Tal Bruttmann est historien, spécialiste de la Shoah et de l’antisémitisme en France au XXe siècle. Il décrypte « La Zone d’intérêt ».
La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, couronné par le Grand Prix du jury au Festival de Cannes 2023, montre la vie quotidienne de la famille du commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, installée dans une villa cossue qui jouxte le camp d’extermination d’Auschwitz. Höss, sa femme et ses enfants vaquent à leurs occupations, indifférents à ce qui se déroule juste de l’autre côté du mur. Le film sort en France mercredi 31 janvier.
De l’intérieur du camp, le film ne montre aucune image. La réalité nous parvient à travers les sons, les cris, l’aboiement des chiens, les cheminées qui fument sans interruption. Peut-on raconter le génocide sans en montrer une seule image ? Est-ce que La Zone d’intérêt donne des clés de compréhension de cet épisode de l’histoire ? Quel impact ce film peut-il avoir aujourd’hui sur les spectateurs ?
Spécialiste de la Shoah et de l’antisémitisme en France au XXe siècle, l’historien Tal Bruttmann est l’auteur notamment de La Logique des bourreaux (Hachette, 2003). Il a publié en janvier 2023, aux éditions du Seuil, Un album d’Auschwitz, comment les nazis ont photographié leurs crimes, un ouvrage dans lequel, avec Stefan Hördler et Christoph Kretzmüller, il analyse les photographies prises par les SS désireux de documenter leur travail, et de montrer à leur hiérarchie la « bonne mise en œuvre » du plan de déportation et d’extermination des juifs de Hongrie entre mai et juin 1944. Il confie à franceinfo Culture son sentiment et ses réflexions sur le film de Jonathan Glazer.
Franceinfo Culture : Qu’avez-vous ressenti en voyant le film ?
Tal Bruttmann : Je n’ai pas eu d’impression particulière. Je suis historien, et c’est mon sujet d’étude, donc je n’ai pas le même regard que la plupart des gens sur ce type de film. Mais je trouve que c’est un bon film, vraiment intéressant. En tant que spectateur, je ne me suis absolument pas ennuyé, alors qu’il est relativement long. Et j’ai trouvé que le propos se tenait. Donc je l’ai également trouvé intéressant en tant qu’historien.
Mais c’est dérangeant quand même ? Par moments, on a la nausée, non ?
C’est normal que ce soit dérangeant pour les spectateurs. Je pense que susciter ce malaise, c’est l’objectif du film. Que les spectateurs éprouvent du dégoût, c’est plutôt rassurant. Si moi-même, je n’ai pas de nausée, c’est à peu près normal puisque c’est mon sujet d’étude. Si j’avais la nausée chaque fois que je suis en présence de nazis, ce serait comme un chirurgien qui ne supporte pas la vue du sang. Il faudrait que je change de métier. Est-ce que c’est dérangeant ? Oui, puisqu’on se retrouve à la table des nazis. Donc, si vous n’êtes pas nazi vous-même, forcément, vous allez être mal à l’aise.
Vous êtes un spécialiste de l’image, vous avez notamment publié une analyse de « Un album d’Auschwitz », pensez-vous que l’on peut raconter le génocide sans en montrer une seule image ?
Je ne suis pas d’accord avec vous. Il y a plein d’images dans ce film. Dans Un album d’Auschwitz, sur lequel j’ai travaillé, il n’y a pas d’image non plus, si on va par là. Je comprends ce que vous voulez dire quand vous dites qu’il n’y a pas d’images. C’est vrai qu’on ne voit pas les victimes. Dans Un album d’Auschwitz, même si on voit les victimes, on ne voit pas leur sort.
L’album que nous avons étudié, justement, ne montre pas tout, tant s’en faut. Et le film de Jonathan Glazer est dans la même logique. Sauf que là, c’est un choix assumé, non pas par des SS, mais par un réalisateur qui a réfléchi à un projet très particulier, dans lequel il montre uniquement le côté des SS et pas celui des victimes, à dessein. Donc non, pour moi, ça ne pose pas de problème ni de questionnement particulier de ne pas « voir les images », parce que dans ce film, toute l’horreur est montrée sans la montrer, ce qui est plutôt intelligent.
Le film est construit en grande partie sur le hors-champ et sur les sous-entendus, que pensez-vous de cette mise en scène, de ce parti pris narratif ?
