qui l’accusaient de financer le terrorisme. La menace, c’était l’opprobre mondial. Les Qataris ont compris qu’ils devaient vite répliquer. Imposer leur communication, lancer une opération séduction envers la communauté juive. Se rendre assez incontournables, pour tenter d’inverser les rapports de force. Transformer, si possible, la tragédie en aubaine. Aujourd’hui, ils sont partout à la manœuvre, au centre des discussions avec le Hamas, les présidents des Etats-Unis, d’Egypte, d’Israël. Selon nos informations, Emmanuel Macron s’apprête, sauf imprévu, à recevoir l’émir Al-Thani lors d’une visite d’Etat programmée dans les derniers jours de février avec une grande réception à Versailles. Voici le film de cet incroyable retournement de l’histoire.
Infréquentable ?
Dès la mi-octobre, le président du Congrès juif mondial, Ronald Lauder, a ainsi été discrètement invité à se rendre au Qatar. L’héritier de l’empire cosmétique Estée Lauder, milliardaire philanthrope, proche du parti républicain, connaît la Terre entière, et entretient une amitié ancienne avec Donald Trump et Benyamin Nétanyahou. Il apprécie l’émir Tamim al-Thani en voisin, leurs somptueuses résidences se jouxtant à Manhattan. Mais pour la communauté juive, le Qatar est infréquentable, même s’il abrite sur son sol la plus grande base militaire américaine de la région (10 000 soldats) à Al-Udeid. Il est trop proche de l’Iran, le grand Satan pour Israël et les Etats-Unis, ce pays qui lui permit de survivre en lui offrant notamment ses couloirs maritimes et aériens durant les quatre ans de blocus.
Ronald Lauder sait que l’émirat est toujours suspect, même s’il jure avoir cessé de financer ces groupes terroristes islamistes, qui inquiétaient au mitan des années 2000, le département d’Etat américain. Son vieil ami Donald Trump a forgé une alliance contre l’Iran, avec les rivaux du Qatar, les Emirats arabes unis et le Bahreïn, pour aboutir en 2020 aux accords d’Abraham, première étape d’une normalisation historique avec Israël, avant celle promise de l’Arabie Saoudite. Les Qataris se sont ainsi retrouvés isolés, fidèles au Hamas et à la cause palestinienne, contre Israël, ce pays qu’ils peinent à nommer et appellent «l’entité d’occupation sioniste».
L’Arabie Saoudite s’apprêtait à reconnaître Israël quand le Hamas, encouragé par l’Iran, a lancé son «déluge Al-Aqsa». C’est sur Al-Jazeera, la chaîne qui accueillait déjà Ben Laden, que le chef du bureau politique du Hamas, Ismaël Haniyeh, a revendiqué les massacres dans les kibboutz, critiquant au passage les accords d’Abraham. «Ne va pas au Qatar, ce sont des monstres», soufflaient les amis de Ronald Lauder. Mais le président du Congrès juif mondial a les fragilités et la foi d’un homme de 79 ans qui, en 1993, a assisté à la poignée de mains entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin à Camp David. En 2007, il est allé à Rome, alerter le pape sur le projet iranien de détruire Israël. Rien n’est pire que l’inaction. Ronald Lauder a accepté l’invitation de Tamim al-Thani. «Nous avions l’intention d’essayer d’aider à résoudre la situation des otages, ainsi que de promouvoir un plan de paix et une solution à deux Etats», a-t-il expliqué sur Arab News. Parti de New York, son jet a embarqué à Paris les représentants des communautés juives d’Angleterre, d’Allemagne, de Suisse et de France, dont Yonathan Arfi, le président du Crif. Premier stop à Amman, pour rencontrer le roi de Jordanie, avant d’atterrir le 31 octobre au Qatar.
