Rencontre avec l’artiste et écrivain, à la frénésie créatrice persistante, qui s’étonne de sa popularité née du documentaire Netflix consacré à sa riche relation avec Liliane Bettencourt.
Parfois, il brûle de rappeler son admiration pour «Liliane», la pertinence de celle-ci en matière économique et surtout leurs rires communs. Mais vite, François-Marie Banier réfrène sa volubilité pour s’éviter de nouveaux ennuis. Disons aussi que s’il se reprend, il ne se repent en rien. En 2016, il a pris quatre ans de prison avec sursis pour abus de faiblesse envers Liliane Bettencourt, amie, mécène et bienfaitrice. En 2017, il a passé un accord de gré à gré avec Françoise Meyers, la fille de la propriétaire de L’Oréal. Cela oblige Banier à une confidentialité qui lui pèse et le protège à la fois. S’il a renoncé à divers revenus et dotations, il vit toujours sur un grand pied. Surtout, à 76 ans, il poursuit une œuvre multiforme et démesurée qu’il voudrait tant voir reconnue. Le week-end précédent, il était dans sa propriété du Gard et a entamé un tableau de taille monumentale. Ce matin-là, il photographiait des passants place Clichy, s’allongeant à même le macadam. Et en fin d’après-midi, il accueillera chez lui pour parler de ses dialogues avec Louis Aragon, Lili Brik, Charles de Noailles et Nathalie Sarraute. Il a recréé leurs conversations à partir du journal intime qu’il noircit chaque soir. La moisson est féconde. Et on se fiche de savoir si c’est parfaitement exact, tant c’est bien trouvé. Il insiste : «Je me souviens de tout ce qu’on m’a dit.» François-Marie Banier a toujours eu l’art de la rencontre. Il sait se jeter au cou, séduire et rudoyer, exalter, brusquer et embrasser à nouveau.
La notoriété
Depuis peu, on l’arrête dans la rue pour le féliciter. Cela a beau le ravir, il refuse de regarder le documentaire Netflix qui contribue à ce regain de notoriété. Il en ressort escroc affectif mais aussi Robin des bois qui aurait reçu des tableaux de maître en dépôt et ouvert des comptes en Suisse. François-Marie Banier est un fils de publicitaire d’origine hongroise, il a grandi dans le XVIe arrondissement. Il connaît le gotha et sait comment le vamper. Mais c’est aussi un anticonformiste excessif qui s’amourache des mendiants dont il veut faire des rois, qui exalte la beauté des délaissés et la splendeur des relégués. A la fin du docu, il lance un clin d’œil qui vaut signe distinctif. Cette œillade compresse son goût de la farce et son sens de la rouerie, sa belle folie et ses fracas permanents qui lui valent bien du tracas.
Les présidents
Il détestait Giscard. Il adulait Mitterrand, grâce à qui il a pu photographier Elizabeth II. Il n’a jamais «rien compris» à Chirac. Contraint et forcé, il ne cible pas Sarkozy, autre dommage collatéral de l’affaire Bettencourt. Il cajole Hollande «qui, lui au moins, n’avait aucun compte à régler». Et il dialogue avec Macron qu’il vante à l’excès, comme il fait souvent, entre compliments mirobolants, piques précises et enthousiasme sincère : «Macron rêve, c’est un enfant. Il s’intéresse aux gens. Même s’il se sait haï, il y va, il tient tête, il leur parle.» Sinon, côté pouvoir d’achat qui n’est pas son principal souci, il cingle : «Je ne comprends pas comment les gens peuvent survivre avec ce qu’on leur donne pour leur travail.»
La mobylette
Cavalier émérite, Banier n’a pas le permis de conduire et se déplace en mobylette. Il enfourche des Peugeot Fox blanches qu’on lui dérobe souvent tant se pencher pour les cadenasser lui semble inélégant. Il continue à griller les feux rouges et se plaint que la maréchaussée soit devenue rétive à son charme. Ainsi juché, il a longtemps pénétré dans les demeures fortunées, les palais de la République et les musées qui le négligent. Il continue à roder dans les interstices des quartiers perdus où il dérobe des instantanés des vies brutales et ruinées.
