Le chorégraphe israélien Ohad Naharin va donner au Ballet de l’Opéra de Paris Sadeh21. Immersion au cœur des répétitions.
Les danseurs qui sont passés par la Batsheva Dance Company, fondée à Tel-Aviv par Bethsabée de Rothschild en 1964, l’appellent « Dieu ». Le chorégraphe israélien Ohad Naharin, 71 ans, qui la dirige depuis trente ans, est arrivé le 29 janvier à Paris. La première de Sadeh21, qu’il donne aux danseurs de l’Opéra de Paris, a lieu le 7 février. Pour ce chorégraphe qui traversait sans cesse le monde avec sa compagnie, le monde a basculé le 7 octobre : « La situation est folle et on se sent impuissant. Je m’investis pour prendre soin des danseurs et pour que la compagnie reste connectée au cœur de ce qui nous rassemble : la recherche sur comment et pourquoi on danse. Dans cette situation catastrophique, les valeurs humaines à la Bastheva n’ont jamais été si fortes. » Des mécènes ont compensé les pertes liées aux tournées : « La plupart des pays les ont annulées sauf la France et le Portugal. Le motif ? On craint de ne pas pouvoir assurer notre sécurité, ce qui est absurde. On a le droit de protester contre ce qui se passe en Israël, mais je n’ai pas le sentiment que cela menace ma sécurité. »
Au Palais Garnier, ses répétiteurs travaillent sur Sadeh21 depuis le 22 décembre : transmettre une technique, des déplacements, des entrées, des sorties, lancer des improvisations. « Pas de miroir ou de positions imposées. Naharin, c’est l’inverse de la danse classique. On ne se guide qu’aux sensations, grâce à quoi on s’affûte d’une manière sidérante. Chaque jour, la danse trouve dans le corps des chemins différents », dit Adèle Belem, fille de l’étoile Carole Arbo et du danseur Bertrand Belem, prof de classique au CNSMD. Les danseurs s’y préparent par des cours de « gaga » le matin, une technique façonnée par Naharin : le professeur donne un mot ou décrit une image, et les danseurs improvisent suivant les sensations que ça leur inspire. Et ainsi à toute allure en changeant de registre pendant une heure et quart. « C’est aussi une philosophie, précise Naharin. Aujourd’hui, nous sommes dans les abysses de la tristesse, mais j’arrive à y flotter, sans doute parce que la compagnie est un laboratoire de danse et de vie. Le gaga développe la capacité à rire de soi-même et prône le développement de la curiosité, le plaisir et la passion de la danse », dit-il.
Les 28 danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris, éparpillés dans la rotondité du studio sous la coupole, se chauffent. Chacun exécute une bribe de son rôle. Naharin observe, s’approche, demande de refaire, livre une directive : « Prends ton temps », « fais attention », « prends l’espace »,« laisse voyager », ou des précisions qui piquent. Parce qu’un garçon sépare deux filles qui se battent d’une main qui caresse, Ohad s’écrie : « Vas-y plus fort, ce ne sont pas des chihuahas. » Voix de basse profonde qui en impose, mais de la tendresse dans les intonations. « Tombe de tout ton poids, et sans raidir tes membres, lance-t-il à une fille à qui il tend la main pour qu’elle se relève. « Il est à la fois très impressionnant et très rassurant, dit Adèle Belem. On sait son exigence, mais on ressent qu’il voit notre investissement. S’appuyer sur sa validation nous permet de donner une force inouïe à notre interprétation. »
«Pas un gourou, plutôt un gamin»
Créé en 2011, Sadeh21 est une pièce fascinante. « On passe par beaucoup de mélancolie, un peu de sensualité, de la douceur et pas mal de groove », indique Adèle Belem. Takeru Coste, qui incarnera Barbe Bleu de Pina Bausch au printemps, décrit son paradoxe : « Quand je l’ai vue à Chaillot, j’ai cru voir du Monet : une succession de tableaux mouvants, très connectés à un rythme intérieur qui change à mesure que les danseurs entrent et sortent. J’étais estomaqué. À la danser, c’est le contraire : une succession de stop-and-go, d’une intensité forte, avec des moments de flottement, comme si le temps rallongeait. » Clémence Gross, qui danse Naharin avant de remonter sur pointes pour Don Quichotte, résume : « Il y a cette volonté d’arriver à se laisser surprendre par son propre corps en le challengeant. »
Naharin décape. Dans ses pièces très dynamiques et physiques, les danseurs ne peuvent guère se fier à la musique ou aux comptes, mais s’en remettre à leur rythme intérieur, se caler sur l’autre, attraper un détail, une lumière. Naharin veut que les personnalités se révèlent. « Sadeh21 crée un collectif de puissantes individualités. Ça demande une certaine force et une présence en scène », déclare Milo Avêque, jeune danseur qui crève l’écran. « Ça oblige à se poser la question de ce qu’on éprouve en tant qu’artiste. Le déséquilibre fait partie intégrante du processus : le danseur n’est pas pensé comme maître de ses mouvements, il doit sentir les forces qui le tirent, le poussent pour laisser sortir des choses de lui. » À l’Opéra comme à la Batsheva, Naharin observe les danseurs et, à mesure, modifie la pièce.
Assis dans sa loge, il médite sur lui-même : « Qui suis-je ? Quelqu’un qui aime danser seul, le père d’une fille de 14 ans, un chercheur du mouvement, un ami de vrais beaux groupes de gens, chanceux d’avoir beaucoup de collègues qui sont mes professeurs : mes danseurs avec qui je travaille et qui travaillent avec moi. Je ne suis pas un gourou, plutôt un gamin qui regarde l’univers. J’appartiens en Israël au groupe des bâtisseurs et j’aimerais qu’un jour il puisse prendre le pouvoir sur celui des destructeurs qui nient la réalité. »
Reviendra-t-il travailler avec le Ballet de l’Opéra de Paris auquel il a déjà donné son emblématique Decadance voici trois ans : « Je suis très ému par la manière dont les danseurs travaillent, prennent la pièce et me permettent de la développer. Ils sont curieux et créatifs. Pour l’instant, je n’ai pas encore de plans, mais je les verrais bien dans Venezuela et Hora. J’ai donné Last Dance au Ballet de Lyon. »
Sadeh21 , au Palais Garnier (Paris 9e), du 7 février au 2 mars. www.operadeparis.fr