L’écrivain algérien, qui publie « Vivre », un roman d’inspiration apocalyptique, appelle notre pays à prendre enfin la mesure du danger auquel il est confronté.
L’apocalypse, suite et fin ? Le nouveau roman de Boualem Sansal, Vivre*, prolonge à sa manière 2084 (2015), dystopie orwellienne sur fond de dictature religieuse. Une Terre vouée à la disparition dans 780 jours, un vaisseau spatial aux allures d’arche de Noé…
L’occasion, pour une minorité d’élus, d’échapper au wokisme, aux pandémies, à l’islamisme et à la Troisième Guerre mondiale ? Une profonde angoisse quant à notre sort perce derrière l’humour de cette fable grinçante. De passage à Paris, l’écrivain algérien commente une actualité qui confirme souvent ses craintes.
Le Point : Après 2084, vous renouez avec le genre apocalyptique. Pourquoi ?
Boualem Sansal : L’inquiétude est le propre de l’homme. Et les signaux que l’on reçoit en ce moment sont tous négatifs, et même apocalyptiques. Je vis en Algérie, sous une dictature militaire et islamiste, la société y est très différente de la vôtre, avec ses archaïsmes et ses traditions. Les seuls capteurs de l’homme qui fonctionnent dans ce contexte sont ceux qui perçoivent l’anxiété. Celle-ci provoque rapidement le désir d’une solution, si possible définitive, qui nous mettrait à l’abri. Ce salut, on va le chercher dans des idéologies qui promettent des lendemains qui chantent et, mieux, dans la religion. On s’accroche à Dieu, à l’idéologie du progressisme… Plus les sociétés sont compliquées et hyperorganisées, plus elles sont sensibles. Nous sommes dépendants de tellement de choses : le climat, le taux de chômage, l’inflation, etc.
La littérature offre-t-elle une consolation, un espoir ?
Face à cette anxiété, on peut s’étourdir de loisirs, se réfugier dans des paradis artificiels. Moi, je puise davantage de confort dans la philosophie que dans les religions. Celles-ci m’apparaissent comme des supercheries moyenâgeuses. Elles promettent le salut dans l’au-delà, mais ce qui préoccupe l’homme, c’est la vie ici-bas, dans le quotidien. Sauf si on se radicalise, et qu’on transpose artificiellement dans ce monde le paradis d’au-delà. J’essaie de regarder tout cela de manière un peu zen. Au fond, nous n’y pouvons rien, en aucune manière… Je ne me dirais pas fataliste, car ce mot implique une forme de passivité, mais je crois à l’inéluctable. Plus on accepte l’inéluctabilité des choses, mieux on est armé pour les combattre.
Pourquoi avez-vous choisi de rester en Algérie, malgré les menaces dont vous êtes l’objet ?
J’habitais, dans ma première vie, dans un univers très rassurant. J’enseignais, je faisais de la recherche en laboratoire, je me nourrissais de mathématiques. La dictature était invisible pour moi puisque je n’en souffrais pas, pas directement. Puis la guerre civile est arrivée et a détruit ce que la bureaucratie et l’économie socialiste n’avaient pas encore détruit. Puis l’horrible réalité m’a rattrapé. Que faire ? J’ai longuement hésité, entre fuir et rester. J’ai vécu dans cet entre-deux douloureux, puis j’ai décidé de rester et de me battre. J’ai écrit pour dénoncer et informer ceux qui pouvaient éventuellement nous aider, et mon argument était celui-ci : l’islamisme et la dictature vous menacent, ils vont arriver chez vous, aidez-nous à les éradiquer dans votre propre intérêt. J’ai écrit des livres et des essais et je ne sais combien d’articles pour rien. L’aide n’est pas venue, mais l’islamisme s’est installé partout.
Il y a 9 ans, des terroristes décimaient la rédaction de Charlie Hebdo. Depuis, avons-nous enfin ouvert les yeux sur la réalité de l’islamisme ?
Cette date restera dans l’Histoire. L’attaque de Charlie et de l’Hyper Cacher a été pour moi un terrible choc. J’y ai vu la preuve de ce que je prédisais depuis vingt ans : la guerre avait commencé en France. Quand l’Algérie a basculé dans la guerre civile, j’ai décidé, avec des amis, des intellectuels et des journalistes, d’étudier celle-ci comme un problème scientifique. Nous nous demandions si l’islamisme était réservé au monde musulman ou s’il s’agissait d’une maladie de l’humanité. Nous avons d’abord penché pour la première option. Les pays musulmans suivaient tous plus ou moins ce mouvement et nous nous disions que les pays démocratiques et laïques parviendraient à combattre ce fléau, notamment parce qu’il ne divisait pas leurs familles comme chez nous, où chacun pouvait avoir un frère ou un père islamiste.
