En pleine guerre contre le Hamas, l’État hébreu a besoin de main-d’œuvre pour remplacer les travailleurs palestiniens.
En ce matin d’hiver, il règne sur le campus de l’université de Rohtak un froid mordant, humide, qui ronge les membres. Des centaines d’hommes entre 20 et 40 ans s’agglutinent ici ou là. Quelques-uns se réchauffent autour d’un maigre feu. Tous attendent leur tour pour un examen d’embauche. Des recruteurs du BTP sont arrivés d’Israël où il y a 10.000 postes à pourvoir: menuisiers, carreleurs, plieurs et plâtriers. La guerre avec le Hamas et l’annulation des permis des travailleurs palestiniens ont engendré une pénurie de main-d’œuvre. Quoi de mieux que l’Inde pour pêcher des candidats? Le pays le plus peuplé du monde a des bras à revendre.
«Des dizaines de milliers d’Indiens se sont présentés», constate Shay Pauzner, directeur adjoint de l’Association des constructeurs d’Israël (Israel Builders Association), qui porte les intérêts du secteur. «Au total, 30.000 étrangers doivent venir dans les prochains mois», ajoute-t-il. Les Indiens vont représenter la part du lion. Benyamin Netanyahou a téléphoné au premier ministre Narendra Modi en décembre pour accélérer leur arrivée en Israël.
Quand le bureau indien de l’apprentissage a publié les annonces, la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux. Et quand l’État de l’Haryana, où Rohtak est situé, a décrété que les examens auraient lieu la troisième semaine de janvier, ce fut la ruée. Des milliers d’hommes venus des quatre coins du pays ont afflué vers Rohtak. La police a commencé par faire le tri. Ceux qui ne sont pas originaires de l’État, dehors! Les forces de l’ordre leur ont barré l’accès au campus. Priorité à la main-d’œuvre locale. L’Haryana a assez de chômeurs comme ça.
Campagnes de recrutement
Une deuxième session de recrutement pour 10.000 postes supplémentaires a été organisée du 23 au 30 janvier par les autorités locales à Aliganj, dans l’État de l’Uttar Pradesh, dans le nord du pays. Voilà environ une décennie que 10 à 12 millions de jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail, et le gouvernement de Narendra Modi, en fonction depuis 2014, n’a jamais réussi à doper l’emploi. Les récits des candidats dessinent un phénomène: la quête sans fin d’un CDI à temps plein avec une protection sociale. À 34 ans, Muna Kasab illustre le fléau majeur de l’Inde d’aujourd’hui: le sous-emploi. «Je travaille comme homme à tout faire dans une épicerie», explique-t-il.
Les magasins indiens sont remplis de ces employés payés une misère pour guider les clients et approvisionner les rayons. Muna a tout essayé avant d’en arriver là: J’ai été camionneur, comptable… Dix fois j’ai passé les examens de la fonction publique, de l’armée et de la police.» La pression sur ses épaules est forte dans cette société patriarcale où la figure du pater familias pèse lourd. Muna Kasab est marié avec deux enfants. Ma femme m’a dit: tu as assez essayé. Il vaut mieux que tu partes à l’étranger et que tu commences à gagner de l’argent pour nous. Il a fait une demande de visa pour la France où il aimerait travailler comme chauffeur. «Vous ne connaissez pas quelqu’un en France qui offrirait un emploi? », interroge-t-il.
Les 10.000 postes disponibles en Israël n’ont rien d’un billet pour la terre promise. Le salaire s’élève à 1500 euros par mois pour 59 heures de travail par semaine. Les offres publiées sont avares en détail. Les candidats ignorent qui les fera travailler, sur quels chantiers, et où ils logeront. Les heureux élus paieront leur billet d’avion. Ici, ça sonne comme une bonne affaire. «Ma famille n’est pas ravie de mon désir de partir dans un pays en guerre. Ils seront bien contents quand je leur enverrai ma première paie. Je ne gagne que 15.000 roupies par mois (165 euros)», lance Rahul, 27 ans. À côté de lui, Sandeep Mehta, 41 ans, complète: «On ne touche jamais plus de 15.000 à 20.000 roupies par mois, c’est impossible de joindre les deux bouts avec une somme pareille. Dans la région, beaucoup tentent d’émigrer clandestinement en Europe ou aux États-Unis. Les passeurs réclament 4 millions de roupies par tête (44.000 euros). Mais si je réussis les tests, je partirai gratuitement.»
Peu de candidats qualifiés
L’Haryana n’est pas le seul État à connaître ces départs illégaux. Le phénomène touche le Pendjab voisin et le Gujarat dans l’Ouest. Le problème ne vient pas seulement des emplois disponibles. Il prend sa source dans un système éducatif défaillant, gigantesque machine à fabriquer des millions de jeunes sans compétences.
La plupart des candidats interrogés ont arrêté leurs études au collège. Quelques-uns ont décroché un diplôme d’économie et de finance, ou d’apprentissage, sans aucune valeur. Du coup, les entreprises peinent à trouver des candidats qualifiés. Et pour ces diplômés, l’entrée sur le marché de l’emploi ressemble aux portes de l’enfer. Sandeep Mehta en a eu un aperçu, de l’enfer. Il a beaucoup cherché après sa sortie de l’école. «Finalement, je suis parti travailler sur des bases américaines en Irak en 2005 pendant la guerre. Puis je suis allé en Afghanistan en 2010 pendant trois ans où j’ai été employé par l’Otan. Je sais remplir le réservoir d’un hélicoptère. Je sais faire plein de choses. Mais les recruteurs israéliens ne sont pas intéressés.»
Des briques et du sable sont entassés devant l’entrée de l’atelier de mécanique où se déroulent les tests d’embauche. Le bâtiment est fermé. Les Israéliens ne viendront pas en ce jour du shabbat. Le recrutement est presque fini de toute façon. «Nous avons examiné 10.000 candidats, 5000 ont été retenus», conclut Shay Pauzner.