Depuis près de sept ans, la créatrice du projet « Les Derniers » va à la rencontre des ultimes témoins de la Shoah. Pour faire entendre leur vision du présent et de l’avenir. Et leurs cris d’alarme.
Sophie Nahum est réalisatrice de documentaires. Après avoir œuvré pour de nombreuses sociétés de production et de chaînes de télévision, comme Arte, elle a décidé, voilà sept ans, de se vouer entièrement au projet « Les Derniers ». Web-série, films documentaires, conférences, livres, podcasts, site Internet, bientôt plate-forme vidéo (qui sera lancée ce 31 janvier 2024) et application géolocalisée, Les Derniers, consacrés aux ultimes survivants de la Shoah, sont multisupports. Avec, pour cible, les nouvelles générations et, comme motivation, l’idée que rendre accessible la voix des témoins grâce aux nouvelles technologies est une urgence absolue.
Dans un premier temps, par la production d’une série de documentaires courts – parfaits pour une « consommation » sur les réseaux sociaux, où chaque épisode est diffusé en accès libre et gratuit. Des petits films où l’on voit Sophie Nahum rendre visite, chez lui, à l’un des « Derniers » pour qu’il lui raconte, autour d’un café ou d’une vatrouchka, son enfance, la guerre, mais aussi et surtout l’après et le présent. Sa vie.
Avec une centaine d’épisodes accumulant des millions de vues, des dizaines de milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux et trois livres en librairie, le projet rencontre aujourd’hui un franc succès et est utilisé par de nombreux professeurs en France. Depuis 2022, Les Derniers sont internationaux grâce à Leslie Benitah, soutien de la première heure et réalisatrice aguerrie de documentaires installée à Miami, qui prend le relais de Sophie Nahum aux États-Unis, au Canada et en Israël.
Le Point : Comment vous est venu ce projet ?
Sophie Nahum : Je peux vous prendre la journée ? Non, sérieusement, j’y consacre l’introduction de mon premier livre [« Les Derniers. Rencontres avec les survivants des camps de concentration », Alisio, 2020, NDLR] et cela me demande une vingtaine de pages, donc autant vous dire que ce fut multifactoriel. Pour un résumé à l’os, concrètement, j’ai rencontré en 2010, et pour la première fois de ma vie, un ancien déporté, Jacques Altmann. Et je m’étais posé un tas de questions. Comment faut-il lui parler ? Faut-il être sérieux, solennel, comme on en a l’habitude de le voir ? Et, finalement, face à lui, je me suis rendu compte de l’évidence : qu’on était sur les dernières années des derniers témoins – tous avaient déjà près de 90 ans –, que mes enfants n’auraient pas la possibilité d’en rencontrer quand ils seraient en âge de comprendre – enfin, surtout de s’intéresser au sujet. Et là où Jacques m’a impressionnée, c’est sur ce qu’il avait à dire sur l’après, sur le présent. Cela m’a sauté au visage : voilà quelqu’un qui avait construit une vie après ça, avec un courage, une élégance hallucinante. Ensuite, quand je suis allée à Auschwitz avec Jacques, j’ai encore un peu progressé dans ma prise de conscience. Sur le fait que survivre aux camps, c’est une accumulation de miracles. Mais la prouesse, c’est de construire après, malgré ça. Voilà l’essence de mon projet, porté par le sentiment qu’en se focalisant sur les faits de la Shoah, l’Histoire et la guerre on manquait peut-être l’essentiel : la vie, après, et la vie tout court.
Vous n’avez, de fait, pas du tout une démarche d’historienne…
Non, je ne suis pas du tout historienne, je ne suis même pas du tout une passionnée d’histoire. Ce qui me porte, c’est le présent et l’avenir, dans une démarche d’ailleurs assez politique. Dans une société assez victimaire et défaitiste, avoir pour les jeunes des héros de cette trempe, présenter des gens qui te disent, en gros, que tout est possible dans la vie, que, même après le pire du pire, tu as quand même ton destin en main, voilà quelque chose qui était hyperimportant. En tout cas, moi, c’est ce que je voulais montrer à mes enfants – même s’ils n’existaient pas à l’époque.
