Israël a perdu 24 soldats le 22 janvier, dont 21 réservistes dans une seule attaque. Un drame à l’échelle du pays, alors que le Premier ministre cherche une voie entre la continuation de la guerre et la pression des familles des otages.
Raz Rosales a les yeux cernés. Réserviste d’infanterie, il a passé trois mois dans Gaza, comme la plupart des appelés. Il est revenu fin décembre, a repris en main son restaurant, posé en bord d’autoroute entre Tel-Aviv et Haïfa. Il fait ce qu’il peut pour retrouver sa routine, mais tous les jours, comme beaucoup d’Israéliens, il ouvre les yeux naturellement à 5h30, avant que son réveil ne sonne. Son horloge biologique est réglée sur le communiqué quotidien de Tsahal, qui annonce officiellement, un peu avant l’aube, le nom des soldats tués au front.
Parfois, il n’y en a pas. La plupart du temps, qu’un, deux, voire trois. Mardi 23 janvier, c’est 24 noms qui ont été listés par le porte-parole, dont 21 dans une seule attaque, le chiffre le plus élevé depuis le 27 octobre. Le groupe, constitué de réservistes, était en train de mettre en place des explosifs, lundi, pour détruire deux bâtiments dans le sud de la bande de Gaza, près de la frontière avec Israël. A 16 heures (heure locale) des hommes du Hamas armés de lance-roquettes auraient visé un tank stationné à proximité, et peut-être un des bâtiments lui-même – les détails sont encore flous. Les explosions en chaîne auraient enseveli les soldats sous les décombres, en blessant plusieurs autres.
«Il faut qu’on aille jusqu’au bout»
Vu de l’étranger, ces pertes humaines peuvent paraître peu nombreuses face à la tragédie quotidienne que vivent les Gazaouis – 195 Palestiniens sont morts lundi ; souvent, ce sont des familles entières qui sont emportées. Il y en a tellement – plus de 25 000 depuis le début de la guerre – qu’il est devenu difficile, même chez les Palestiniens, de donner leurs noms. Mais en Israël, ces victimes sont invisibles. Et c’est pour ses propres soldats que le pays s’est plongé dans la tristesse et le choc ce mardi.
«Chaque soldat est un monde en soi», a rappelé le président du parlement Amir Ohana, selon l’adage bien connu dans l’Etat hébreu. C’est encore plus vrai quand ils sont des réservistes, réintégrés entièrement dans la vie civile. Dans la presse, on a décliné les anecdotes. Peu à peu, alors que les enterrements se succédaient, la presse a publié les portraits de chaque soldat. Un capitaine allait demander sa fiancée en mariage, après la guerre. Un autre soldat, déjà blessé en 2014 pendant la dernière offensive terrestre israélienne dans Gaza, avait insisté pour revenir. Ce jeune sergent bédouin qui exprimait sa fierté d’être soldat, bien que «beaucoup de Bédouins souffrent des discriminations entre Juifs et Arabes».
Le Hamas est très conscient de l’attachement des Israéliens pour leurs soldats. Il en a profité pour montrer qu’après 108 jours de guerre et la mort de 221 soldats israéliens au combat, il pouvait encore se battre – sur sa chaîne Telegram, le mouvement islamiste a relayé mardi tous les affrontements, encore plus que d’habitude, comme pour enfoncer le clou. Mais malgré le bilan, la grande majorité des Israéliens ne remettent pas en cause la guerre. «Quel choix avons-nous ? philosophe Raz. Maintenant qu’on y est, il faut qu’on aille jusqu’au bout. Et puis ce sont eux qui ont commencé.»
No man’s land
L’offensive continue de plus belle : Tsahal a pu annoncer qu’après des combats intenses, elle avait assiégé la ville de Khan Younès, au sud de la bande, considérée comme le bastion de l’ennemi numéro 1, Yahya Sinwar. L’avancée de l’armée est inexorable. Mais si elle n’arrive pas bientôt à prendre Sinwar, ou à libérer les otages, ses choix stratégiques deviendront plus difficiles.
La mission des 21 soldats morts ne semblait pas liée aux objectifs de guerre ; cet ensemble devait être démoli parce qu’il tenait encore debout au milieu de ce qui est censé devenir un no man’s land. Selon le média d’investigation israélien HaMakom, l’armée israélienne a décidé de détruire la totalité des structures à un kilomètre de la frontière (y compris les mosquées, les écoles et les serres), et pas seulement, comme le maintient Tsahal, celles utilisées à des fins terroristes. Seuls les bâtiments appartenant aux autorités onusiennes ou étrangères sont épargnés.
Cette zone tampon serait nécessaire selon l’armée au retour des Israéliens dans leurs communautés visées le 7 octobre : l’attaque de lundi, par exemple, s’est déroulé à moins de 600 mètres du kibboutz de Kissoufim. Il faut à peu près 150 kilos d’explosif pour détruire une structure de cette façon, contre une à deux tonnes par bombardement. Le drame de ce lundi rappelle que l’armée pousse, au risque de perdre ses hommes, pour que les citoyens israéliens retrouvent un sentiment de sécurité le plus vite possible – et alors que le chef d’Etat-major a encore rappelé mardi que «la guerre sera longue».
Manifestations
Selon le journaliste israélien Barak Ravid, dans le média américain en ligne Axios, Israël aurait proposé une trêve de deux mois en échange du retour de tous les otages israéliens dans Gaza. Cela ne satisfait pas aux exigences du mouvement islamiste, qui demande le retrait des troupes israéliennes et la libération des prisonniers palestiniens – mais un compromis pourrait être trouvé. Pour beaucoup d’analystes israéliens, cette pause, qui permettrait à ce qui reste du Hamas de se réorganiser, pourrait signifier la fin de la guerre : il serait en effet difficile de retourner à une phase de combats intenses dans Gaza, alors même que le président américain Joe Biden, en pleine campagne pour sa réélection, fait pression pour que cessent les hostilités.
La droite israélienne voit cela d’un mauvais œil. Mais si Benyamin Nétanyahou a tout intérêt à faire durer la guerre un peu plus longtemps, le retour des otages et des déplacés permettrait de faire baisser la pression politique qui s’exprime dans la rue. Les manifestations contre le gouvernement sont devenues quotidiennes, avec les familles d’otages en première ligne. Lundi, elles ont fait irruption dans un comité parlementaire. Le soir, plusieurs centaines de manifestants se sont retrouvés devant la résidence officielle de Benyamin Nétanyahou, rue de Gaza à Jérusalem, pour demander sa démission. Un torrent artificiel teinté de rouge a dévalé la rue, censé représenter la rivière de sang des soldats, comme des otages, dans lequel, selon eux, le Premier ministre a les mains trempées.
par Nicolas Rouger, correspondant à Tel-Aviv