Dans sa chronique du mardi 13 février, Éliette Abécassis évoque l’intelligence artificielle. A lire et relire.
Raphaël Enthoven, dans son livre L’Esprit artificiel (1), pose la question du pouvoir de l’intelligence artificielle face à l’homme, à travers la philosophie. Est-ce qu’une machine pourra philosopher aussi bien, voire mieux que l’être humain ?
En juin dernier, j’étais jury avec le philosophe Lev Fraenckel au bac de philosophie que Raphaël Enthoven passait en même temps que ChatGPT, sur le sujet : le bonheur est-il une affaire de raison ? En corrigeant les copies anonymes, Lev et moi nous nous sommes regardés en souriant. Dès les premiers mots, l’on pouvait reconnaître les auteurs. L’homme et la machine n’écrivent pas (encore) de la même façon.
La différence ? c’est le style. Le style, c’est indéfinissable. C’est : le je-ne-sais quoi et le presque-rien. C’est le charme. Le style, c’est l’homme, et l’homme, en l’occurrence, n’en manque pas. Chacun de notre côté, puis de concert, nous avons mis 11 à la copie écrite sans style mais en une minute par l’intelligence artificielle, et Raphaël a obtenu 20 avec une copie écrite en une heure et demie, brillante, étonnante, et pour tout dire, singulière.
Même s’il pense que nous avons été trop généreux avec lui, je persiste à penser que la copie méritait 20 ; car elle nous a envoûtés par sa musique et sa pétillance. Et derrière cette copie, il y avait un tempérament et une personnalité. Une enfance, un caractère, une vie, des goûts littéraires et philosophiques dans un respect précis du cadre de l’examen, avec trois parties, trois sous-parties, une introduction, une conclusion.
Dans son livre, Enthoven remarque drôlement que 11, c’est la note médiocre, plus que 10 ou 12, qui signe l’effort et le presque-tout, le 11 c’est le presque-rien, qui montre un certain savoir mais une absence de réflexion réelle. Le 11, dit-il, ne sera jamais 12, là où le 12 peut devenir 15. En effet, l’intelligence, artificieuse, avait fait une copie d’histoire de la philosophie en plaquant des connaissances, ayant probablement digéré nombre de manuels fort bien rédigés, mais ne sachant pas les réinterpréter pour répondre véritablement à la question, sinon par le fait que « Le bonheur est affaire de raison et bien plus encore ».
À partir de cette expérience, Raphaël Enthoven démontre qu’aucune intelligence artificielle ne pourra véritablement philosopher, ce à quoi s’oppose vivement Laurent Alexandre, scientifique et philosophe aussi, pour qui l’IA évolue à une telle vitesse que la machine en viendra très vite à penser bien mieux que l’homme et qu’elle sera à même de philosopher à un niveau supérieur. À ce stade, que ferons-nous ? Que serons-nous ? Ce « syndrome de Pinocchio » qui hante les dystopies, depuis Blade Runner jusqu’à Black Mirror, nous prédisent un monde dominé par la machine, que l’homme aura enfanté pour son plus grand malheur et sans pouvoir l’arrêter. Une apocalypse cognitive, comme le dénonce Gérald Bronner.
À quoi sert la philosophie ? demande Enthoven. À questionner la question. Et de se lancer dans un très beau plaidoyer pour la reine des disciplines : « À ne pas perdre sa vie à vouloir la gagner. À constater que les hommes depuis toujours se posent les mêmes questions, ce qui rend humble. À pressentir que les affaires humaines ne relèvent pas de la raison pure, ce qui rend prudent. »
Et le bonheur, non plus, ne relève pas de la raison. Peut-être l’intelligence artificielle sera-t-elle capable de penser le monde mieux que l’être humain, mais ce sera toujours à travers la raison, et le véritable danger n’est pas qu’elle nous dépasse mais qu’elle le rationalise, ce monde étrange et fou.
Laurent Alexandre pense que le quatrième âge de l’IA sera celui d’une conscience artificielle. Il me semble que c’est déjà le cas. Quand on pose une question à ChatGPT, il répond en tenant compte des mœurs et de ce qu’il faut dire ou ne pas dire, ce qui aboutit à une moralisation du monde qui confine parfois à l’absurde et à la fausseté, et qui ne nous rend pas plus intelligents ni plus heureux. Puisque le bonheur, au fait, n’est pas une affaire de raison. Mais de folie. Et de désir et de cœur, « qui a ses raisons que la raison ne connaît pas ». D’imagination, qui ne s’oppose pas toujours à la raison.
Et qu’est-ce que la raison ? Sinon une certaine idée du bonheur. « C’est alors, concluait le philosophe dans sa copie de bac, qu’on peut parler de béatitude, ou plus modestement, de joie. » Et dans ce « plus modestement », le style affleure par une jolie pirouette pour nous montrer le vrai destin de la philosophie, que la machine ne pourra pas atteindre : l’humilité. Qui nous fait nous satisfaire d’un rien, pourvu que l’on aime, qui nous rend heureux d’être juste des hommes, englués dans notre finitude, imparfaits, rationnels et irrationnels, et surtout imperfectibles, mais humains.
« Et bien plus encore » (1) Éd. de L’Observatoire, 186 p., 19 €.
Par Eliette Abécassis