Ce grand nom du théâtre est-européen adapte avec profondeur et grâce le célèbre roman de Tolstoï. Chassé de Moscou, il s’est adjoint, pour cette création, la troupe du Théâtre Gesher de Tel-Aviv.
Il y a cette merveilleuse scène que l’on garde en mémoire. Il s’agit de ce moment cocasse et ô combien cruel où le magicien Tolstoï est au sommet de son art. Souvenez-vous, cela se passe à la gare de Saint-Pétersbourg. Alexeï Karénine, haut et terne fonctionnaire, accueille son épouse. Anna arrive de Moscou. Et qu’est-ce qu’elle remarque chez son pauvre et honnête mari ? La taille démesurée de ses vilaines oreilles. Elle ne s’était jamais attardée sur les oreilles d’Alexeï car elle n’avait jamais vraiment regardé son époux. Il faisait partie de sa vie. Il était là comme une sorte de meuble. Mais depuis qu’elle est tombée amoureuse de Vronski, elle se demande comment elle a pu vivre comme ça, sans passion, sans but.
Cette scène, le metteur en scène Rimas Tuminas l’a rendue drôlement bouleversante. Rimas Tuminas, 72 ans, est une célébrité dans sa Lituanie natale. Il y a fondé le Théâtre Maly en 1990. À Moscou, où il a dirigé le Théâtre Vakhtangov de 2007 à 2022, il fut admiré. Il y monta Guerre et Paix , en 2021. Mais les tourments de l’histoire l’ont privé de ses maisons pour diverses raisons, surtout celle de soutenir Kiev. Fin de l’histoire russe ? Pas vraiment. Un projet le hantait : mettre en scène Anna Karénine. Sur l’invitation du Théâtre Gesher de Tel-Aviv, ville où il s’est exilé, il réalise son vœu. Et c’est ainsi que l’on peut voir Anna Karénine en hébreu. Nous ne sommes pas assez calés pour juger de la traduction mais cette langue, à l’oreille, vrombit comme l’abeille ou le bourdon.
Dans le rôle du terne Alexeï, Gil Frank est lumineux de précision, déconcertant dans la pitié qu’il inspire. Quant à la belle Anna, elle est interprétée par la belle et pâle – boucles brunes sur sa gorge blanche -, Efrat Ben-Zur. « Enchanteur était son cou ferme entouré d’un rang de perles », écrivait Tolstoï. Il y a quelque chose de terrifiant dans le charme d’Anna. Elle a une intensité dramatique hors du commun et il fallait une sacrée comédienne pour interpréter le sens moral de cette femme. Elle se donne tout entière à Vronski (le bel Avi Azoulay) se moquant du scandale social.
Âme russe
Bien entendu, parallèlement à l’histoire d’Anna et de Vronski, se déroule celle des amours plus calmes et touchantes de Lévine (Miki Leon) et Kitty (délicieuse Roni Einav), femme rêveuse et délicate. La scène – tout en mime, genre cinéma muet – où elle s’occupe de leur maison douillette est irrésistible. Lévine est le contraire de Vronski. Il est le bon sens paysan qui cherche à s’élever spirituellement. Leur relation vise un certain idéal, sur le respect mutuel. Ainsi, la pièce oscille entre le bonheur du couple Lévine et Kitty et la lente descente aux enfers d’Anna. « L’amour ne peut être exclusivement charnel parce qu’il est alors égocentrique et devient par conséquent destructeur », écrivait Nabokov, à propos d’Anna, dans ses Littératures II.
La pièce, intelligemment scénarisée, commence, après une ouverture sous les grandes orgues, par la scène de ménage dans la maison des Oblonski où rien ne va plus. Le frère d’Anna, Stiva (le bondissant Alon Friedman) est un sauteur. Quant à Dolly, sa pauvre femme (Karin Serouya), elle enchaîne les grossesses. Nous sommes immédiatement pris dans les filets de Tolstoï revu par Tuminas. Entre comique et pathétique. Le décor réduit à sa plus simple expression permet au spectateur de tout imaginer. Sur la scène aux couleurs grises, trois bancs, deux chaises. Un décor peu habitable, plutôt un lieu de passage où l’on se croise, où l’on se méprise, où l’on s’étreint. Un no man’s land qui serait le lieu des troubles intérieurs de chaque personnage.
Respecter les réalités spatiales et temporelles, tel était le défi du metteur en scène. Défi relevé sur un peu plus de deux heures de spectacle aux saintes odeurs de l’âme russe. On ne peut qu’avoir de la compassion pour Anna, prise comme une mouche dans la toile d’un inexorable malheur, et un certain mépris pour son amant Vronski, ce garçon à l’esprit médiocre, excédé par la jalousie d’Anna. Pauvre Anna, qui sait qu’un jour ou l’autre, elle paiera le prix fort de son adultère.
Ah !, ce moment où, à l’opéra, personne n’ose s’asseoir à ses côtés comme si elle était pestiférée. Conduite au désespoir, Anna se jettera sous un train de marchandises. Ici, le metteur en scène, ne manque pas de panache. Les bancs feront office de locomotive et de wagons. Nous sortons du théâtre un peu chamboulé par cette grandiose histoire d’amour. Inutile de préciser que ce spectacle – construit comme une galerie de tableaux mêlant souvent danse et musique ensorcelantes – a répondu à notre curiosité. D’une implacable beauté.
Anna Karénine, au Théâtre Les Gémeaux, Sceaux (92). Jusqu’au 28 janvier.