A 92 ans, l’ancien petit garçon juif qui a échappé de peu à la rafle du Vél d’Hiv connaît le succès avec son dernier ouvrage. Dans le capharnaüm de son bureau parisien, livres et bibelots racontent le millefeuille de ses vies.
Il imagine les choses ainsi : un matin d’automne, un homme et une femme découvriraient son nom dans la rubrique Carnet du Monde. Ils penseraient à ses livres, reliraient peut-être des passages aimés et décideraient se rendre à la cérémonie au cimetière de Bagneux. Perdus au milieu de la foule, ils écouteraient la prière pour les morts et les chansons en yiddish. Puis l’homme et la femme repartiraient côte à côte, longeant l’avenue principale bordée d’arbres, échangeant quelques mots timides sur le hasard de se trouver ici, aux adieux d’un inconnu si familier. Ils monteraient dans le même wagon du métro. «Et ce serait le début d’un roman que l’un d’eux écrira. Un roman d’où je disparaîtrai dès la première page, sourit Robert Bober. Je ne veux pas que les gens aient du chagrin à ma mort, qu’ils se disent “le pauvre Robert”. Je préférerais que ça ouvre sur autre chose.» En attendant que la vie exauce la fiction, qu’il devienne quelques lignes quelque part, l’écrivain est installé dans le capharnaüm de son bureau, au premier étage de son appartement du XIe arrondissement de Paris. Sacrément fringant à 92 ans. Bon, à part ce rhumatisme à la jambe qui l’empêche de se lancer dans la photo de rue, ce qui le tentait bien.
Autour de Robert Bober, il y a une muraille (de livres) et une pagaille (de babioles) : une photo en noir et blanc de son ami Georges Perec, regard pétillant, coupe de champagne à la main, des stylos-plumes plantés dans un pot en terre qu’il a fabriqué lui-même, un Playmobil chevalier en position assise, un prospectus jauni «Papier Rigollot Moutarde en feuilles pour sinapisme», une photo de Groucho Marx alors qu’il préfère Harpo, une boîte en porcelaine en forme de cœur où il est inscrit «If you ever need me whistle», un portrait de son ancien complice, le journaliste Pierre Dumayet dont les yeux ont l’insolence d’être encore plus bleus que sa chemise, un modèle réduit de train, des cailloux d’on-ne-sait-où dans un récipient en verre, une machine à coudre miniature «qui marche comme une vraie»… Et un peu partout, comme une nuée d’oiseaux posés sur les étagères, des post-it avec des citations soigneusement recopiées. Toulouse-Lautrec : «Quand on dit qu’on s’en fout, c’est qu’on ne s’en fout pas.» Pierre Reverdy : «Etre ému, c’est respirer avec son cœur.»
La dernière fois que Robert Bober a rangé sa bibliothèque, la balade est devenue livre. Avec un titre emprunté à Reverdy Il y a quand même dans la rue des gens qui passent, tellement joli que, depuis la parution en novembre, des mains gourmandes l’attrapent sur les étals des librairies juste pour ça. Sans même attendre nos questions, l’auteur se promène dans son antre comme un gardien de musée. Il raconte la vie de son arrière-grand-père à la longue barbe blanche, «là sur le mur vous voyez», allumeur de réverbères en Pologne. Il sourit au portrait voisin, celui de sa mère, sort le dernier livre qu’il a aimé (le Projet Lazarus d’Aleksandar Hemon) ou se réjouit de parvenir encore à réciter de mémoire une chanson de Félix Leclerc. Depuis plus de deux ans, il vit seul dans cet appartement aux immenses fenêtres, acheté vingt-quatre ans plus tôt et qui ne semble pas avoir changé. Elen, son grand amour rencontré en colonie de vacances en 1949 l’attend au cimetière de Bagneux. Leurs deux fils lui rendent souvent visite, mais sa grande joie, c’est sa petite-fille de 4 ans avec qui il se transforme aussitôt en «pépé» qui joue par terre et ne dit jamais «non».
