Pour « Le Point », le philosophe Alain Finkielkraut et la romancière Abnousse Shalmani parlent de l’amour en toute liberté, à rebours d’une époque qui voudrait le domestiquer.
L’une « pèche dans le plaisir », inspirée par le monument de la poésie iranienne Forough Farrokhzad (1934-1967), et grande admiratrice de Pierre Louÿs, Marie de Régnier et du souffle libertin et libertaire du Paris de la Belle Époque. L’autre pêche des perles et nous offre un « bilan contrasté » de sa vie sur terre « avant le grand saut dans l’éternel nulle part », au beau milieu d’un monde dont il se sent toujours plus déraciné. Abnousse Shalmani et Alain Finkielkraut sortent, à quelques dizaines d’heures d’écart, leurs nouveaux ouvrages, qui, si l’un est un roman et l’autre un essai, partagent bien davantage que la simple homophonie de leurs titres. Notamment le travail d’une thématique certes classique pour les arts et métiers littéraires, mais qui cependant ne sera jamais banale : l’amour et ce qu’il peut nous faire faire. L’occasion d’une joyeuse rencontre entre deux indispensables résistants à l’âcreté de l’époque.
Le Point :Alain Finkielkraut, vous ouvrez votre livre avec la rupture qui a failli vous faire perdre celle qui allait devenir votre femme, en racontant qu’elle survint après un vif échange où vous faisiez valoir que le rôle d’une Polonaise devait être joué par une actrice polonaise, et pas américaine. Vous étiez woke avant l’heure ?
Alain Finkielkraut :[Rire.] Cette perfidie ne m’étonne absolument pas de vous, Peggy Sastre, mais je vais vous répondre. En effet, nous avions vu, la femme que j’aimais et moi, Le Choix de Sophie, le film d’Alan Pakula tiré du roman de William Styron. Elle s’enthousiasmait pour la performance de Meryl Streep et je lui avais dit que, oui, elle était une très grande actrice et imitait à s’y méprendre l’accent polonais, mais, avais-je ajouté, vu que l’Europe centrale était alors sous la botte soviétique, il aurait mieux valu confier le rôle à une actrice polonaise. Je n’étais pas assez bête pour penser qu’il s’agissait d’une appropriation culturelle. Donc non, je n’étais pas un woke avant l’heure. Je trouvais simplement que la solidarité imposait de faire mieux connaître des artistes d’Europe centrale, voilà. Mais, je le reconnais, j’ai eu tort de monter sur mes grands chevaux, de me donner un air professoral et de faire la leçon. Une leçon politique, en l’occurrence. Et, le lendemain matin, le ciel m’est tombé sur la tête. Cette femme m’annonçait qu’elle me quittait.
Seulement à cause de cette divergence d’avis ?
A. F. : Non, bien sûr, cette minuscule querelle a été la goutte d’eau. La raison profonde de notre rupture était que, depuis quelque temps déjà, je me montrais trop envahissant. Je pompais l’air. Mais si je raconte cette histoire et que j’en fais l’ouverture de Pêcheur de perles, c’est parce qu’elle me permet, en tout cas je l’espère, de développer une réflexion sur l’amour. Et, en parlant ainsi de moi, j’ai pris un risque, un triple risque. Le risque du ridicule. Le risque au bout du compte, étant donné que notre amour a survécu et qu’il tient la distance, de me donner en exemple. Et le risque aussi d’apparaître avec ma femme comme un couple attendrissant. Je pense à cette émission de télévision qui m’avait beaucoup frappé, Le Grand Échiquier de Jacques Chancel, où on avait installé le public sur des gradins et, au centre, Elsa Triolet et Louis Aragon. Ils étaient présentés comme l’exemple merveilleux du couple fusionnel qui avait résisté à l’usure. Et je me suis dit non, ah non non, tout mais pas ça, jamais. Ce que j’ai cherché, simplement, c’est à explorer une dimension de l’amour négligée même par les romantiques : l’admiration, l’amour comme chemin de connaissance. Dans ce livre, j’essaie non seulement de faire l’éloge de l’amour, mais aussi et surtout de la personne aimée. C’est ce qui me déplaît aussi dans le romantisme, l’amour de l’amour en vient à prendre le pas sur l’amour de quelqu’un.
