Ils ont connu l’enfer des camps nazis. Parmi les derniers rescapés, Marie Vaislic, Esther Senot et Jean Lafaurie témoignent contre l’oubli et contre l’indifférence des nouvelles générations.
» Je ne croyais pas revivre cela, je pensais que c’était terminé. On ne s’attaque pas à des bébés, des femmes : les terroristes du Hamas ont fait comme les nazis. Où sommes-nous ? Nous avançons vers quoi ? Va-t-on en finir avec l’antisémitisme, avec cette manière d’accabler les Juifs de tous les maux ? C’est partout, et pas seulement en France. » Marie Vaislic, née Rafalovitch, arrêtée le 24 juillet 1944 par un milicien dans la cour de son immeuble toulousain, a été déportée à Ravensbrück à l’âge de 14 ans. Depuis le pogrom du 7 octobre 2023, depuis ce jour où les actes antisémites ont repris en France, Marie repense à son mari, persuadé que « cela » reviendrait, que la bête assoupie de l’antisémitisme allait se réveiller. Au début de notre entretien, elle ne voulait d’ailleurs pas en parler, retenue par le souvenir de cette appréhension. Et puis les mots sont venus. L’usage de ces mots qu’elle emploie quand elle s’adresse aux enfants dans les écoles. « Il faut témoigner tant qu’on peut pour faire comprendre qu’on prend un mauvais chemin, comme la France a pris un mauvais chemin en 1940. Mes parents, Juifs polonais, sont arrivés en France dans un pays d’accueil et de fraternité. On disait chez nous : heureux comme Dieu en France. Aujourd’hui, on assassine un professeur parce qu’il montre une caricature de Mahomet. On fuit ce pays, et je crois qu’on a raison, j’ai deux petits-enfants qui vivent à Londres et à Washington, j’en suis très contente. »
Derniers témoins des camps nazis
Ancien déporté à Dachau, Jean Lafaurie, centenaire au programme scolaire déjà bien rempli pour 2024, ne veut pas accabler la jeunesse sur le thème : « Hitler, connais pas ! » Ni fustiger un manque de patriotisme, lequel fut son moteur en 1940 quand un copain lui remit un exemplaire de l’appel du 18 juin paru dans Le Petit Marseillais, qu’il recopia toute la nuit pour le glisser sous les portes des maisons de Souillac. « Oui, bien sûr, de notre temps, les huit jours qui précédaient le 11 novembre, à l’école, dans toutes les matières, mathématiques, français, on étudiait la guerre… Aujourd’hui, tout dépend des professeurs : s’ils préparent bien la rencontre, pas une mouche ne vole, la curiosité est là. La Résistance m’a aussi appris qu’on ne peut jamais prédire, que c’est l’événement qui fait l’individu, des jeunes qui avaient l’air de s’en foutre en 1940 se sont révélés des types formidables et des gars qui proclamaient leur patriotisme ont collaboré. » Alors oui, bien sûr, les attaques terroristes du Hamas l’ont horrifié, de même que les actes antisémites, mais son naturel combatif l’incite à penser que ses interventions n’en sont que plus justifiées : « Cela montre bien que nous ne devons jamais cesser de témoigner, qu’il faut toujours remettre le métier sur l’ouvrage. » Loin de déplorer l’inutilité de son travail, loin de mettre l’accent sur la haine des bourreaux, il en revient à la principale leçon qu’il a tirée de l’enfermement à la centrale d’Eysses de Villeneuve-sur-Lot et de la déportation à Dachau : la solidarité, l’entente entre camarades.
Ne versons pas dans l’idyllisme. Chez ces derniers témoins, l’appréciation de leur propre parole varie. Chez les plus optimistes, comme Lafaurie, il s’agit de « semer une graine » : « Un jour, peut-être, quand je ne serai plus là, ces jeunes vivront une scène de violence, de racisme, et ils se souviendront de ce que je leur ai raconté. » Le constat est plus mesuré chez Esther Senot : « Les élèves sont surtout frappés par la vie à Auschwitz. Ce qui s’est passé avant en France, la cause, l’antisémitisme d’État, le statut des Juifs, ils ne retiennent pas, c’est dommage. Ils sont stupéfaits par la conséquence, par notre capacité à survivre. » Marie Vaislic oscille entre deux sentiments : « Il faut qu’ils réfléchissent, qu’ils comprennent que l’humanité a souffert avant eux, que le mal est ancré en l’homme, mais le bien aussi. Un jour, quand ils seront adultes, quand ils auront à choisir entre le bien et le mal, mes paroles peut-être leur reviendront. » Mais elle avoue s’interroger sur leur compréhension : « Ils sont plus touchés par le ton, le sentiment qui anime mes propos que par ce que je dis vraiment. »
Prendre la parole contre l’oubli
Une grande figure a traduit dans ses poèmes la flamme et les doutes de ces déportés : Edith Bruck, rescapée d’Auschwitz. « Pourquoi aurais-je survécu/ sinon pour témoigner/ avec toute ma vie/ avec chacun de mes gestes/ avec chacune de mes paroles/ avec chacun de mes regards… Quand viendra mon heure/ je laisserai en héritage/ peut-être un écho à l’homme/ qui oublie et continue et recommence. » L’horloge tourne. Ils vont bientôt partir. Ainsi peuvent se comprendre aussi les témoignages récents transformés en livres aux éditions Grasset de Marie Vaislic (Il n’y aura bientôt plus personne), d’Esther Senot (La Petite Fille du passage Ronce), de Ginette Kolinka(Une vie heureuse), Julia Wallach (Dieu était en vacances), Claude et Evelyn Askolovitch (Se souvenir ensemble)… La dimension historique, philosophique, des premiers grands textes de déportés peu lus de l’après-guerre, L’Univers concentrationnaire, de David Rousset, L’Espèce humaine, de Robert Antelme, Si c’est un homme, de Primo Levi, a cédé le pas, à l’image de notre époque, à des récits purement subjectifs.