Plutôt que des sous-entendus, je dirais plutôt que c’est de « l’aseptisé ». Mais en même temps, quand les femmes des nazis choisissent les tenues volées aux déportées, par exemple, ce n’est pas sous-entendu. Les choses ne sont pas dites explicitement, mais c’est là.Personne ne peut imaginer que quiconque verrait ce film pourrait ignorer de quoi il retourne. D’abord, il y a le four crématoire, qui est là en permanence. Et on entend les cris des prisonniers, les hurlements, les chiens qui aboient. Il y a un travail sur le son et l’image qui joue sur ce qui n’est pas visible. Pas visible, mais en même temps, que l’on voit. On voit le camp, on voit la cheminée, et puis il y a cette scène de la rivière où Höss fait sortir de l’eau en urgence ses enfants parce qu’il y a des ossements et des cendres dans l’eau. C’est tout ce qu’il reste une fois que les gens ont été tués. Donc on ne voit pas directement l’horreur, mais l’horreur est présente.
Quel impact ce film peut-il avoir sur les spectateurs ?
On a vu une flopée de films sur le sujet, qui ont fait date. Et pourtant, cela n’empêche pas le resurgissement de l’antisémitisme, que l’on peut constater depuis quelques mois, ou la perte de perspective sur la Shoah, surtout aux États-Unis. De nombreuses enquêtes ont révélé que pour les étudiants, la Shoah ne signifie pas grand-chose. Cela tend à montrer que l’impact du cinéma reste limité, qu’il est un vœu pieux, et qu’il ne faut pas trop s’y investir au sens intellectuel du terme. Et en plus, La Zone d’intérêt n’est pas un film grand public. Par combien de personnes le documentaire de Claude Lanzmann, Shoah, qui est un chef-d’œuvre, a-t-il été vu ? Quelques dizaines de milliers, pas plus. Donc, il y a l’impact intellectuel, c’est une chose, et l’impact auprès du grand public, c’est autre chose.
Holocauste, la série américaine qui a été diffusée en 1978, a été vue par un Américain sur deux, ce qui est colossal. Est-ce que cela a pour autant changé les choses en matière de compréhension ou de connaissance de l’événement ? Sur l’instant oui, mais au bout de quelques années, l’impact disparaît. Donc là, ça va être la même chose, à plus forte raison qu’il s’agit d’un film de cinéma, autrement dit d’une œuvre pour laquelle il faut se déplacer pour la voir. Donc, ça peut toucher les gens, mais la question est de savoir combien de personnes vont aller le voir.
Est-ce que le film donne des clés de compréhension de cet épisode de l’histoire ?
Je suis toujours assez réticent quand on est face à une œuvre de fiction, puisque c’est une fiction, de la considérer comme importante en termes de connaissance. Cela n’enlève rien à la qualité de l’œuvre. Pour moi, l’un des meilleurs films sur la Shoah, c’est X-Men de Bryan Singer (2000) ou Starship Troopers de Paul Verhoeven (1998). Ce sont des films excellents, mais est-ce qu’on peut juger pour autant que ces films apportent quelque chose à la connaissance ? C’est assez problématique. Dans le cas de La Zone d’intérêt, c’est l’adaptation d’un roman qui est déjà une fiction de Martin Amis, retravaillée par les scénaristes du film avec Glazer. Donc, c’est une œuvre de fiction, et quand je dis « fiction », ce n’est absolument pas péjoratif. C’est une représentation de cette histoire, qui imagine le point de vue du chef des bourreaux, en l’occurrence Rudolf Höss. Mais on ne peut pas l’utiliser comme un élément du réel. Autrement dit, ce n’est pas en voyant ce film que vous pouvez dire, voilà comment était Rudolf Höss. Vous voyez des dégénérés de nazis, parce que ce sont des dégénérés, qu’il s’agisse de lui, de sa femme, du fils, qui sont tous fracassés du bulbe. Ça, c’est clair et ça, c’est assez proche de ce qu’étaient les nazis. Mais le film ne prétend pas être une étude du réel, ce n’est pas un documentaire, ce n’est pas une œuvre qui se revendique comme telle, et c’est très bien comme ça.
Pourtant le film est inspiré par la vie de gens qui ont vraiment existé ?
