A la disparition de Charles Goldstein, le peintre de la Shoah, le Département héritera de sa maison, de son atelier et de ses toiles. Le but : en faire une résidence d’artistes.
Sa coquette demeure est installée depuis 300 ans à quelques pas de la place du Souvenir, dans ce village près de Vaux-le-Vicomte. Heureux hasard. L’une des toutes premières fermes du château abrite aujourd’hui l’atelier du peintre Charles Goldstein, enfant rescapé de la Shoah.
Ce dernier a légué au Département de Seine-et-Marne sa propriété d’une valeur de 500 000 € ainsi que son patrimoine artistique de 500 toiles estimé à 1,5 million d’euros. La Ferme de Bordière devient lieu d’art et de Mémoire sur un épisode de l’Histoire « qu’il convient de ne jamais oublier ». Interview.
A 86 ans, peignez-vous avec la même passion qu’à vos débuts ?
Avec la même passion, la même force et les mêmes convictions concernant la technique de la peinture. Et surtout, je reste toujours collé à l’actualité. Chaque jour de mon existence, à travers ma peinture, j’ai le sentiment de rendre hommage aux victimes de l’Holocauste.
L’actualité vous oppresse-t-elle en ce moment ?
Beaucoup, oui. Mark Rothko disait que la peinture est acte social. Je colle aux événements surtout lorsqu’ils sont aussi envahissants comme en ce moment. Ça en devient même une obsession. Et à chaque fois, lorsque ma hantise s’endort un peu, que je respire et que je me mets à utiliser des couleurs plus franches, il y a toujours un événement qui me réveille, comme en Israël, le 7 octobre dernier et actuellement à Gaza. C’est d’une telle violence. Tout recommence, 81 ans après la Shoah, je perds à nouveau des membres de ma famille.
Comment ces drames se traduisent-ils sur votre peinture ?
Par des toiles plus dures. J’ai des difficultés à employer des teintes vives, printanières qui respirent la joie et le bien-être, comme au moment des attentats du Bataclan. Pourtant, je commençais à me dire que je devais me sortir de cette hantise d’avoir perdu 80 membres de ma famille, de cette hantise d’avoir été un enfant miraculé.
Vous sentez-vous coupable d’être vivant ?
Je suis le seul homme de toute ma famille (et quelle grande famille, j’avais 18 oncles et tantes !) à avoir atteint l’âge que j’ai. Mon frère et mon père sont morts jeunes. J’ai 86 ans, c’est presque un miracle. Mais, non, je ne me sens pas coupable. Mon père, ma mère, mon frère et moi avons échappé miraculeusement aux Allemands. Mais on a aussi fait l’effort de rester vivants. Pendant l’exode, le risque était considérable. On avait une chance sur trois d’en sortir vivant. Pendant des centaines de kilomètres, on était bombardés par les avions.
Chacun de ces disparus pèse-t-il un poids sur vos épaules ?
Le vrai poids, c’est de ne pas les avoir connus. Le vrai poids, c’est de ne jamais pouvoir faire le deuil de ceux qui sont devenus cendres et poussière. Quand je rentre dans mon atelier, j’imagine de quelle manière ils ont disparu. C’est terrible parce que je les vois disparaître. Je les vois dans les chambres à gaz. Je les vois dans le four crématoire. Je les vois disparaître en fumée à travers les cheminées d’Auschwitz Birkenau. Ce qui me fait mal, c’est le déni d’existence. Je n’ai qu’une seule photo de ma famille qui montre une dizaine de personnes. Il ne me reste rien, aucun autre cliché. Cette photo est très précieuse, je l’ai sous les yeux en permanence.
A quel moment l’absence de cette famille vous a-t-elle le plus percuté ?
Quand mon frère a reçu la Légion d’honneur, en 1996, quelques mois avant sa mort, il n’y avait que notre mère, mais elle était atteinte de la maladie d’Alzheimer et ne s’est rendu compte de rien. Autour de lui, il n’y avait que moi et quelques cousins. Dix ans plus tard, à ma remise de la Légion d’honneur, je n’avais personne. Beaucoup d’amis mais pas de famille en dehors de ma nièce. C’était dur. Ce sont des événements comme ça qui nous rappellent qu’on aurait dû avoir 70 cousins germains si les hommes n’avaient pas été des loups entre eux.
Hélas, l’Histoire nous prouve qu’ils le sont toujours….
Le « plus jamais ça » relève de l’utopie. L’Histoire est un éternel recommencement. Le grand théologien Emmanuel Levinas disait : « je suis heureux et reconnaissant d’être le citoyen d’une nation à laquelle on peut s’attacher par le cœur et par l’esprit aussi fortement que par les racines. » Cette phrase est tellement d’actualité alors que la droite et l’extrême droite sont en train de gagner du terrain.
L’hypothèse de l’arrivée de Marine Le Pen au pouvoir en France m’effraie autant que la mort. Ce qui est triste, c’est le rejet des migrants. Ce qui se passe en ce moment dans notre pays me désespère.
Vous regardez régulièrement des reportages sur la Shoah. Inconsciemment, ne cherchez-vous pas des membres de votre famille sur ces images ?