Nous vivons en effet la fin de ce que l’historienne Annette Wieviorka a remarquablement décrit comme L’Ère du témoin (Fayard). À côté de l’histoire de la Shoah, il y eut dès lors la mémoire de la Shoah : une mosaïque de récits individuels qui ne faisaient pas histoire, mais qui, selon les mots de Pierre Vidal-Naquet dans Les Assassins de la mémoire, avaient « le mérite d’introduire le vécu du roman dans l’Histoire ». « Non la vérité du camp, mais la vérité d’un individu », ajoute aujourd’hui Annette Wieviorka, qui vient de préfacer Une pédiatre à Auschwitz, récit de Lucie Adelsberger (Anne Carrière). À l’avènement de l’ère du témoin, il y a de multiples raisons qui débordent le cadre même de la Shoah. La libération de la parole individuelle après 1968. Sa légitimation au même titre que la parole des puissants. La réaction à la diffusion planétaire du téléfilm kitsch Holocauste, qui incita les survivants à se réapproprier leur histoire. L’entrée en scène des victimes dans un monde droit-de-l’hommiste, où s’imposa la morale du devoir de mémoire. Ajoutons, comme nous le rappelle Iannis Roder, la montée du négationnisme et du Front national dans les années 1980, élément décisif en France. Ajoutons aussi que ce sursaut fut à la mesure de la promesse faite « là-bas » aux morts de raconter. « À Dachau, des copains qui mouraient nous le demandaient avant de s’en aller, il faudra dire comment cela s’est passé. On avait ça dans le cœur, cette blessure ruminée », souligne Lafaurie. « Quand j’ai retrouvé ma sœur Fanny au Revier [infirmerie] de Birkenau, se souvient Esther Senot, elle n’en pouvait plus : c’est la fin, laisse-moi. Elle s’est soulevée sur sa paillasse : toi, tu es jeune, la guerre va finir, essaie de tenir, promets-moi que tu raconteras pour qu’on ne soit pas les oubliés de l’Histoire. » Promesse qui n’avait pu être exaucée à leur retour, où ils furent d’abord des témoins empêchés, rejetés, disqualifiés. « À Souillac, ma ville natale, raconte Jean Lafaurie, les têtes se détournaient, tu nous sers des balivernes. Même ma mère, qui voulait prendre en note mon récit, s’est arrêtée à la troisième page : mon petit Jean, ce n’est pas possible, tu racontes n’importe quoi. » Même défiance envers Esther Senot, revenue avec son amie Marie à Belleville vers l’appartement vide de ses parents : « Un attroupement s’est formé parce que nous étions si maigres et avions les cheveux encore ras. En 1945, un an après la Libération, on a répondu aux questions, mais un type s’est interposé : quelle idée de propager ces histoires ? Et, si c’est vrai, pourquoi vous êtes revenues et pas les autres ? On nous a culpabilisées d’être des survivantes. » Pour Marie Vaislic, seule déportée de sa famille, c’est sa mère, minée par la culpabilité, qui ne veut pas savoir ce qu’elle a vécu et qui lui assène : « “Vous, les Juifs français, vous avez moins souffert que les Polonais” ; alors je n’ai plus rien dit, j’ai tiré un trait sur cette année. » Pour eux, ce retour de parole aura été comme une seconde naissance.
Relais, de Simone Veil à Ginette Kolinka
Après que les grandes figures sont parties – Elie Wiesel, Claude Lanzmann, Simone Veil – disparaissent les derniers témoins. Bon an mal an, cahin-caha, on tente de sauvegarder une figure totémique : Simone Veil a été remplacée par Marceline Loridan, laquelle a transmis le flambeau à Ginette Kolinka. Mais la dernière heure a sonné. Pour quel glas ? « Ce qu’ils disaient aux jeunes, souligne Annette Wieviorka, c’est qu’ils partageaient le même monde, qu’ils coexistaient, les uns rescapés, les autres élèves, dans le même espace, avec tout ce que cela peut impliquer d’empathie, d’identification. » « Ce qui était très fort au-delà de leur récit, complète Iannis Roder, c’est qu’ils leur faisaient comprendre face à face : cette histoire n’est pas de la préhistoire, l’extermination au nom de la race a été possible, ce sera de nouveau possible, le monde n’est ni fini ni immuable, la meilleure garantie de la paix civile est la démocratie, mais il faut se battre.