Abnousse Shalmani : C’est une ouverture superbe, j’ai adoré. Notamment quand vous citez Jankélévitch : « Une fois au moins dans sa médiocre vie, l’homme le plus sec, tandis qu’il était amoureux, aura connu la grâce de vivre pour un autre. » C’est magnifique de souligner l’admiration indispensable à l’amour. D’autant plus qu’aujourd’hui il y a cette idée que le terrain amoureux, le domaine amoureux, le paysage amoureux seraient devenus des lieux de danger pour les femmes. Qu’il serait malséant d’aimer puisqu’on peut être soumis à la violence, au viol. L’exemple le plus flagrant, c’est quand même la nouvelle version de Blanche-Neige. On rappellera tout de même que Blanche-Neige, en 1937, a été le premier dessin animé de fiction de l’histoire. Walt Disney en a ruiné sa santé parce qu’il redoutait que les gens ne parviennent pas à être sensibles à un dessin animé, que cela ne les fasse pas pleurer. Mais ça a marché, et Blanche-Neige est un film sublime, point barre. Mais aujourd’hui, dans le remake que préparent les studios Disney, non seulement il n’y a plus de nains mais des « créatures magiques », mais aussi et surtout Blanche-Neige n’est plus amoureuse ! Elle veut être une « leadeuse ». Instantanément, cela me fait penser à George Sand et à Musset. Musset qui, après que Sand l’a quitté, est complètement désespéré et ne veut plus croire en l’amour, qu’il qualifie de « poison ». Et Sand de lui répondre que l’amour est indispensable, qu’il est certes difficile, qu’il est un chemin escarpé dans la montagne, très dur, mais qu’il faut l’emprunter puisque tous les autres, ceux qui refusent ce risque-là, vivent dans la médiocrité. Soit ce qu’il y a de plus terrifiant pour un être humain. Alors, que vous commenciez votre livre avec un tel éloge de l’amour, que vous vous montriez dans le métro à grignoter des Lexomil comme un lapin ses carottes, c’est magique. Vous exposez dans quel état dramatique nous met l’amour, mais aussi pourquoi il est indispensable. Parce qu’il s’agit du seul domaine où vous pouvez vivre des sentiments aussi contradictoires, aussi forts, et c’est justement ce qui nourrit tout le reste de votre humanité.
A. F. : Oui, et Jankélévitch nous apprend aussi que l’amour relève de l’emprise. Sortir de l’emprise pour établir une relation contractuelle, démocratique, rigoureusement égalitaire comme l’exige la nouvelle doxa, c’est sortir de l’amour. Aimer, c’est être subjugué, dominé, assujetti. Aimer, c’est passer après.
Dans « J’ai péché, péché dans le plaisir », l’emprise est au cœur de l’histoire entre Marie de Régnier et Henry Bernstein.
A. S. : Marie de Régnier était effectivement une très, très grande amoureuse, une grande sensuelle qui, ne pouvant épouser l’homme qu’elle aimait, Pierre Louÿs, et pour sauver son père, José-Maria de Heredia, de ses dettes, va épouser Henri de Régnier en lui disant, la veille du mariage : « Je t’épouse, mais tu ne me toucheras jamais. » Et il ne la touchera jamais.
