Assombrie par le décès de proches en Israël, l’actrice prend le parti du rire salvateur et joue une mère juive dont le décalage moque tendrement l’obsession identitaire.
«C’est quand les seins de glace ?» Mêlant pragmatisme jardinier et orthographe apocryphe, le questionnement s’impose alors qu’on marche à grandes enjambées vers l’île Saint-Louis, fief d’Agnès Jaoui, et qu’on a déjà sacrifié un pouce à l’onglée. Tandis qu’on tente de dénouer les injonctions de notre inconscient : parler obédience, poitrine, vague de froid ? L’actrice, scénariste et réalisatrice pousse la porte du salon de thé, ensevelie sous une avalanche d’habits, les frilosités de janvier et les mises à nu se combattant à l’identique.
Dans le Dernier des Juifs, elle campe une dialysée vivant avec son fils de 27 ans dans une cité vidée de sa population juive. A l’écran, le duo diffuse une mélancolie tendre. Prévenant, Bellisha cache à sa mère la disparition des enseignes casher comme ses incartades avec sa voisine, musulmane et mariée, tout en séchant assidûment ses cours de krav maga. De son balcon, Giselle observe les couleurs de peau dominantes, et initie, sans réelle velléité de déménager, l’inéluctable départ. «Agnès a une intelligence comique assez unique… J’étais persuadé qu’on allait s’entendre sur une forme de détachement, de distance, afin que le film ne vire pas au cliché identitaire», témoigne Noé Debré, le réalisateur, qui dépeint une actrice sans narcissisme, ni idées arrêtées : «Elle aime qu’il y ait une dialectique à l’intérieur des films, ceux des autres comme les siens.»
Depuis l’attaque du 7 octobre, le titre du film résonne tragiquement. Devant sa tasse de lapsang souchong, la fille de libertaires tunisiens, membres, dans leur jeunesse, d’un mouvement sioniste communiste, avoue n’avoir aucune envie de devenir le chantre d’une judéité qu’elle n’a jamais exposée. «Je ne suis ni pratiquante, ni croyante, ni politologue, ni spécialiste du Moyen-Orient, mais il est devenu compliqué de se taire.» Deux de ses proches, âgées de 80 et 12 ans ont été tuées, trois autres enlevés. Si Erez Calderon, 12 ans, et sa sœur Sahar, 16 ans, ont été libérés en novembre, Ofer, leur père, est toujours otage. Regard las et timbre ébréché, celle qui espère toujours une solution à deux états regrette que le Hamas ait ciblé la gauche progressiste.
Les dogmatismes hérissent celle qui n’a aucun désir de se coltiner des étiquettes. Féministe, on la sent échaudée par les emballements collectifs. Le fait d’être mère (de Loran et Lorranie, nés au Brésil il y a 23 et 21 ans, qu’elle a adoptés seule) aurait-il dilué ses colères ? Prétextant une histoire trop longue, elle floute l’oncle qui l’a agressée enfant. «Je comprends mieux l’incapacité de mes parents à m’entendre. Ce n’est pas facile de reconnaître qu’on a été sourd à quelque chose, qu’on a pas su protéger […] On est toujours issu d’une époque, avec ses tabous et ses non-dits.» Si Depardieu lui permet de bazarder le concept de monstre sacré − «personne n’est sacré, surtout pas un artiste» −, elle reste dans la nuance et brandit haut l’avertissement «tous les hommes ne sont pas comme ça». Fraîchement nommée, Rachida Dati ne lui inspire qu’un laconique et prudent : «Je ne la connais pas en tant que ministre de la Culture.» Si son vote au premier tour en 2022 s’est tout à fait égaré dans sa matière grise, elle précise que ce n’était pas Mélenchon et choisira Glucksmann aux européennes.
Parachutée dans le monde adulte par une explosion hormonale précoce, reine des abeilles quand les autres filles n’étaient qu’ébauches besogneuses, elle prétend s’être cognée très tôt aux angoisses de la date de péremption. En hypokhâgne au lycée Henri-IV, elle est déjà obnubilée par la scène, n’envisage pas Normale sup. Le théâtre des Amandiers sera le lieu de fertiles désillusions. Et ses «copains d’armée», ou de promo, assistent impuissants à son conflit ouvert avec un Chéreau «misogyne» et «constamment dans l’abus de pouvoir». Au retour d’un stage de comédie musicale à New York, alors qu’elle interprète Marilyn Monroe, son sein gauche s’échappe. Sans doute séduit par ce dévoilement intempestif, dit-elle amusée, le metteur en scène Jean-Michel Ribes l’engage. Elle rencontre Jean-Pierre Bacri et emménage avec lui en un temps record. Il sera son «re-père», et pendant des lustres, les «Jabac» ou «Jacri», monstre bicéphale, vont détailler les psychés de leurs contemporains, et subir la condescendance d’une certaine gauche culturelle. Depuis Cuisine et Dépendances, l’artiste ne lit d’ailleurs plus les critiques : «Je n’aime pas souffrir inutilement, et puis les pires, on en entend toujours parler.»
Bacri est mort en 2021, ils s’étaient séparés en 2012 sans cesser de collaborer. Le terme «muse» ne l’a jamais effleurée et elle déconseille aux gamines les contes de fées, véhicules de concepts rétrogrades. Son héroïne, ce serait plutôt Fifi Brindacier, rouquine aux tresses à l’équerre, qui monte à cru et tient seule les rênes de son canasson. Perturbée par la fugacité du passage sur terre, la quasi-sexa estime indispensable de laisser des traces. Le Journal d’Anne Frank, lu très jeune, l’a incitée à en tenir un, qu’elle verrait bien publié après sa mort. Grâce à ce fil introspectif, les moments où elle a été «odieuse», ou «chiante», ne sont pas occultés. Papivore, elle conseille Mangez-moi d’Agnès Desarthe ou l’Homme qui aimait les chiens de Leonardo Padura, mais reste discrète sur son futur bouquin, intitulé la Taille de nos seins. Ou comment on se découvre fille, avec comparaison des appâts dans les toilettes de l’école, et, en invité surprise, l’exhibitionniste, figure majeure des années 70.
S’arrachant soudain du velours de son siège, l’aficionado des mélodies latino-américaines demande que soit bâillonnée la radio diffuseuse de pubs. Respiration et refuge, le chant est la colonne vertébrale de la soprano. Présidente de la cinémathèque de Toulouse, elle adore intervenir dans les lycées, insuffler l’idée que l’art est accessible et doit être saisi. Bien que ses certitudes s’effritent en bien des domaines, elle est néanmoins pour une fin de vie choisie et entend s’éviter l’Ehpad. A notre demande, elle réfléchit aux avantages de l’âge. Sait qu’elle en a récemment trouvé deux. L’un, c’est prendre du recul, l’autre… elle ne s’en souvient pas.
19 octobre 1964 Naissance à Antony.
1993 Cuisine et Dépendances de Philippe Muyl (scénario avec Jaoui-Bacri).
1996 Un air de famille de Cédric Klapisch (scénario avec Jaoui-Bacri).
2000 Le Goût des autres d’Agnès Jaoui (scénario Jaoui-Bacri).
24 janvier 2024 Le Dernier des Juifs de Noé Debré.
23 février 2024 César d’honneur.
par Nathalie Rouiller
En fait j arrête la lecture de l article aux mots suivants : elle « regrette que le Hamas ait ciblé la gauche progressiste. »
Le héros du film de Noé Debré s’appelle Belicha et non Ruben.
merci!!