Il n’est pas rare d’entendre ou de lire que « les Juifs exagèrent », qu’ils voient le mal partout, ou encore, que serait fait « des amalgames et du chantage à l’antisémitisme ». Ceux qui tiennent ce discours n’ont probablement pas creusé le sujet depuis un moment.
La nouveauté de l’antisémitisme depuis la deuxième moitié du XXe siècle, c’est que la Shoah est passée par là. La Haine multiséculaire a donc perdu de sa superbe et de sa légitimité. Quand on a assassiné six millions d’êtres humains, ça calme les ardeurs oratoires. Dès lors, dans son désarroi, l’antisémite cherche, selon la formule si juste de Delphine Horvilleur, à « re-casheriser » sa haine. Et, comme le souligne notre rabbin préférée, l’un des moyens en vogue est de « nazifier » le Juif, notamment au travers du conflit israélo-arabe.
Voilà pourquoi la chronique sur France Inter de l’humoriste Guillaume Meurice et son affligeante saillie sur Netanyahou, le « nazi sans prépuce », a tant fait réagir. Le choix des mots, extrêmement déplacé, fut ressenti par beaucoup comme mal intentionné. Utiliser le mot « nazi » pour parler du chef de gouvernement du seul État juif au monde, quels que soient les reproches à lui formuler, était déjà très douteux, lui adjoindre « prépuce » enfonçait le clou de l’identification : c’est un Juif qui tue. Pas un Premier ministre sur la sellette après des mois de manifestations et de grèves dans son propre pays. Pas un chef d’État critiqué et critiquable. Pas un chef de file de la droite dure de la seule démocratie du Moyen-Orient. Non, non. Juste un Juif. Un Juif nazi. Il y avait mille manières de qualifier Netanyahou, c’est celle-là qui fut retenue.
La nazification est utile, mais il faut aussi crypter le langage. Combien de fois les opposants d’Emmanuel Macron ont-ils cru bon de rappeler qu’il avait travaillé à la banque « Rothschild » ? Auraient-ils matraqué « BNP Paribas » avec la même vigueur ? Probablement pas, puisqu’il a aussi été traité de « pute à Juifs ». Pendant la crise Covid, une pancarte de manifestante anti-pass avait fait la une. Y figurait une série de noms de personnalités et de politiques, pour bonne partie juifs ou supposés l’être. Au centre, était écrit « Mais qui ? ». Ce « qui » était le nom de code à la mode désignant, comme on le lit souvent, « cette communauté dont on ne peut prononcer le nom ». Lord Voldemort avait sans doute raccourci son patronyme pour l’amputer d’un « -sztein » ou d’un « -owicz » trop connoté…
Cette manie des allusions cryptées ou détournées est très populaire. La quenelle de Dieudonné en est l’exemple parfait : en inversant le salut nazi et en niant toute référence voulue, cela permet de faire un salut sans en faire. L’intérêt est double : rester dans les clous de la loi, et faire rager les personnes visées en les traitant de paranoïaques. En Belgique, l’avocat Sébastien Courtoy, célèbre pour son goût de la provocation, avait posé avec son client, Dieudonné, tous deux faisant une quenelle, sourire aux lèvres. En mars 2019, sur le plateau de RTL lors de l’émission C’est pas tous les jours dimanche, cet avocat avait persisté en tendant le bras devant lui : « Si je fais ceci… On pourra dire que je fais l’Internationale, on pourra aussi dire que je fais un salut nazi à paume refermée… »[1] Dans la même veine, depuis la chanson « Shoahnanas » de Dieudonné, il n’est pas rare de voir des internautes utiliser des émojis « ananas » pour se moquer des Juifs ou faire du négationnisme en toute impunité.
Des vieux classiques aux nouvelles icônes
En 2022, un tag sur le site du parking des Italiens, à Avignon, avait fait parler de lui. La raison ? Il représentait Jacques Attali en marionnettiste tirant les ficelles de son pantin, un Emmanuel Macron – encore lui – représenté sous les traits d’un Pinocchio. Voûte étoilée et gants blancs, rappelant des symboles maçonniques, venaient parfaire le tableau. L’auteur du tag a nié en bloc. De fait, pour peu que le spectateur n’ait aucune culture historique et graphique sur ces thèmes, il peut passer à côté des références antisémites.[2] Et, si l’on veut laisser le bénéfice du doute à l’auteur, on peut supposer que cette iconographie, ancrée dans la culture populaire, était dans un coin de son cerveau sans qu’il ne réalise que ce qu’il dessinait était problématique. Mais faut-il réellement avoir un diplôme d’historien pour savoir que peindre une personnalité juive en marionnettiste du pouvoir est équivoque ? Moquer cette personnalité et ses idées, ou souligner une proximité avec le chef de l’État est une chose, prêter à ce seul individu le pouvoir considérable de diriger l’Élysée dans l’ombre, en est une autre.