C’est là que tout se joue depuis le 7 octobre. Doha, ville de l’espoir, ville de l’enfer, babélienne, où l’on négocie nuit et jour la vie des innocents. Ici, entre les gratte-ciel et les grands hôtels, passent les dirigeants du monde entier, de leurs services secrets, les chefs de la CIA, du Mossad, du Hezbollah, des représentants des gardiens de la révolution iranienne, des Houthis, des talibans… La branche politique du Hamas a ses bureaux dans le quartier des ambassades, non loin des palais officiels où sont reçus les représentants de la communauté juive. «Nous avons d’abord vu un des négociateurs, puis le Premier ministre, indique à Libération Yonathan Arfi. Enfin l’émir, qui nous a dit qu’il s’occupait personnellement du dossier des otages.» Devant ses hôtes juifs, Tamim al-Thani n’évoque pas les bombardements à Gaza, qu’il qualifiera trois jours plus tard de «génocide». Les premières libérations sont imminentes, promettent les Qataris en ce dernier jour d’octobre. Ils se disent épuisés par les tractations, la tension, les revendications, les obstacles, les revirements… Ce film, dont eux seuls et le Hamas connaissent l’exacte vérité, tient en haleine le monde entier.
Le para de Macron
La diplomatie française aussi s’active à Doha. L’ambassadeur en poste, bien sûr, mais aussi Bernard Emié, alors encore à la tête de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), en renfort express, la ministre des Affaires étrangères de l’époque, Catherine Colonna, son collègue des Armées, Sébastien Lecornu. En attendant de venir au Qatar, Macron a dépêché son émissaire spécial, Paul Soler. Ce petit homme sec et taiseux, ancien officier des forces spéciales au 13e RDP (régiment de dragons parachutistes), ex-combattant en Afghanistan et en Libye, a longtemps servi le Président sous les radars, à la surprise du Quai d’Orsay qui ne cesse de s’interroger sur son influence. Soler a organisé en 2017 une conférence sur l’avenir d’une Libye en pleine déliquescence, sans succès, avant d’être aperçu dans le Golfe, en Irak, puis premier conseiller d’ambassade en Jordanie. Il a fini par être titularisé diplomate, officiellement nommé conseiller à l’Elysée en 2022, et mobilisé depuis le 7 octobre sur le dossier des otages, en raison notamment de ses liens passés avec les Qataris, quand ils combattaient Kadhafi avec la France. «Les présidents ont toujours eu besoin de mecs comme ça, note un ponte de la DGSE, qui apprécie ce quadra fin, cultivé, légèrement arabisant. Paul est utile et solide.» L’enjeu, pour tous, est d’obtenir au plus vite la libération des ressortissants franco-israéliens.
Encore faut-il que la France soit dans les petits papiers de l’émirat. Pas gagné, Macron, avec son idée de coalition anti-Hamas, lancée à l’improviste le 24 octobre, a provoqué l’ire des chefs du mouvement terroriste et les sarcasmes des Qataris. Officiellement, no comment, l’émir Tamim al-Thani reste toujours impassible, comme son indispensable Premier ministre, en charge des Affaires étrangères, l’homme au cœur des négociations, Mohammed ben Abderrahmane Al-Thani, alias Cheikh Mo, son surnom à l’Elysée. «En réalité, c’était l’hallucination, témoigne un proche des Al-Thani. On disait : Macron est devenu fou, il veut se mettre à dos tout le monde arabe, foutre en l’air les négociations.»
Les Qataris n’ont jamais vraiment apprécié ce président français, jugé trop proche de leurs grands rivaux émiratis. «Pour eux, c’est le péché originel de Macron», décrypte Bertrand Besancenot, l’ancien ambassadeur à Doha chargé, au début du premier quinquennat, de mettre de l’huile dans les rouages. Macron, élu en 2017, au moment où le Qatar s’est retrouvé sous blocus, a rationnellement misé sur les Emirats arabes unis où la France compte trois bases militaires, et tant d’enjeux stratégiques, de la vente de Rafale au Louvre d’Abou Dhabi. Il apprécie Mohammed ben Zayed, dit MBZ, ce dirigeant qui prône un islam modéré et parle avec lui franchement, souvent par SMS, le soir, sans intermédiaire. De jeunes conseillers élyséens l’ont imprudemment rapporté aux émissaires des Al-Thani : «Désolé, Macron adore MBZ. Il a plus de mal avec le Qatar.»