En effet, récemment, j’ai regardé « La Shoah des ghettos », un documentaire diffusé sur Arte. Il y avait des images du ghetto de Vilno qui est proche du village où vivait ma famille, en Pologne.
Je regardais des visages et, effectivement, je me disais que peut-être, il s’agissait d’une tante ou d’un oncle, d’un grand-père ou d’une arrière grand-mère. C’est la raison pour laquelle je regarde tout ce qui passe à la télé sur le sujet.
Vous dites souvent que vous êtes né deux fois. Pourquoi ?
Le 11 mai 1944 est la date de ma deuxième naissance, au moment de la rafle de Gramat, dans le Lot. J’aurais pu être emmené comme certains membres de ma famille. On a résisté aux Allemands qui nous poursuivaient en sidecar en nous tirant dessus avec des mitrailleuses. Ma mère nous a caché derrière des murs en pierres sèches. On est arrivés sanglants devant ces fermiers qui nous ont recueillis.
Vous avez d’ailleurs un souvenir très précis du jour où vous êtes arrivés dans cette ferme à Gramat…
Je me souviens très bien du moment où nous sommes arrivés devant cette porte. On a frappé, une femme en noir nous a ouvert. Ma mère a demandé de l’aide. Dans ma tête, résonne encore le son de la voix de l’homme derrière. Avec l’accent du Lot, il a dit : « si ces gens risquent leur vie, nous la risquerons avec eux ». Cette voix, je ne l’oublierai jamais de toute ma vie. Cette phrase m’a fait aimer mon pays.
A la fin de la guerre, pourquoi vos parents choisissent-ils de revenir en Île-de-France ?
On avait un appartement rue des Trois-Couronnes, dans le onzième arrondissement de Paris. Ils faisaient les marchés. Notamment à Melun, à Fontainebleau et à Ponthierry. Mais, après la guerre, j’étais tuberculeux. Il me fallait le grand air. Ils se sont donc installés en Seine-et-Marne. En 1949, ils ont voulu venir à Melun qui comptait trois marchés.
Cette donation de votre patrimoine artistique au Département est-elle un poids en moins sur vos épaules ?
C’est un poids énorme que je n’ai plus. Les œuvres qui ont été déclarées dans le cadre de la donation, après un inventaire, appartiennent au Département. Je n’ai pas de famille susceptible de gérer mon patrimoine, ma maison, mon atelier, mes collections de livres d’art.
Ça me perturbait parce que je faisais le parallèle entre le départ cendres et poussière de ma famille et le devenir cendres et poussière de mes toiles. Je n’en dormais plus. Je voulais que mon œuvre serve pour les jeunes. Avec le Département, on s’est rapidement mis d’accord. Jean-François Parigi (le président du Département de Seine-et-Marne, ndlr) est conscient que la Mémoire est un travail permanent. Désormais, je dors mieux.
Pourquoi ne pas avoir réalisé cette donation aux descendants du couple qui vous a recueilli à Gramat ?
C’était compliqué. Ils ont déjà leurs propres activités à la ferme. Quand on a un métier, gérer un patrimoine comme celui-ci, c’est difficile. Dans mon entourage, personne n’était susceptible de le faire.
Êtes-vous déjà retourné dans cette ferme du Lot ?
J’y retourne tous les ans, j’ai besoin de les voir, d’être avec eux. C’est ma famille. Dès les premiers panneaux qui affichent « Gramat » à la sortie de l’autoroute, je suis un autre homme. Je revis. Trois semaines là-bas sont plus bénéfiques que n »importe quelle ville d’eau ou de bord de mer.
La donation fait forcément penser à la mort. En avez-vous peur ?
La mort qui nous attrape la nuit en plein sommeil ne m’effraie pas. Mais j’ai peur de la maladie. Je suis loin du début de ma vie mais (il touche le bois de sa table basse, ndlr), pour le moment, je vais plutôt bien.
Cette donation est-elle une manière de devenir immortel ?
Je n’ai pas cette prétention. Il n’y a que les Académiciens qui sont immortels.
Vivre autant de drames au sein même de votre famille change t-il votre rapport à la mort ?
Je ne sais pas trop. C’est vrai que j’ai été touché par les événements du 7 octobre qui m’ont ramené 81 ans en arrière. Mon petit cousin a été massacré avec sa sœur aînée sous les yeux de sa femme et de ses trois enfants. C’est surtout ces enfants ayant vu la mort de façon effroyable qui auront un rapport différent à la mort, et à la vie aussi sans doute.
Malgré ça, comment parvenez vous à ne pas sombrer dans la haine ?
Mon cousin qui s’est fait assassiner dirigeait une entreprise dans laquelle il embauchait des Palestiniens. Ils étaient très copains, ils allaient chanter et danser ensemble. Pourtant certains auraient été ses meurtriers. Comment croire en l’Homme après ça ? C’est incompréhensible. Je crois pourtant encore en l’humanité. Quand j’ai des doutes sur l’Homme, j’entends à nouveau cette voix qui nous a accueilli à Gramat. Elle m’accompagne. Cette voix m’empêche de basculer dans la haine. C’est l’humanité entière qui a parlé ce jour-là.