Dans « le Temps des loups », Harald Jähner raconte la décennie d’après-guerre outre-Rhin, véritable roman de la mort du Reich et d’un collapsus de la morale.
Comment un pays responsable de l’un des pires crimes de l’humanité a-t-il pu devenir une nation démocratique ? Dans le chaos de l’après-guerre, la faim, l’occupation, la nécessité de survivre, ont conduit des millions d’Allemands à un défaut de mémoire. Brusquement, en 1945, personne n’a été nazi. Et l’Holocauste ? Le mot n’apparaît nulle part.
Harald Jähner, ex-rédacteur en chef du « Berliner Zeitung », professeur à l’université des Arts de Berlin, brosse dans « le Temps des loups » (Actes Sud) un portrait passionnant du paysage après la bataille (500 millions de mètres cubes de décombres, 40 millions de réfugiés, 75 millions d’âmes).
Décomposition de l’ordre social, absence de sentiment de culpabilité, scission entre la zone est et la zone ouest, recyclage des fonctionnaires du Reich millénaire, amnistie générale, malaise dans la civilisation… Enquête minutieuse et récit brillant de ces années-là : le roman d’un effondrement et d’une renaissance, de la mort du Reich et d’un collapsus de la morale. Sauf que ce n’est pas un roman. C’est la réalité. C’est l’Histoire. Interview.
La question centrale de votre livre, c’est : comment l’Allemagne a-t-elle pu retrouver un rang digne de confiance, après-guerre ?
Harald Jähner. Une nation qui a perpétré l’Holocauste, qui a une immense responsabilité, qui a été vaincue, c’est ça, l’Allemagne de 1945… La question morale est alors passée sous silence, et le pays semble avoir régressé au XIXe siècle. Ce qui est choquant, c’est l’absence de culpabilité. Dans ma génération, celle d’après-guerre, nous avons pu constater à quel point nos parents, nos grands-parents ne se sentaient pas coupables et, en plus, pensaient être des victimes. Victimes de l’Histoire, victimes de la rhétorique d’Hitler, victimes d’une trahison.
Les vraies victimes passaient à l’arrière-plan, dans cette logique. Personne ne voulait évoquer le « problème juif ». On n’entendait parler que de la propre souffrance des Allemands, les bombardements, la faim, la déception historique. On a fait confiance à Hitler, disaient-ils, et on a été déçus. C’est ce qui dominait dans l’opinion publique, ce sentiment d’avoir été dupés. L’Holocauste, le génocide, personne ne voulait en parler.
A la fin de la guerre de 1914-1918, ce sentiment d’être des victimes était déjà prépondérant, en Allemagne. Il s’est donc simplement perpétué ?
Alors qu’ils ont provoqué tant de cruauté et de malheur, les Allemands se voyaient constamment comme des victimes nées. Personnellement, j’ai eu beaucoup de mal à expliquer ou à explorer ce sentiment. Certes, les années d’après la guerre de 1940 ont été très dures : pas de ravitaillement, pas de travail, des éléments criminels dans les rues, des pillages fréquents… La survie était une affaire quotidienne, qui ne laissait pas de temps pour se pencher sur la culpabilité collective. En plus, personne ne voulait faire face à ce passé terrible. Face aux jeunes de la génération d’après-guerre, il n’était pas question d’admettre la perte des repères moraux. Il y a donc eu une énorme crise d’autorité, et la génération de 1968, la mienne, a totalement rejeté la génération précédente et ses valeurs. Il nous était très difficile de respecter nos parents. Nous étions certains que ceux-ci avaient perdu leur intégrité et le droit de nous donner des ordres.
D’où provient cette suffisance éprouvée par la génération de la guerre, qui a persisté ?
D’abord, elle était renforcée par le sentiment d’être totalement victimisée par les bombardements massifs. Non seulement les bombardements avaient tout détruit physiquement, mais ceux-ci avaient également détruit l’univers mental des Allemands. Ils avaient l’impression qu’ils pouvaient repartir à zéro. Se fabriquer une nouvelle vie. Ce sentiment a été essentiel pour recommencer : la nation était désintégrée, l’autorité n’existait plus, les occupants géraient le pays, les citoyens allemands se voyaient infantilisés. Ce sentiment d’un retour à l’enfance est très présent dans la littérature allemande. Il imprègne la génération de nos parents et de nos grands-parents. Il favorise les illusions et les mensonges de l’après-guerre.
L’un des problèmes que vous soulevez dans votre livre, c’est que ce « point zéro » est lui-même insaisissable…
Il y a eu plusieurs « points zéro ». Le 30 avril, la guerre était finie depuis six mois à Aix-la-Chapelle. A Duisbourg, le conflit s’est achevé le 28 mars. La capitulation officielle, le 7 mai, à Reims (devant les Américains), a été redoublée le 9 mai [heure de Moscou, NDLR] à Berlin (devant les Soviétiques), et finalement, tout le monde s’est mis d’accord pour retenir la date du 8 mai, qui ne correspond à rien. Donc, ce « point zéro » est une fiction totale. Qui n’a rien à voir avec la vraie vie. L’administration, les institutions, l’enseignement étaient peuplés d’anciens nazis et tout est resté ainsi jusqu’aux années 1970. Cette fiction a cependant été très utile pour la reconstruction.
Ce qui est troublant dans vos révélations, c’est que personne n’était nazi, après la guerre. Le nazisme s’est évaporé comme par miracle.