Oui, bien sûr. On ne peut pas dire que le film ne s’inspire pas du réel, c’est réel. La villa a vraiment existé là où elle est placée dans le film, Auschwitz a vraiment existé, il y avait vraiment un commandant, donc tout ça, c’est réel. Mais au-delà de ça, le comportement de l’individu, enfin des individus, cela relève d’une fiction, au sens où c’est une interprétation qui est donnée par les auteurs, par les scénaristes et par Glazer. Mais le film est hyperintéressant parce qu’il nous plonge dans ce qu’aurait été la psyché de ces gens-là. J’insiste sur le conditionnel, parce que le film est une représentation de ce conditionnel. Le film ne prétend pas se fonder sur une quelconque étude qui aurait été faite sur Höss et sur sa famille. Même si tout est crédible, cela n’en est pas pour autant la réalité, au sens premier du terme. C’est une œuvre de fiction, qui représente des événements réels avec des personnages réels, mais qui nous montre le point de vue d’un auteur, voire de trois auteurs : Martin Amis, les scénaristes et Jonathan Glazer.
Il y a aussi des choses que l’on comprend juste dans le jeu des acteurs, notamment celui de Sandra Hüller, extraordinaire, qui incarne la femme de Höss, et qui jusque dans son corps montre la brutalité, et la manière dont le nazisme et les camps d’extermination ont permis à certaines personnes de s’élever socialement…
Oui, tout à fait. Le film touche du doigt un certain nombre de réalités. Mais si je vous parle en tant qu’historien, est-ce que je peux vous dire que ce film correspond à la réalité ? Non, c’est une fiction, même si cette fiction résonne avec de nombreux éléments du réel.
La Zone d’intérêt est par exemple beaucoup plus éloigné de la réalité que La Liste de Schindler, qui parle de faits réels, et qui essaie de les suivre même s‘il y a du romanesque. Alors que là, avec La Zone d’intérêt, on a vraiment affaire à une fictionnalisation du réel, encore une fois, qui part d’éléments concrets, Auschwitz, le commandant du camp, sa famille, la villa où ils habitent, la carrière de Höss quand il est rappelé à Berlin et qu’il revient ensuite pour appliquer le plan d’extermination des juifs hongrois… Mais en même temps, chaque scène, elle, correspond à des projections, parce que cela ne se fonde pas sur une étude. Avec Starship Troopers, le principe était de vous faire adhérer à des gens qui sont des nazis, mais vous ne vous en rendiez compte qu’à la fin. C’est de la science-fiction pure et dure, mais avec un énorme sous-texte. Verhoeven prend le parti de vous faire adhérer à un système qu’il dénonce à la fin pour vous montrer à quel point on peut être piégé. Alors que Glazer nous dit d’emblée : bienvenue chez les nazis. C’est annoncé cash, et évidemment, c’est dérangeant. Et c’est bien que ce soit dérangeant. Et tout le boulot qui est fait sur le son et l’image est vraiment intéressant et convaincant.
Dans quelle mesure la fiction peut-elle nous éclairer sur le réel, et l’histoire ?
Si on parle des œuvres de fiction en histoire, c’est une autre manière d’aborder l’histoire, qui laisse plus de liberté aux auteurs. Par exemple, X-Men ou Starship Troopers, ce sont des films de science-fiction, mais je trouve qu’ils nous en disent beaucoup sur l’histoire, justement parce qu’ils donnent l’impression que ça ne traite pas du sujet alors qu’on est en plein dedans. Donc moi, je n’ai aucun problème avec les œuvres de fiction qui traitent de l’histoire, et en l’occurrence, de cette histoire-là. Le cœur du problème, c’est de considérer que ce film dit le vrai. Si quelqu’un vous dit que Starship Troopers dit le vrai, vous allez trouver ça stupide. La Zone d’intérêt ne dit pas plus le vrai que Starship Troopers.
Cela ne signifie pas que c’est péjoratif pour la fiction, mais cela ne parle pas du même endroit. C’est comme tous les débats qui ont eu lieu au moment de la sortie du film Napoléon, toutes ces polémiques sur la crédibilité de telle ou telle scène n’ont pas lieu d’être. Tant que le réalisateur et les scénaristes respectent le sujet, et qu’ils respectent à peu près le fil des événements, pour moi, il n’y a pas de problème. Dans La Zone d’intérêt, il y a de nombreuses scènes imaginaires, comme celle où Höss se déplace dans des passages secrets pour aller rejoindre sa maîtresse. C’est de la fiction. Est-ce que ça gêne la narration ? Non, ça apporte un élément supplémentaire de compréhension du personnage. Ça le montre dans toute sa « saloperie », mais ce n’est pas le vrai.