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Depuis le 7 octobre 2023, difficile de ne pas saisir tout ce qu’il y a de présent dans ce passé.
Oui, que ces gens gagnent à être entendus, c’est évidemment encore plus clair aujourd’hui. Mais le fait est que, tout de suite, j’ai eu le sentiment qu’ils ne témoignaient pas du tout pour qu’on pleure avec eux, pour qu’on les aime, pour qu’on s’apitoie sur leur sort – en résumé, tout ce qu’on nous présente à la télévision, avec des films documentaires très factuels, la rafle du billet vert ou celle du Vél’ d’Hiv heure par heure, etc. –, mais pour qu’on entende leur vision du présent et de l’avenir. Cette espèce de cri d’alarme, dès le départ, qui est de dire : « Voilà, nous, on est là, on témoigne pour vous alerter. On a vu, on sait jusqu’où l’homme peut aller. Et on veut vous prévenir des mécanismes qui ont été mis en œuvre et qu’on voit à l’œuvre encore aujourd’hui. » Ils veulent aussi nous alerter sur le fait que malgré, le mantra « plus jamais ça » rien n’a changé. Tel est l’angle qui m’avait semblé passer complètement sous les radars, parce que « problématique », un peu dangereux… En tout cas, ce n’était pas l’ambiance en 2010 : il y avait une manière d’aborder la Shoah très consensuelle, très polie, très policée. Cette idée que la haine ne découle que de l’ignorance, que si on apprend l’Histoire, si on impose le devoir de mémoire, si on écoute les déportés, alors, d’un coup, la haine va disparaître et tout ira merveilleusement bien. Ce qui est totalement illusoire.
On entend d’ailleurs de plus en plus que le devoir de mémoire aurait été contre-productif. Qu’en faisant de la mémoire une contrainte, on ne peut qu’appeler une réaction de rejet.
Oui, c’est sûr qu’on perd les jeunes quand on utilise cette formule. Après, le fait est que ce devoir de mémoire est relativement récent. Cela date des années 1990-2000, de Chirac et de son discours du Vél’ d’Hiv, et un peu avant avec la sortie de Shoah, de Claude Lanzmann. C’est ce qui a déclenché la parole des anciens déportés. D’une part parce que jusque-là on les avait fait taire, implicitement ou explicitement. Voilà des gens qui empêchaient la France de se réconcilier, qui étaient des cailloux dans la chaussure de cette vision héroïque d’une France résistante. Donc au mieux, on ne les a pas écoutés et, au pire, on leur a fait comprendre que s’ils s’en étaient sortis, c’est qu’ils avaient été eux-mêmes des ordures. Il y a eu beaucoup de suspicion – ou de déni de réalité – à la Libération. D’autre part parce qu’ils ont parlé, justement, une fois leur vie refaite, quand ils ont eu eux-mêmes des enfants, des petits-enfants.
On en a trop fait avec la Shoah ? Mal fait ?
Je ne sais pas, mais il ne faut pas oublier le tournant qu’a été l’arrivée des négationnistes dans le débat public. Face à la panique des anciens déportés, on s’est dit que l’essentiel était de transmettre les chiffres, les dates. On s’est raccroché à cette idée qu’il fallait une approche totalement scientifique, que la science pouvait avoir une prise sur le réel et que si on démontrait, alors, on allait régler le problème. Et c’était tout à fait légitime, il fallait évidemment faire tout cela. Sauf que les négationnistes, moi, j’en ai tous les jours : ce sont des causes perdues ! Ils s’en cognent de la réalité des événements et des chiffres. En se focalisant sur la preuve scientifique, sur le témoignage historique purement factuel, le tout finalement par peur du négationnisme, je pense qu’on a loupé ce qu’il fallait faire passer aux gens qui étaient à même d’entendre ces messages, cette transmission. Je crois même me souvenir qu’à une période, avant le numérique, quand on filmait avec des bobines, on se forçait à montrer qu’il y avait plusieurs caméras pour qu’on ne puisse pas soupçonner qu’il y avait eu des coupes, un montage… Mais le niveau de délire ! On travaillait pour les négationnistes. Moi, je ne travaille pas pour eux. Je travaille pour les gens qui sont encore dans une forme de déni de réalité.