Son premier ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, avait lui aussi plus d’affinités avec les Emirats arabes unis et l’Arabie Saoudite. Il y a alors, avec le Qatar, trop de dossiers brûlants, dont celui du financement de l’islam radical, associations et mosquées, discuté entre Tamim Al-Thani et Macron, avec Soler dans l’ombre, avant la grande conférence No money for terror, organisée à Paris en 2018. L’émirat s’est engagé à couper les robinets. Le locataire de l’Elysée a aussi fait savoir qu’il n’appréciait pas d’être traité «d’islamophobe» sur Al-Jazeera, avec violence quand il a défendu la liberté d’expression, après les caricatures d’Erdogan dans Charlie Hebdo. Ses visites éclair pendant la Coupe du monde de football, concentrées sur l’équipe de France, n’ont guère été appréciées.
Bref, entre Doha et Paris, ce n’est pas la lune de miel. Les Al-Thani regrettent Nicolas Sarkozy, toujours partant pour faire du business avec l’émirat, même si la nouvelle génération au pouvoir a pris conscience que la proximité avec l’ex-président n’avait pas toujours servi son image. «Après le 7 octobre, la France est un peu larguée, hors-jeu, confesse un diplomate en poste. Personne ne prêche pour nous. Et le Qatar nous dit, en rapportant la fureur du Hamas : “Il est temps que monsieur Macron, qui a tant soutenu Israël au point d’adopter son langage, reprenne ses esprits et se recentre.”» Au passage, il est suggéré à la France de mettre la pédale douce sur la critique de l’émirat. Message reçu ? Le Président n’oubliera plus jamais de remercier l’émir Al Thani, ne parlera plus jamais de sa coalition anti-Hamas. Le 10 novembre, sur la BBC, il «exhorte Israël à cesser» les bombardements sur Gaza, et s’abstient de participer à la grande marche contre l’antisémitisme. «Macron donne des gages, poursuit le diplomate. Les Qataris sont satisfaits.»
Repas casher
En coulisses, eux continuent de soigner la communauté juive. Après le président du congrès juif mondial, et le Crif, ils approchent les religieux. Moshe Lewin est un rabbin influent, basé au Raincy, vice-président de la Conférence des rabbins européens, partisan chevronné du dialogue interreligieux. A Paris, il seconde le grand rabbin de France, Haïm Korsia. Lewin voyage partout, s’est rendu au Maroc, en Tunisie, plusieurs fois aux Emirats où MBZ entretient ses liens avec Israël et prône désormais, dans son pays, l’enseignement de la Shoah. C’est Sihem Souid, la lobbyiste du Qatar qui l’a appelé, pour discuter du sort des otages. Un premier déjeuner est fixé le 2 novembre avec Thamer al-Thani, l’homme chargé de l’image de l’émirat dans le monde, dans une suite du Peninsula, ce palace propriété de l’émirat où ont été négociées tant d’affaires sensibles, comme celles du PSG. «Tout le monde mangera casher», promet-on. Moshé Lewin démarre cash : «Avant le 7 octobre, on parlait du Qatar les yeux brillants, en souvenir de la réussite de la Coupe du monde. Maintenant, c’est le pays qui a financé le massacre. A vous de changer l’image pour être les libérateurs.»