A. F. : Vraiment jamais ?
A. S. : Oui, vraiment.
A. F. : Quelle horreur !
A. S. : Elle va l’accompagner jusqu’à sa mort, ils seront fidèles l’un à l’autre, professionnellement, amicalement, avec une complicité intellectuelle extraordinaire, mais il ne la touchera pas. Elle finit par conquérir Pierre Louÿs et leur histoire est sublime, mais après lui, et malgré un tas d’aventures avec des hommes comme des femmes, elle s’ennuie. Marie de Régnier ne supportait pas la marée basse des sentiments, il fallait qu’elle aime pour vivre. Et donc à un moment, elle se bloque sur des amants beaucoup plus jeunes qu’elle. Je crois qu’elle n’a jamais dépassé les amants de plus de 30 ans, qu’importe son âge à elle. Ce qui fait qu’elle a toujours été la dominante. Sauf avec Henry Bernstein, justement. Elle le connaissait de réputation, il était un dramaturge déjà très connu, mais à une soirée, c’est le coup de foudre. Les deux vont le décrire ainsi, ça leur tombe dessus et il leur devient impossible de vivre l’un sans l’autre. Mais, pour le dire concrètement, il la brise. C’est le terme qu’elle emploie. Pour la première fois, la voilà dominée par un homme, dans tous les sens du terme. Pour elle, il devient un besoin physique irrépressible. Comme si elle devait s’abreuver à sa violence – une violence sexuelle, une violence de domination sexuelle, mais aussi une violence au sens premier du terme. Au moment où ils atteignent l’apogée de leur histoire, qui va durer cinq ans, il se met à la tabasser. Elle en est stupéfaite. Car c’est non seulement la première fois qu’un homme la domine, mais qu’on ose lever la main sur elle. Elle est tellement choquée qu’elle va se réfugier dans le Sud et se cacher pour qu’on ne voie pas les coups qu’elle a pris. Elle mettra encore un peu plus de deux ans à quitter Bernstein, qui était comme une drogue pour elle, une drogue dure. C’est très surprenant. Dans une lettre à Jean-Louis Vaudoyer [historien de l’art, NDLR], elle raconte qu’elle a pensé mourir sous ses coups, qu’elle a cru ne pas s’en sortir, mais que quelque chose la retenait. Comme une forme de pitié, écrit-elle. De la pitié pour elle ou pour lui ? On ne le saura jamais mais, des années plus tard, une fois retrouvé le lit de ses amants et reprise sa grammaire de la domination, face à des dames du monde sachant que Marie avait eu énormément d’aventures, on lui pose la question : « Mais vous, Marie, qui avez connu tellement d’hommes, pour vous, qui est l’amant ? » Et sans la moindre hésitation, c’est le nom de Bernstein qu’elle donne.
Pour décrire Bernstein, vous écrivez qu’il est « une brute qui instaure avec ses maîtresses un schéma : la dégradation et l’humiliation suivent toujours la passion ». Qu’il est un homme « qui se révèle plus sanguin qu’amoureux, qui la bousille et y prend un plaisir vicieux. Il aime réduire la femme aimée à l’état de loque. Certains hommes jouissent de la douloureuse captivité de l’être aimé ».
A. F. : Vous me regardez, là ?
Vous vous sentez concerné ? Vous jouissez de la douloureuse captivité de l’être aimé ?
A. F. : Absolument pas. Je me sens plutôt captif et même assujetti. Mais pour autant, ma femme ne m’a jamais frappé. Voilà, c’est toute ma réponse. Il y a différentes formes de domination, fort heureusement.
Reste que l’un des nombreux ponts entre vos deux livres, c’est que l’amour heureux y est généralement absent. Parce qu’on ne peut pas écrire dessus ? Parce qu’il est trop personnel, idiosyncrasique pour être raconté ?
A. S. : Surtout, à mon avis, parce que, dans un amour malheureux, ou du moins un amour tragique ou dramatique, il y a des chapitres, des portes qui claquent, des cris, des silences. C’est effectivement beaucoup plus riche à raconter qu’un amour apaisé. Ou si c’est un amour heureux, c’est un amour qui a un laps de temps assez court. Chez Gary, c’est souvent ce schéma. Dans Les Clowns lyriques, c’est : je reviens de la guerre, je repars à la guerre et je tombe sur cette femme qui n’a jamais aimé, qui n’a jamais eu le sentiment d’être aimée. Soudain, pendant ce laps de temps arraché à la guerre, durant ce temps mort, ils vont s’aimer et faire un enfant qui sera la preuve de cet amour apaisé, conscient, total. En littérature, oui, il faut raconter. Le problème est peut-être là, on a besoin de rebondissements.
A. F. : Moi, j’aimerais mettre un peu l’amour de côté et dire quand même un mot de Pierre Louÿs.
Bien sûr, allez-y.