Le pull marin
Il était éphèbe dépoitraillé, angelot pasolinien, beauté bouclée. Un demi-siècle après, le voici cheveu éclairci, oreille durcie, front accablé de rides, mais toujours avec ce sourcil haussé et cet iris qui frise. Il était à tu et à toi avec Yves Saint Laurent et Pierre Cardin. Il inventait des intitulés toxiques pour des parfums comme Poison qui lui valurent de belles royalties. Il avait les codes et le goût du luxe. Désormais, il fait comme si tout cela l’indifférait, comme si plus rien ne comptait que sa production artistique effrénée. Il aurait bien reçu en salopette constellée façon Pollock, tel un clochard d’atelier. Ses colocataires avec qui il partage son hôtel particulier lui ont fait valoir que cela ne se pouvait. Pour complaire à Pascal Gregory, ex-amant et acteur, et à Martin d’Orgeval, actuel compagnon et photographe, il a enfilé un pull marin. Il n’est pas certain que son élégance y ait gagné. En tout cas, le voilà à la fois garçonnet à modèle réduit de voilier sous le bras et mastard querelleur mal attifé aux doigts tachés d’énergie et colorés de frénésie.
L’âge d’Aragon
Bon dormeur, Banier refuse qu’on lui parle de repos, qu’il soit hebdomadaire ou éternel. Il a visité quelques caveaux où, paraît-il, beaucoup auraient aimé l’avoir en pension. Il ne s’est pas encore décidé. Il n’a pas «la crainte de la fin». Il dit même s’«en foutre complètement». Il fut enfant de chœur mais révoque «cette idée de Dieu». En tout cas, il ne prendra jamais sa retraite : «C’est quelque chose de dégueulasse.» Dans les années 70, il a 23 ans quand il rencontre Aragon. Le veuf d’Elsa a alors le cheveu neigeux et la bisexualité retrouvée. Il déclare à Banier : «Je hais ma vie de vieillard» et lui déclame un magnifique poème intitulé : Je n’aime pas mon avenir. A celui dont il a remarqué «le caractère hurluberlu», Aragon lance aussi comme un oracle : «Te dire que tu seras heureux un jour ? Je ne voudrais pas te décourager mais je n’y crois pas.»
L’héritage
François-Marie Banier est apparu un moment comme un dynamiteur d’héritage. Il était celui qui envoyait valser la part réservataire. Il sectionnait les liens du sang et favorisait la dispersion à tous vents du gros argent. Du calme ! Il sera plus classique dans sa manière de faire. Il comblera d’abord Martin d’Orgeval. Ils sont pacsés. La loi évoluant, Banier pense même au mariage. Et s’en amuse : «C’est un peu bourgeois, non ?» Ensuite, il dotera les associations qu’il aide déjà, jeunes artistes et enfants battus. Il fut l’un d’eux : «Mon père me haïssait et m’aimait à la fois.» Il n’a jamais pensé à la paternité pour ne pas risquer que cela se reproduise. Tôt, il a quitté l’école et la maison, et s’est constitué une famille de cœur. Qui aura la primeur de sa fortune…
Le devin
Parfois, Banier s’absente. Il n’écoute plus vraiment, se perd dans des nuages inconnus. Puis, il revient à lui, à nous. Et fait savoir qu’il devine, qu’il pressent. Il saurait lire dans les pensées, anticiper les questions et dissiper les illusions qu’on se fait à son propos. Il prévoyait ainsi que dans le capharnaüm de son atelier, avant de s’attarder sur les tirages de Beckett, écrivain au profil d’oiseau, ou de Horowitz, pianiste tireur de langue, on remarquerait avant tout le grand format d’une blonde nue et enceinte jusqu’aux yeux. Il n’avait pas tort. D’autant qu’il avait installé celle-ci pile face à la porte d’entrée.
27 juin 1947 Naissance à Paris.
2016 Condamnation en appel.
Novembre 2023 Documentaire Netflix.
14 février 2024 Dialogues interrompus (Flammarion).
par Luc Le Vaillant