Les visuels problématiques prennent bien des formes. Depuis quelques années, un nouveau nom de code est apparu pour dire « Juifs » : il s’agit de « Dragons célestes ». Il est question, à l’origine, de personnages du manga culte One Piece. Leur particularité ? Une caste richissime, intouchable, aux nombreuses prérogatives et affiliée au Gouvernement Mondial. Toujours cette petite musique. Une petite musique qui ne semble pas sonner faux pour le député LFI David Guiraud. Celui qui, ironisant sur deux des 1.200 victimes israéliennes du pogrom du 7 octobre 2023, avait déclaré en novembre dernier : « Le bébé dans le four, ça a été fait par Israël, la maman éventrée, ça a été fait par Israël », n’a pas goûté la plainte déposée par l’Observatoire juif de France pour « apologie du terrorisme et provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence ». Pour toute réponse, le député a twitté une vidéo évoquant les fameux Dragons célestes. Devant le tollé, il a nié toute référence hasardeuse et a effacé son tweet. « Les dragons célestes ne sont pas une religion ou une “race” et si vous le pensez, vous avez mal lu One Piece. C’est une alliance militaire de gens puissants qui écrasent les autres. Ils ne sont pas détestés pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils font aux autres »[3], a développé le député. On suppose donc que, dans ces conditions, les accoler à l’Observatoire juif est dénué de tout sous-entendu. De fait, il n’y avait aucune intention antisémite dans le manga. Mais sa popularité en a fait une cible de choix pour le détournement d’images.
Le sifflet à trolls
Un phénomène similaire avait frappé Pepe la grenouille, un personnage de comics populaire et inoffensif, né en 2005 et réutilisé, bien plus tard, par les pro-Trump et l’extrême droite, afin de troller les réseaux sociaux. Las de la situation, et ne parvenant pas à sauver son personnage de cette nouvelle identité ultra-nationaliste, son auteur finira, en 2017, par tuer sa grenouille à travers un dessin de cercueil[4]. La technique rhétorique consistant à prendre un nom de code anodin pour pouvoir dire en toute légalité des propos qui pourraient tomber sous le coup de la loi, s’appelle le dog whistle (sifflet à chien). Sa force ? Il est extrêmement difficile de prouver devant un juge les mauvaises intentions de son auteur. Si celui-ci plaide le malentendu ou l’ignorance, on ne peut que lui prêter des arrière-pensées ; et des « arrière-pensées supposées » ne font pas un coupable.
Si l’antisémitisme est difficile à faire identifier et condamner, c’est qu’il se montre toujours plus inventif dans son lexique et ses références pour « initiés ». Par ailleurs, le langage antisémite est presque toujours lié à la rhétorique complotiste. Or, jusqu’à preuve du contraire, prétendre qu’une élite « dirige le monde » n’est pas condamnable. Cela le devient lorsque l’on identifie cette élite à un groupe humain précis, comme une ethnie ou une religion. Par conséquent, il suffit d’ironiser adroitement sans citer le groupe que l’on vise, en faisant en sorte que le public ciblé comprenne le message, et la loi ne pourra rien.
Et le piège se referme. Nous avons deux options, et elles sont toutes deux mauvaises. Laisser faire revient à banaliser des images et représentations qui sévissaient déjà aux XIXe et XXe siècles pour dénoncer, au choix, « le complot judéo-maçonnique et sa haine de l’Église », « Les Juifs et le Grand Capital » ou, inversement, « Le judéo-bolchevisme et sa tentative de déstabilisation du monde ». Réagir et tenter d’expliquer pourquoi ces mots, gestes, dessins posent problème, donnent l’occasion aux antisémites de clamer, devant les promesses de bonne foi des auteurs, combien les Juifs exagèrent toujours et se victimisent pour « rester intouchables ».
Malgré tout, il reste capital de relever méthodiquement les occurrences suspectes et lister leurs apparitions, contextes à l’appui. À force de cas recensés, les dossiers deviennent crédibles et plus articulés devant la Justice. Bien sûr, les réseaux auront toujours un temps d’avance. À peine aurons-nous fait reconnaître une expression cryptée comme incitation à la haine, qu’une autre sera déjà sur le marché du troll. Mais au moins peut-on espérer qu’à force de dossiers et de cas différents à traiter, nos juges européens seront armés pour travailler sur des affaires si nébuleuses.