A. F. : Parce que grâce au roman d’Abnousse, j’ai rouvert l’œuvre érotique de Pierre Louÿs, et je dois dire que j’ai été stupéfait, notamment par son Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation. Voilà un livre impubliable aujourd’hui. Je vais en lire quelques extraits, ce qui va permettre aux correcteurs du Point de les censurer. « Ne suspendez pas de godemichet au bénitier de votre lit, ces instruments-là se mettent sous le traversin » ; « Ne vous mettez pas au balcon pour cracher sur les passants, surtout si vous avez du foutre dans la bouche ». Attendez… « Si on vous demande ce que vous buvez à vos repas, ne répondez pas “Je ne bois que du foutre” » ; « Si vous branlez votre voisin dans sa serviette, faites-le si discrètement que nul ne s’en aperçoive ». Ah, et une dernière pour la route : « Si vous faites de l’équitation auprès d’un beau cavalier et si la selle vous procure tout à coup une émission débordante, vous pouvez soupirer “Ah, ah”, pourvu que vous ajoutiez tout de suite “C’est pour vous que je le fais, monsieur”. » À côté de ça, Gérard Depardieu est un enfant de chœur. Allez, non, encore une autre, et après, promis, j’arrête : « À partir de l’âge de 8 ans, il n’est pas convenable qu’une petite fille soit encore pucelle, même si elle suce la pine depuis plusieurs années. »
A. S. : C’est drôle et grinçant, car pas sérieux. Je précise que Louÿs n’a jamais approché d’enfants, il n’était pas pédophile, il aimait les femmes et la chair, il ne s’intéressait même pas aux jeunes filles. Avec ce manuel, il répondait à la mode des livres d’éducation par l’absurde, en se servant du grand tabou qu’est le sexe. Il faut aussi savoir que ce manuel, comme un autre texte qui sacrifiait à la mode pour la détourner vers le sexe, Pybrac, et toute la pornographie ludique de Louÿs, tout cela circulait sous le manteau. Rien n’a été « officiellement » édité de son vivant. Ce qui est fabuleux, c’est que ces textes aient pu parvenir jusqu’à nous et être enfin publiés. Je me souviens de mon émotion lors de l’exposition « L’Enfer », à la BNF, quand j’ai découvert dans la librairie les nouvelles éditions des érotiques que j’avais passé mon adolescence à chercher chez les bouquinistes et les libraires anciens ! Louÿs est drôle et léger, il dédramatise le tabou de la chair en l’exagérant à l’extrême, mais savons-nous encore rire du sexe aujourd’hui ? Et avec une langue extraordinaire – ses poésies érotiques sont des bijoux de subtilité sur le désir féminin, d’ailleurs. Natalie Clifford Barney était fan, c’est dire ! Louÿs rappelle que, de la naissance à la mort, nous ne sommes qu’un sac d’hormones, et il s’en amuse et nous amuse ! Moi, c’est là où je dis souvent que la lecture de Pierre Louÿs – et autant je n’écris pas pour me guérir, j’écris vraiment pour raconter des histoires – est une forme de guérison. Et c’est lire Pierre Louÿs qui m’a aidée à brûler mon foulard, parce qu’il a introduit soudain le rire dans ce qui était le grand interdit, le sexe, dans mon enfance et dont je n’étais pas encore débarrassée. Mais le fait d’éclater de rire en lisant « pine », « pénis », « con » ou « sodomie », outre que cela fait un bien fou, soudain, ce n’est pas si grave. Dédramatiser le sexe est une guérison.
A. F. : Ce qui est aujourd’hui impubliable et inaudible. Parce que nous vivons sous la férule d’un nouvel ordre moral qui s’honore de sanctionner tous les méfaits et même tous les fantasmes des derniers représentants de l’« ordre patriarcal ». Mais il ne faut pas s’y tromper, ce n’est pas l’idéal ascétique qui inspire ce nouvel ordre moral, ses anathèmes et son entreprise de rééducation, c’est l’idéal égalitaire. Il ne s’agit pas de délivrer les êtres humains des affres du désir, mais le désir lui-même de la volonté de puissance. Et la cible, ce n’est pas tant le débauché que le dominant. On ne condamne pas le péché de la chair, on débusque l’inégalité jusque dans le secret de l’alcôve.