Quelques jours plus tard, Sihem Souid suggère une autre rencontre. Le Qatar souhaite désormais rencontrer les proches des otages. Mais Moshé Lewin, prudent, préfère convier le dirigeant du Crif, Yonathan Arfi, l’avocat de nombreuses familles d’otages, Patrick Klugman et son confrère, David Père. Les voilà, le 27 novembre, dans un salon discret au dernier étage du Peninsula où se présente un «négociateur», dépêché de Doha pour quelques heures. Il raconte encore le chemin de croix pour libérer les otages, la fatigue, les aléas… Et Thamer al-Thani textote fébrilement, avant d’annoncer soudain : «C’est bon, on a les enfants !» Onze otages, dont trois mineurs français, sont bien relâchés ce soir-là…
Les Qataris ont-ils tout scénarisé ? Pourquoi cultivent-ils cette diplomatie parallèle, prétendant même qu’elle est plus déterminante que la diplomatie française ? Espèrent-ils, eux qui sont si attentifs aux moindres mots écrits sur eux, que les communautés juives occidentales, les dépeignent désormais en bienfaiteurs dans les médias ? Le message est souvent glissé l’air de rien : «Vous, les Français, arrêterez peut-être d’être aussi injustes avec nous…»
A chaque fois, à Paris, ou à Doha, les Qataris jouent la même partition. Echanges fluides, lisses, anglais oxfordien. Pas un mot qui dépasse. Ils répètent ce qu’ils martèlent partout depuis le 7 octobre : le soutien à Gaza a été fait à la demande des Américains et des Israéliens. Il est vrai que ces deux Etats ont toujours eu un œil sur les millions versés en cash d’abord, puis sur des comptes bancaires à Gaza. Les princes de Doha proposent de montrer les reçus bancaires signés par l’Etat hébreu. «Politiquement, pour eux, c’est important, décrypte un ex de la DGSE. Ça rend les Américains et les Israéliens complices. Ils se tiennent entre planches pourries, avec l’illusion que l’argent va tout aplanir.» Nétanyahou a misé sur le Hamas, dans le but d’affaiblir définitivement l’Autorité palestinienne, déjà moribonde, briser toute tentative de règlement politique. «Grâce à l’acheminement de millions de dollars qataris vers Gaza, avec [son] approbation répétée, le Hamas a acquis des capacités militaires démesurées, a écrit l’historien Dmitry Shumsky dans Haaretz. Le dirigeant israélien a été suspecté d’avoir bénéficié des largesses de l’émirat, comme l’a accusé en 2013, Tzipi Livni, ex-ministre des Affaires étrangères. Aujourd’hui conspué, incapable d’assumer ses choix, Nétanyahou torpille son ancien allié qatari, ses alliés suprémacistes rendent même la monarchie gazière responsable du massacre du 7 octobre.
Les émissaires des Al Thani s’en offusquent, disent chercher des interlocuteurs fiables, quitte à considérer les juifs qu’ils rencontrent comme des Israéliens. Devant les Occidentaux, ils se présentent en médiateur de paix. A les entendre, leur Qatar est presque devenu la Suisse du Moyen-Orient… Neutralité affichée, comme s’ils n’avaient pas, dès l’origine, soutenu le Hamas, lié, comme eux, aux Frères musulmans. Ses dirigeants politiques, Khaled Mechaal et Ismaël Haniyeh, royalement choyés à Doha, avec des fortunes colossales, sont des amis d’Hamad Al Thani, l’ancien émir, défenseur historique de la cause palestinienne. «Dès 1999, il s’est rendu à Gaza alors que Hosni Moubarak, en trente ans de règne sur l’Egypte, n’a jamais mis les pieds dans l’enclave palestinienne, rappelle à Libération l’historien, spécialiste du Moyen-Orient, Jean-Pierre Filiu. Cette même année, 1999, Khaled Mechaal, le chef du bureau politique du Hamas est expulsé d’Amman, où Nétanyahou a tenté de le faire tuer. Il se réfugie alors au Qatar, puis s’installe à Damas, avant de revenir pour de bon, à Doha, en 2011.»
Tapis rouge à Gaza
Les chefs politiques du Hamas ont alors obtenu l’assurance qu’ils vivraient en sécurité, les Qataris ayant dealé avec les Israéliens : «Si vous les shootez chez nous, c’est fini !» L’émirat, qui avait tôt ouvert un bureau commercial avec l’Etat hébreu, a collaboré avec le Mossad qui a toujours su où, et comment, vivent les dirigeants du Hamas. Hamad al-Thani fut le premier dirigeant à célébrer le Hamas élu dans son fief de Gaza, accueil royal, tapis rouge, pluie de drapeaux et de «Merci, Qatar» à plein tube, dans les haut-parleurs. L’émir a légitimé le mouvement terroriste, déversé ses dollars. Il s’imaginait alors en grand leader, héraut de la cause palestinienne, porté par le Printemps arabe et le triomphe de ses alliés, les Frères musulmans, en Egypte et Tunisie. Mais le vent de l’histoire a tourné, le souverain a passé la main en 2013. Ses enfants paraissent moins engagés.