Autrement dit, ce film n’est pas le réel, mais il éclaire le réel ?
Exactement, ce film imagine ce qu’a pu être un bourreau de cette envergure-là, et c’est ce qui est intéressant puisque ça nous fait plonger dans sa psyché, dans celle de sa famille, donc cela amène beaucoup de choses. Et dans la réalisation, le parti pris du hors-champ, cela montre la manière dont eux regardent le réel à travers leur propre prisme. Ce qui se déroule de l’autre côté de la villa ne les intéresse pas.
Comme si cela n’existait pas ?
Ce n’est pas tant que ça n’existe pas que ça ne les concerne pas. Ces gens de l’autre côté du mur existent, mais ils s’en foutent. Les gens qui sont de l’autre côté du mur sont ceux qu’ils méprisent, ceux qu’ils détestent. Cela nous montre comment des nazis pensent, leur fonctionnement, et je trouve que c’est assez juste. Donc, on touche une certaine réalité, une réalité potentielle, en recourant à la fiction.
Est-ce que l’on peut comprendre ce film sans connaître l’histoire, et sans avoir vu des images des camps ?
Dans le film de Jonathan Glazer, on ne voit jamais le site, donc voir le film ne permet pas de le connaître. Le film fait des entorses à la réalité dans la temporalité. L’action se déroule de 1943 jusqu’à mai 1944, quand débute la déportation des juifs de Hongrie. Or, le crématoire qui est face à la villa n’a fonctionné que de septembre 1941 à la fin du printemps 1942, donc seulement les six premiers mois. Ensuite, les assassinats se sont déroulés à 3 kilomètres de là, à Birkenau, qui n’a plus rien à voir avec Auschwitz et cela a duré beaucoup plus longtemps à Birkenau, avec beaucoup plus de morts. Or, cet ailleurs ne figure pas dans le film, ni au premier, ni au deuxième, ni même au troisième plan. Autrement dit, on rentre dans la fictionnalisation. Il y a plein de choses qui relèvent de la fiction pour les besoins de la narration. Et ceci en est un bon exemple. On a tout concentré dans un endroit parce que c’est plus frappant et efficace d’appliquer la règle de l’unité de lieu, d’action et de temps.
Donc, si je vous fais une réponse d’historien, je vous dis que le film n’a aucun rapport avec la réalité. Mais c’est une fiction qui permet de montrer beaucoup de choses, mais pas le réel, en tout cas pas le vrai de la réalité. Parce que le vrai de la fiction, c’est de la fiction. Donc voilà, c’est tout le problème. Un film de fiction dit-il le réel ? La réponse est non. Est-ce qu’il permet de comprendre des choses qui ont trait au réel ? La réponse est oui. Est-ce que c’est un film qui traite bien du sujet ? Concernant La Zone d’intérêt, la réponse est oui. C’est un film qui traite même très bien du sujet.
Ce film pose la question de la représentation de l’indicible, de l’irreprésentable. Que pensez-vous de la manière dont le réalisateur s’est emparé de ce sujet, en laissant la réalité de l’autre côté du mur, en ne la montrant pas frontalement ?
Alors là, c’est vraiment des débats franco-français. Il y a plein de films et de séries aux États-Unis qui ont montré l' »immontrable ». Et nombre de ces films ne sont jamais sortis en France. Il y a un film avec Harvey Keitel qui s’appelle The Grey Zone par exemple, qui est sorti il y a une vingtaine d’années, avant Le Fils de Saul, et qui montre ce qui se déroule à l’intérieur des chambres à gaz. Le film n’est jamais sorti en France. Il y a une série avec Robert Mitchum, diffusée aux États-Unis au début des années 1980, qui s’appelle Winds of War, qui montre aussi les chambres à gaz, la crémation des corps. Cette série n’a jamais été diffusée en France non plus. Je ne juge pas de la qualité de ces œuvres, mais ce sont des productions avec de gros moyens et des têtes d’affiche, des acteurs de premier plan, et que l’on a pourtant jamais vus en France. Donc cette idée de l’immontrable est bien une perspective franco-française. Cela montre la manière dont on perçoit les choses, et tous les enjeux qu’il y a dans notre société sur ce sujet. Bon, mais là, le film de Glazer est distribué en France, et c’est un film que je trouve intéressant, et intelligent.
Propos recueillis par Laurence Houot