Depuis les massacres du 7 octobre 2023, l’Allemagne a connu une recrudescence d’actes antisémites. Le soutien inconditionnel des autorités à l’Etat hébreu rassure ou agace les nombreux Israéliens installés dans la capitale allemande.
Si on avait dit à Shuli Aviad, dans sa jeunesse à Tel-Aviv, que son second fils naîtrait à l’hôpital de la Charité, à Berlin, elle n’aurait jamais osé le croire. « Raphael a vu le jour dans le service pédiatrique qu’a dirigé mon grand-père, Oscar Wolfsberg, quatre-vingt-dix ans plus tôt. Il y a travaillé jusqu’en 1933, quand un de ses amis l’a averti qu’il avait été mis sur une liste noire et lui a conseillé de partir immédiatement, avec sa famille. Ils ont quitté le pays dans les deux jours », raconte-t-elle, émue. Plus tard, son aïeul a servi comme diplomate pour Israël.
Wolf, variation de Wolfsberg, est le nom que Shuli a choisi quand elle a changé de patronyme sur son application de taxi. Un réflexe de peur qui s’est généralisé parmi les Israéliens de Berlin, depuis les massacres du Hamas du 7 octobre 2023 et la multiplication d’actes antisémites qui les ont suivis.
Dans son appartement de Prenzlauer Berg, Shuli Aviad parle à toute allure de tout ce qu’elle a traversé depuis cette date. L’horreur des vidéos, les échanges permanents avec les siens en Israël, l’impression d’être mentalement là-bas. La nouvelle inquiétude ressentie ici aussi. Comme s’il fallait tout raconter, très vite, de peur de se perdre dans l’intensité de ces moments dramatiques et des réminiscences du passé de sa famille. « Maintenant, j’évite de parler hébreu à mes enfants dans la rue. J’ai réfléchi à changer notre nom à la porte d’en bas. C’est terrifiant, nous ressentons ce qu’ont dû éprouver mes grands-parents. Même à la troisième génération, nous avons tous cette peur gravée en nous, que cela puisse arriver une nouvelle fois. Pourtant, et c’est contradictoire, je pense que nous sommes dans une des villes du monde les plus sûres pour les juifs. Je préfère être ici qu’à Londres ou aux Etats-Unis. »
Shuli Aviad, arrivée il y a dix ans avec son mari entrepreneur dans la tech, n’est pas la seule à ressentir ce paradoxe vertigineux parmi les Israéliens installés dans la capitale allemande. Rotem von Oppenheim, qui y vit depuis 2015, évite certains quartiers avec ses enfants. Elle aussi a changé son nom dans son application de taxi, mais elle a quand même proposé à ses parents de venir s’installer temporairement dans l’appartement familial. « Ils refusent, malgré les sirènes à Tel-Aviv, dit-elle. Moi-même, je ne peux pas imaginer revenir vivre en Israël, je me sens davantage chez moi ici. »
Ville multiculturelle
A Berlin, il y a d’un côté la recrudescence d’agressions sur les personnes, les cocktails Molotov lancés contre un centre culturel juif dans le quartier de Mitte, les étoiles de David dessinées sur des maisons, les slogans parfois violents contre l’Etat hébreu lors des manifestations propalestiniennes ; de l’autre, le soutien indéfectible du gouvernement allemand, des responsables politiques et des médias à Israël et aux juifs, un fondement de la République fédérale, une « raison d’Etat ». Dans la capitale allemande, où les rappels de l’horreur de la Shoah et du nazisme sont partout, sur les trottoirs et les murs, ce décalage est saisissant.
L’irruption du conflit israélo-palestinien dans les rues de Berlin est particulièrement douloureuse, parce que beaucoup croyaient à la possibilité d’une coexistence pacifique entre Arabes et Israéliens. A cause du passé de la ville, mais aussi parce que Berlin est une ville multiculturelle, libérale, créative, ouverte. C’est d’ailleurs ce qui a poussé de nombreux jeunes Israéliens à s’y installer dans les années 2010, et à y rester, y compris dans les quartiers à forte immigration turque et arabe, comme Kreuzberg ou Neukölln.