«Ah ça, les causes de papa…» glisse Mayassa al-Thani, l’héritière en charge de l’art, quand on la cherche un peu dans les cénacles new-yorkais et parisiens où elle est très courtisée. Sur son compte Instagram, elle a mis un simple drapeau palestinien. Son frère émir, Tamim, ne s’attarde guère sur le passé. Il est toujours sobre dans ses costumes Dior, aussi maîtrisé que son alter ego, Cheikh Mo, prises de parole calibrées au cordeau. Et ceux qui les servent leur ressemblent, des quadras, rapides et pragmatiques, formées pour la plupart aux Etats-Unis. Ils vantent les vertus de la «diplomatie de la médiation» du Qatar, comme des consultants McKinsey, les tractations avec les talibans, puis avec les Russes pour libérer des enfants ukrainiens, sans compter les rançons négociées ou versées pour les otages occidentaux, Français au Sahel, Américains en Iran, les dénoueurs de crise en Ethiopie ou au Soudan.
«Actors Studio»
«On est des bienfaiteurs», plaident-ils en substance, sans préciser qu’ils remplissent ainsi, aussi, les caisses des infréquentables : 6 millions de dollars ont ainsi été dégelés sur des fonds iraniens saisis par Washington en 2023, pour libérer cinq Américains détenus par Téhéran… Les Qataris éludent le rôle d’Al-Jazeera, honteusement légère sur la tragédie du 7 octobre, si bienveillante avec le Hamas. «Vous savez bien, avec les médias, ça balance d’un côté, de l’autre, plaident-ils. Et personne n’est jamais content, on ne les contrôle pas, chez vous aussi, non ?» En privé, ils peuvent qualifier le Hamas de mouvement terroriste, prendre à son évocation des airs affligés, même s’émouvoir de l’antisémitisme en France. Ils ont leur formule, virtuoses de l’ambiguïté : «Nous, on parle à tout le monde, par plaisir. Ou par nécessité…»
Qu’ils sont forts. «Je les crois sincères, autrement ils ont tous fait Actors Studio…» note une diplomate. D’autres, au Quai d’Orsay, sont moins affirmatifs : «Comment faire confiance à ces gens proches des Frères musulmans qui jouent en permanence un billard à trois bandes… ?» Pas le choix, les VRP pacificateurs de l’émirat sont désormais indispensables et leurs frères ennemis du Golfe enragent. Un diplomate saoudien a prévenu un des dignitaires de la communauté juive : «Plus loin vous restez d’eux, mieux c’est…» En coulisses, les anciennes rivalités bouillonnent pour tout : le nombre de blessés palestiniens exfiltrés de Gaza, les futurs plans de paix, les noms des possibles leaders palestiniens… Le royaume des Al Thani s’imagine dans la cour des grands.
Début décembre, à New York, le Premier ministre Cheikh Mo a organisé un grand dîner avec de puissants hommes d’affaires de la communauté juive, dont Jared Kushner, le gendre de Donald Trump, artisan des accords d’Abraham et ami du prince saoudien MBS, désormais en affaires avec le Qatar. Tout s’achète, tout se retourne. Macron n’oublie plus de traiter avec soin l’émirat. «Les relations sont bonnes», se félicite Jean-Baptiste Faivre, le nouvel ambassadeur de France apprécié au Qatar. Tamim al-Thani ayant refusé une rencontre à Dubaï, cette terre ennemie, en marge de la COP28, Macron s’est rendu à Doha. Deux hélicoptères royaux l’ont cueilli au pied de son avion, tête à tête avec l’émir en son palais de marbre, dîner avec les ministres des Affaires étrangères. Macron a remercié le souverain pour son implication, avant de le convier, enfin, à une visite d’Etat. Selon Israël, 130 otages sont encore aux mains du Hamas, 30 auraient été tués. A Paris fin janvier, au Caire aujourd’hui, les Qataris poussent pour une prochaine trêve. Sur la table, la libération de tous les otages. Ce serait, dans le chaos de Gaza, l’ultime victoire du Qatar. Après ça, il faudra écrire une autre histoire.
par Sophie des Déserts et Willy Le Devin