Au-delà de ce constat, quel bilan tirer de cette prise massive de parole ? « On s’est bercé d’illusions, ajoute Roder, sur le fait que la Shoah et ses victimes-témoins aient disqualifié l’antisémitisme, qui a une dimension métaphysique. La parole pragmatique, émotionnelle, ne peut rien contre la haine métaphysique. » « Il n’y a pas une personne sérieuse pour penser que l’éducation soit une digue efficace contre le “plus jamais ça”, ajoute Annette Wieviorka. Le monde est oublieux, le monde change, dans ce monde de l’après-guerre froide, où tout est confus, où l’émotion pousse à la radicalité, la disparition des témoins vient en concomitance avec ce monde déréglé. » Dans son recueil Pourquoi aurais-je survécu ? (Rivages Poche), Edith Bruck s’inquiète aussi de cet après. « Qui pourra jamais/ continuer/ à témoigner/ au nom de ceux qui ont vécu/ l’indicible ?… Et une fois nous disparus/ les mystificateurs/ et les nouveaux haïsseurs/ les négationnistes/ se multiplieront/ “Tu te rends compte/ ils nient déjà”/ me disait Primo Levi/, “avec nous encore en vie !” » Iannis Roder se veut optimiste : « Il demeurera leurs témoignages vidéo, audio, les témoignages écrits, les livres d’histoire. De bonnes habitudes pédagogiques ont été prises. »
Jean Lafaurie, 100 ans, déporté à Dachau
« J’ai découvert la solidarité à la centrale d’Eysses, à Villeneuve-sur-Lot. Le régime de Vichy y avait regroupé 1 200 détenus. Grâce à un directeur conciliant, nous avons formé un bataillon secret, nous nous sommes autogérés, nous suivions des cours. Pour moi, ce fut une deuxième naissance. Ce fut “la république d’Eysses”. En février 1944, j’ai participé à l’évasion de 1 200 bonshommes, qui a échoué. Avec une partie des rebelles, j’ai été déporté à Dachau, où 400 de mes camarades sont morts. Là encore, l’entraide a permis la survie. Un clou m’avait transpercé la main, la gangrène a gagné le bras, j’ai voulu me laisser mourir, mais un camarade de Marseille m’a dit : “Si tu te laisses aller, je vais te foutre un tel coup de pied au cul que tu n’auras plus mal au bras.” Cela m’a fait rire et c’est reparti. Je répète cela aux jeunes pour leur montrer qu’il suffit d’un rien pour repartir dans la vie. »
Marie Vaislic, 93 ans, déportée à 14 ans à Ravensbrück
« Très vite, là-bas, j’ai compris ce qu’il se passait. J’étais novice, mais, le premier jour, en voyant revenir du travail les femmes épuisées, j’ai saisi que je ne devais pas travailler, que je ne tiendrais jamais, il fallait que je reste une enfant pour ne pas être emmenée dans les commandos de travail. Je n’ai pas imaginé que je ne reviendrais pas, je n’ai jamais pensé à Toulouse ni à mes parents, je me concentrais sur l’instant présent, il fallait que je ne pense qu’à moi. Car j’ai vu que personne ne faisait attention à moi, c’était chacun pour soi, les mères protégeaient leurs enfants, c’était normal. Je n’existais pas, j’étais seule, un vide affreux. Je me suis adaptée à tout, j’ai toujours su m’adapter, l’adaptation m’a sauvé la vie. Cette année à Ravensbrück m’a montré que j’avais la force de résister au mal, à ceux qui veulent votre mort. Je l’ai vécu alors que je n’étais qu’une enfant, et si je vais dans les écoles, c’est pour leur dire cela, parce que dans certaines écoles aussi, on apprend à des jeunes la haine des Juifs : tout se joue à cet âge-là. »
Esther Senot, 95 ans, déportée à 15 ans à Auschwitz
« Quand j’arrive à Auschwitz en septembre 1943, j’ai déjà derrière moi une année d’errance depuis la rafle du Vél’d’Hiv, cela fait un an que je me cache pour échapper aux arrestations, que je me débrouille toute seule. Par exemple, en franchissant de nuit la ligne de démarcation pour aller à Pau, je découvre en même temps qu’elle existe. Toute cette expérience a dû m’aider à Auschwitz. En plus, j’étais très indépendante, très garçon manqué, personne n’avait de prise sur moi. À Auschwitz, même si on nous a dit que nous n’avions aucune chance de survivre, je n’ai eu qu’une obsession, vivre, vivre… Je me suis dit : j’ai 15 ans, je ne veux pas mourir. Là-bas, je ne pensais pas : si tu commences à réfléchir, à t’apitoyer, c’est fini, tu es morte. Cela, je peux le faire comprendre. »