Devant la porte de la synagogue, les gens s’énervent, ils veulent entrer, ils ne comprennent pas pourquoi cette année nous ne pouvons pas être mille dans une salle qui contient quatre cents, pourquoi il faut maintenant vérifier l’identité de chacun.
Une voiture a fait le tour à deux reprises, avec au volant un homme arborant une grande calotte blanche et une barbe assez longue. Il a arrêté le moteur, a considéré l’entrée de la synagogue, a croisé le regard de ceux qui venaient prier. Ce n’est peut-être rien, mais dans ce contexte où l’antisémitisme est de retour, disons-le clairement, chacun devient suspect et l’on a peur d’aller prier. Car en priant, on se réunit, et en se réunissant, on l’a compris, on est en danger.
Je me suis portée volontaire pour assurer la sécurité à la synagogue. Je viens à la porte pour vérifier l’identité de chacun, expliquer à ceux qui ne sont pas inscrits qu’ils ne pourront pas entrer cette année, dire pourquoi, avec cette angoisse de chaque instant, d’être là, près de la porte, à faire la sécurité. Je suis devenue le gardien de ce temple, je ne sais pas pourquoi, peut-être justement parce que nous sommes en état de guerre, et que chacun doit chercher à se conserver lui-même. Mais il semble bien que le pacte social soit rompu et que tous soient concernés par cette guerre désormais mondiale.
Je laisse entrer ceux qui me donnent leur nom, à condition qu’ils soient sur la liste. Un homme âgé arrive, il veut entrer mais il ne s’est pas inscrit. Un petit bonhomme tout mince, à la peau ridée et aux yeux bleus, qui porte un costume élégant mais discret, et une canne sur laquelle il s’appuie, dans une démarche hésitante. Et c’est à lui que je dois dire non. Il est pourtant évident que cet individu n’est pas dangereux, qu’il ne fait pas un repérage ni ne prépare quoi que ce soit d’autre qu’une prière. Mais il n’y a pas d’exception, c’est ainsi, c’est une question de principe.
– Je suis désolée, Monsieur, pour des raisons de sécurité, nous ne pouvons pas accepter tout le monde cette année. Nous avons des consignes très strictes et nous devons les respecter.
– Mais cela fait trente ans que je viens ici, proteste-t-il.
– Je suis désolée, Monsieur. C’est impossible.
– Je ne viens que pour une heure.
– A fortiori si vous ne venez que pour une heure ! Venir pour une heure, le jour de Kippour, depuis trente ans ! Vous ne pouvez pas faire un petit effort ? Vous pourriez venir pour deux heures, puis pour trois, puis, de fil en aiguille, vous en viendriez peut-être à anticiper la chose et à vous inscrire, comme tout le monde ! Le jour de Kippour, c’est le jour le plus solennel et le plus important de l’année. Le jour de Kippour, c’est le jour du grand pardon, où l’on tente de réfléchir à ce que nous avons fait cette année, afin d’améliorer notre comportement. C’est, en quelque sorte, au-delà de la religion.
– Je le regrette pour vous, Monsieur. Je regrette infiniment. Car les autres jours, nous avons d’autres fêtes, et nous lisons la Bible.
– Je dois entrer aujourd’hui, c’est important pour moi.
Le vieux monsieur réfléchit, puis il sort son porte-cartes.
– J’ai quelque chose qui pourrait peut-être vous convaincre de me laisser entrer.
Ce n’est pas possible, me dis-je, il va sortir un billet ? Pourquoi pas sa carte bleue, tant qu’il y est. J’ai honte. Je ne sais plus quoi faire.
– N’en faites rien ! Pas d’argent, je vous en prie ! Le jour de Kippour ! Rangez votre portefeuille et rentrez chez vous s’il vous plaît.
Et c’est alors que je le vois en train d’extraire une carte Senior qu’il me tend, tout en l’ouvrant précautionneusement, d’une main agitée de tremblements, et avec une grande émotion, il me tend une étoile, une étoile jaune, à la peinture passée sur le tissu rêche, et sur laquelle est inscrit : « Juif ». Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Je suis parcourue de frissons. Une véritable étoile jaune qui date de 1942. Pauvre étoile, âpre et rêche, fragile étoile, au tissu résistant, quatre-vingts ans après les événements, au moins es-tu étoile, et les étoiles c’est ce qui nous fait rêver, au moins es-tu jaune et le jaune, c’est la couleur de l’or.
Aujourd’hui on n’a plus besoin de toi pour nous identifier, car nous avons des noms, des quartiers et un pays, Israël, inscrit sur nos fronts de juifs expulsés, l’étoile est sur notre tête, dans nos yeux, et dans notre rêve d’un autre monde, d’un monde meilleur. Et pourtant aujourd’hui je voudrais me saisir de cette étoile et marcher dans la rue arborant fièrement ce symbole de l’opprobre et de la discrimination, pour dire que nous sommes toujours là !
– Je la portais, dit le monsieur, lorsque j’avais 10 ans. Mes parents sont morts à Auschwitz. Et tous les ans à Kippour, je viens prier pour eux.
– Par ici, Monsieur, dis-je. Veuillez entrer, s’il vous plaît.
Son regard s’éclaire, tout comme le sourire qui illumine son visage.
– C’est bien la première fois que mon étoile jaune me donne le droit d’entrer quelque part !
Eliette Abecassis