Les gens étaient convaincus qu’au fond, il n’y avait que quelques centaines de vrais fascistes en Allemagne. Alors qu’en réalité, le parti comptait 6 millions de membres. Mais les Allemands, pensait-on, avaient été abusés par un tout petit nombre de fanatiques d’Hitler. Ce n’est qu’à la toute fin de la guerre qu’une grande partie de la population a réalisé la véritable nature du régime, quand les SS ont commencé à écumer le pays profond pour enrégimenter des jeunes et des vieux, et faire des rafles pour trouver de nouveaux soldats. Une réaction contre ces exactions a vu le jour. Et elle a été très utile après la guerre pour faire croire que c’était une réaction antifasciste.
Ce qui est très étrange, à mes yeux, c’est que les Allemands ont eu une attitude très fanatique jusqu’au dernier jour des combats, et à la seconde même où la reddition a été signée, cette combativité s’est dissipée. D’un seul coup, tout le monde est devenu pacifiste. Les Alliés redoutaient des actes de terrorisme, et ceux-ci n’ont jamais eu lieu. Le fanatisme des fameuses « meutes de loups » préparées pour frapper l’ennemi dans le dos n’a pas survécu. Les loups se sont simplement fondus dans la population. Les bêtes soi-disant sauvages n’ont jamais sorti les crocs. Les soldats français, américains, britanniques ont été surpris, voire étonnés, par ce manque de réaction. Tout le monde s’est soumis à la nouvelle autorité, qu’elle ait été française ou américaine. Les Allemands avaient envie d’ordre.
Que les citoyens de base aient eu envie d’ordre, on le comprend. Mais les nazis, les Waffen-SS, les fanatiques choisis par Himmler pour être des « loups » vengeurs, que sont-ils devenus ?
Peut-être n’étaient-ils pas aussi déterminés qu’on pouvait le supposer. Dans la structure nazie, plein de gens s’accommodaient de ce qui se passait. Dans les derniers jours de la guerre, la situation s’est entièrement renversée. De 1938 à 1942, l’antisémitisme a accompagné la montée de la race des maîtres, mais après Stalingrad, cette idéologie a commencé à dépérir. Le bombardement des villes a eu un effet puissant sur la désintégration de certaines idées. Pour sûr, il est resté un certain nombre de nazis purs et durs, mais, de seigneurs ils sont devenus victimes. Je dois dire que cette métamorphose me semble étrange. Je suis convaincu que l’esprit humain est malléable, qu’il peut changer totalement, et construire une nouvelle version de la vérité, plus acceptable.
Qu’en disaient vos parents ?
Rien. A 15 ans, en 1968, j’étais très choqué par la révélation des atrocités de la guerre, les camps de concentration. Mon père, né en 1922, est devenu instituteur après la guerre. Mais, en 1940, il s’est engagé dans la marine, puis a été un membre des Jeunesses hitlériennes. Quand la guerre s’est achevée, il avait 23 ans et a été affecté à l’enseignement dans la Ruhr. Il s’est alors inscrit au Parti social-démocrate. Il a été l’un de ces Allemands pétris de contradictions : formé par les nazis et partisan de la démocratie par la suite. Ses convictions sont devenues libérales, mais, en tant que père, il ne s’est jamais dépouillé de sa mentalité autoritaire. Il était difficile de discuter avec lui. Quant à ma mère, elle était institutrice en Pologne pendant la guerre. Et cette période avait été pour elle très intéressante, pleine d’aventures. De ce fait, elle était restée sourde à l’injustice et à la cruauté de la situation.
Dans cette perspective, que pensez-vous de la renaissance des mouvements d’extrême droite en Allemagne aujourd’hui ?
C’est choquant. Mais ça n’a rien à voir avec le fascisme d’hier, ni avec l’antisémitisme des nazis. C’est en rapport avec la réunion des deux Allemagnes, avec l’immigration, avec des problèmes actuels. Pour contrecarrer cette montée, il est nécessaire d’affronter les questions avec honnêteté, et faire face. Nous avons une certaine tendance à dépeindre la situation en couleurs vives. Or, ce dont nous avons besoin, c’est de réalisme. La politique de l’illusion est toxique.
C’est sur une illusion qu’a fonctionné le IIIe Reich, et c’est l’effondrement de cette illusion qui a été le terreau de l’après-guerre ?
En gros, oui. Essayez de vous représenter ce que pouvait être un pays dévasté, peuplé de travailleurs forcés, de prisonniers de guerre, de détenus des camps, de soldats revenus du front ou de déplacés. Rien ne fonctionnait plus, ni l’électricité, ni la plomberie, ni l’administration, ni la poste, ni la voirie. Ni même l’idéologie. Il fallait faire place nette, table rase. Par conséquent, le passé était aboli. Sans cette abolition, l’Allemagne actuelle n’aurait pu exister. C’est ce mécanisme mental que j’ai essayé de décrire.
Propos recueillis par François Forestier
dans la France de 1945 aussi et pendant les… décennies qui suivirent, personne ou presque ne voulait parler de l’Holocauste : les plus âgés des internautes peuvent se rappeler la rage qui était la leur lorsque cette réalité était « expédiée » en fin de programme (et quand le prof d’histoire avait le temps de terminer le programme) en quelques lignes, dans le chapitre consacré à la seconde guerre mondiale et dans le paragraphe qui avait pour titre… « bilan matériel et humain », sic