Robert Bober habite le passé comme d’autres habitent Paris. Sans nostalgie ni regrets. Simplement comme un flâneur qui vient saluer les souvenirs, les doux et les rugueux, ou papote avec les morts. Il trouve qu’il a tout «fait en retard», mais ne renierait en rien le millefeuille de ses vies. Ses parents, juifs polonais, sont arrivés en France en 1933 pour fuir l’Allemagne nazie «sans un sou» et «sans parler français». Ils ont ouvert un magasin, rue de la Butte aux cailles, dans le XIIIe arrondissement, spécialisé dans la fabrication de tiges pour chaussures et de corsets de soutien de gorge. «Cette boutique nous a sauvé la vie, dit-il. Mon père faisait ses chaussures sur mesure à un commissaire de police. La veille de la rafle du Vél d’Hiv, ce dernier nous a prévenus : «Cachez-vous».» La famille restera plusieurs jours dans une blanchisserie, puis Robert Bober partira avec sa sœur dans un pensionnat à Clamart. Son copain, le petit Henri Beck, personnage de plusieurs livres, sera déporté. Désormais, l’enfance et la guerre sont indéfectiblement liées. «Je me souviens des affiches avec écrit “boutique juive”, de cette sortie au square de Choisy où le gardien a regardé mon étoile jaune et ne m’a pas laissé rentrer. Je suis resté sur le trottoir à attendre. Ce sont des choses qui marquent.»
Après avoir quitté l’école à 15 ans, il est devenu tailleur, un «très bon tailleur même», puis éducateur s’occupant des enfants de déportés ou encore assistant de François Truffaut. Il fallait bien quelqu’un pour garder tous ces gamins sur le tournage des 400 Coups, s’était-il dit, lorsqu’il a proposé ses services, comme ça, au culot. C’était l’époque où il passait toutes ses soirées à la cinémathèque. Il s’est tellement bien débrouillé qu’il est resté ensuite sur le plateau de Jules et Jim. La suite est connue : Robert Bober est passé à la réalisation de nombreux documentaires sur la littérature avec son grand ami Pierre Dumayet, mort en 2011. Il est finalement arrivé à l’écriture «sans se presser», à 62 ans. Très exactement, en prenant un train qui filait vers Bruxelles. Il venait de finir le documentaire Ellis Island avec Georges Perec, dont il a aussi une très belle photo avec un chat sur l’épaule, quand il a confié : «Tu sais, j’ai une idée de nouvelle…» Sur le siège voisin, Perec a répondu : «Me raconte pas, écris-la.» Il est mort avant de lire le texte qui a finalement atterri sur le bureau Paul Otchakovsky-Laurens (POL). Ainsi est né Quoi de neuf sur la guerre ?
Aujourd’hui, le magasin de chaussures de ses parents a disparu. A la place, les dessins du street artiste Seth recouvrent la façade, avec des enfants dont on ne voit pas le visage. Ça pourrait être Zozo qui traverse ses livres, ce petit garçon lancé dans une course folle pour s’échapper du Vél d’Hiv, celui que ses parents ne regardent pas pour lui laisser une chance et qui ne regarde pas en arrière pour ne pas être freiné par le chagrin. Ça pourrait aussi être le petit Alex, héros de son nouveau roman qu’il écrit chaque jour dans son bureau, à la main, sur des feuilles d’écolier. «Oui, j’ai vraiment tout commencé en retard, mais les choses sont venues petit à petit parce que j’avais un tas d’histoires à raconter.» Chaque livre porte en mémoire celui d’avant, les personnages sautent de l’un à l’autre et dans la tête de Bober, on imagine la farandole de ceux qu’il a croisés ou qu’il invente. «Vivre, c’est s’obstiner à achever un souvenir», dit René Char sur le post-it jaune, derrière lui.
1931 Naissance à Berlin.
1933 Fuite de l’Allemagne nazie, arrivée à Paris.
1993 Premier roman, Quoi de neuf sur la guerre ?
2023 Il y a quand même dans la rue des gens qui passent.
par Julie Brafman