C’est-à-dire ?
Autant pour ceux qui pensent que la Shoah a été une anomalie de l’Histoire que pour ceux qui croient que la résistance au nazisme a été la norme. C’est sans doute là que le devoir de mémoire a le plus dysfonctionné. On n’a rien appris de l’Histoire, sur le fait que les mécanismes qui ont permis la Shoah sont toujours intacts. Un exemple : on en a fait des tonnes avec les Justes. Évidemment, ce sont des individus extraordinaires, leurs actions ont été admirables et il faut leur donner toutes les médailles du monde. Mais on parle de combien de gens ? Quelques milliers de personnes dans un pays qui compte plusieurs millions d’habitants. Ce n’est pas satisfaisant ! À côté, moi, je rencontre des témoins qui ont été balancés par la voisine, qui était une amie de leur mère… Il y a eu des millions de lettres de délation pendant l’Occupation. Je veux qu’on parle des petits accommodements, des petites collaborations actives ou passives, car ça a été et ça reste une réalité. Aujourd’hui, ne pas vouloir le voir, c’est passer à côté de ce qui a provoqué et permis la Shoah. Elle n’a pas été le fait de monstres, mais d’hommes ordinaires, comme l’explique très bien le livre du même nom [« Des hommes ordinaires », de Christopher R. Browning, ouvrage traduit par Élie Barnavi et paru aux Belles Lettres en 2022, NDLR]. Et ce déni, il est partout. Je me souviens d’Élie Buzyn qui racontait que son père avait lu Mein Kampf, mais sans y croire, qu’il lui disait : « Ce sont des conneries ! Jamais Hitler ne fera ce qu’il écrit ! » Il s’agit évidemment d’un mécanisme de défense humain, sauf que si on n’entend pas, si on ne prend pas au sérieux les menaces, on est morts ! Qu’est-ce qu’il faut qu’il nous arrive pour que le monde réagisse sur le moment et pas cinquante ans après ?
Vous avez revu des « derniers » depuis le 7 octobre 2023 ? Qu’est-ce qu’ils vous disent ?
Oui, j’ai eu quelques nouveaux tournages depuis. Ils ne sont pas étonnés, ils sont dévastés et, surtout, ils se sentent excessivement seuls. Et moi, j’ai honte. Parce qu’on parle de gens qui ont tout bien fait comme il faut, qui ont gardé une dignité incroyable, qui ne se sont jamais vengés – et certains en ont eu vraiment la possibilité. C’est la honte qu’à la fin de leur vie, après avoir prêché la bonne parole, après avoir raconté et reraconté qui la mort de leur mère, qui de leur frère, de leur sœur, sans jamais ménager leurs efforts, c’est la honte qu’ils aient à revoir, à revivre ça. C’est trop facile de faire des milliers de documentaires sur les Juifs morts il y a quatre-vingts ans et de ne pas broncher quand on crie « Mort aux Juifs ! » dans la rue en 2014, de ne pas descendre dans la rue quand Mohammed Merah tue des enfants juifs à bout portant dans la cour d’une école. Si tu fais des films sur la mémoire de la Shoah et que tu ne te scandalises pas quand on tue Charlie Hebdo, tu fais partie du problème. Si on dit « plus jamais ça » en croyant que le « ça », ce sont les nazis, et qu’on attend que les nazis reviennent avant de bouger, alors, on n’a rien compris et on ne se protège de rien. On ne fait qu’attendre que l’Histoire se répète.