C’est à ce moment-là que sont apparus les lanceurs d’alerte. Je me suis moi-même rendu dans les banlieues françaises, où la situation correspondait aux débuts de l’islamisme chez nous, il y a 20 ou 30 ans. Mais personne ne m’écoutait, on me répondait que la France n’était pas l’Algérie… Les autorités y voyaient un problème marginal, elles considéraient que toutes les idéologies étaient solubles dans la démocratie et que la laïcité était une défense suffisante.
La France et l’Europe ne sont-elles pas, dans la douleur, en train de remporter ce combat ?
Je pense le contraire, la France a perdu le combat depuis longtemps, car elle s’est trompée dans son diagnostic et dans sa réponse thérapeutique. Elle a pensé que faire venir des familles entières d’immigrés était une solution. Les plans banlieues, la construction de salles de sport, de conservatoires…, c’était tellement naïf. Les municipalités socialistes et communistes ont beaucoup aggravé la situation en expliquant que ni l’islam ni l’islamisme n’étaient dangereux, que c’était une façon de vivre comme une autre et que chaque communauté avait la sienne. Aujourd’hui, la France n’a pas encore complètement ouvert les yeux. Je ne suis pas encore arrivé à convaincre mes amis français que la mosquée n’est pas seulement un lieu de culte, mais un lieu de gouvernement, d’administration, tout à la fois agora, bureau de bienfaisance, d’enseignement, d’échange, etc.
Êtes-vous favorable à la renégociation de l’accord franco-algérien de 1968, défendue, entre autres, par Édouard Philippe ?
Xavier Driencourt, qui fut par deux fois ambassadeur de France à Alger, est, je crois, le premier à l’avoir suggérée. Son idée est que cet accord donnait au gouvernement algérien, qui ne connaîtrait que le rapport de force dans ses relations avec la France, un instrument de pression considérable sur le gouvernement français. Que le gouvernement français veuille sortir de ce rapport et retrouver sa liberté d’action est chose normale. Le pouvoir algérien se considère dans la continuité de la guerre d’Algérie, il ne fonctionne que sur le rapport de force, en temps de guerre. Un ministre algérien l’avait dit officiellement : la France est l’ennemi éternel de l’Algérie. Je suis partisan d’une relation d’amitié entre les deux pays, le rapport de force n’a pas lieu d’être.
Le conflit entre Israël et le Hamas relève-t-il d’une guerre de civilisation ?
Le Hamas mène une « guerre totale », à la fois « djihad au nom d’Allah akbar », guerre d’indépendance, conflit territorial, guerre ethnique, et guerre intestine pour le pouvoir entre lui et l’Autorité palestinienne par Israéliens interposés. On y voit aussi une guerre pour sortir les Palestiniens de l’influence arabe et les mettre sous l’influence iranienne.
Certains observateurs ont rapproché le massacre du 7 octobre des crimes du nazisme. Cette référence historique vous paraît-elle pertinente pour analyser l’islamisme ?
Le Hamas n’hésiterait pas une seconde à gazer toute la population israélienne s’il en avait le pouvoir. De ce point de vue, la comparaison est pertinente mais toute théorique. La bonne qualification est celle de génocide et de crime contre l’humanité. Nazisme et islamisme ont en commun leur caractère totalitaire. La comparaison n’est peut-être pas opportune en France, mais elle est pertinente quand on parle de l’Algérie des années 1990, ou de l’Iran ou l’Afghanistan d’aujourd’hui. Lors de la Seconde Guerre mondiale, des volontaires musulmans ont rejoint les armées hitlériennes dans les légions arabes. Le grand mufti de Jérusalem, Haj Amin al-Husseini, qui a rencontré Hitler en 1941, était complice de l’extermination des juifs. L’influence nazie sur l’univers musulman a été très forte. Aujourd’hui encore, Hitler y est considéré par certains comme un héros.
La réaction d’Israël à l’attaque du Hamas est-elle susceptible d’embraser la région ?
La région vit ainsi depuis 1948, la seule nouveauté est ce 7 octobre qui a vu le Hamas abandonner son caractère de mouvement de résistance terroriste et se lancer dans le génocide et le crime contre l’humanité.
* Vivre. Le compte à rebours, de Boualem Sansal, éd. Gallimard, 240 p., 19 euros.