Entre 10 000 et 15 000 Israéliens vivent aujourd’hui à Berlin, les binationaux n’étant pas comptabilisés. Certains sont venus pour des raisons politiques, par rejet du gouvernement de Benyamin Nétanyahou, d’autres par attrait pour la ville, pour ses opportunités dans la tech, ses loyers longtemps modérés, son cosmopolitisme.
« Nous nous sentons en minorité »
Cette promesse de liberté et d’émancipation s’est-elle brisée le 7 octobre 2023 ? Berlin a-t-elle été rattrapée par le conflit au Proche-Orient depuis que l’Allemagne a accueilli un million de réfugiés syriens sur son sol ? Ce doute bouleverse Nirit Bialer. Installée depuis dix-huit ans sur place, elle a organisé de nombreux événements culturels pour faire connaître la culture israélienne à un large public. « Un de mes souvenirs les plus émouvants à Berlin, c’est quand la synagogue de Fraenkelufer, que je fréquente, s’est engagée pour l’accueil de réfugiés syriens à l’hiver 2015, raconte-t-elle. Le jour de Mitzvah, l’action de grâce, des juifs de la communauté se sont mobilisés pour aider des familles, s’occuper des enfants, faire la cuisine. Bien sûr, la peur était un peu là, elle ne disparaît jamais. Mais c’était la solidarité qui prévalait, on était entre “Menschen”, des gens prêts à devenir des amis. C’est à Berlin que j’ai noué des amitiés avec des Arabes pour la première fois, jamais à Jérusalem, où j’ai étudié trois ans. J’ai toujours été reconnaissante pour cela. Mais, pour beaucoup de gens, cet espoir a été détruit. »
Nirit Bialer pense maintenant avec émotion à Vivian Silver, militante israélo-canadienne pour la paix, qui vivait à Beeri, un des kibboutz proches de Gaza décimés par le Hamas. « Je la connaissais personnellement. Elle conduisait des enfants gazaouis malades dans les hôpitaux israéliens. Le Hamas l’a brûlée », articule-t-elle.
A-t-on été trop naïf sur l’antisémitisme ? Difficile pour elle en tout cas d’entendre le slogan des propalestiniens, « From the river to the sea, Palestine will be free » – « de la rivière à la mer, la Palestine sera libre », une formule qui constitue pour les Palestiniens un appel à la création d’un Etat unique, où juifs, musulmans et chrétiens vivraient sur un pied d’égalité, mais qui est perçu par les Israéliens comme le signe d’une volonté de détruire l’Etat hébreu. Difficile aussi, pour la jeune femme, de comprendre le sentiment de révolte qui gagne le monde face aux plus de 24 000 Palestiniens tués sous les bombardements israéliens. « Je suis bien sûr navrée pour les victimes, mais je pense qu’Israël est en train de faire en sorte que le Proche-Orient soit plus sûr, pour tout le monde », tente-t-elle de se convaincre.
Elle est très sensible aux marques de solidarité données par l’Allemagne. Comme celle du président de la République, Frank-Walter Steinmeier, lors de sa visite dans la synagogue de Fraenkelufer, le 13 octobre 2023. Ou les rassemblements spontanés d’Allemands non juifs, amis ou riverains de la synagogue, lors de veillées organisées en soutien aux otages. « Cela nous donne de la force, on sent que les Allemands veulent que nous nous sentions en sécurité. C’est important parce que quand on regarde le nombre de manifestations propalestiniennes, nous nous sentons en minorité. »
« Sentiment de perte et de rupture »
Dans un café de la Graefestrasse, au cœur du vibrant Kreuzberg, Moshe Sakal, écrivain, et Dory Manor, poète et essayiste, tous deux reconnus en Israël, parlent de « l’immense sentiment de perte et de rupture » qu’ils ressentent depuis les massacres du Hamas, de leur impossibilité de travailler. Mais ils se montrent aussi très critiques sur l’engagement inconditionnel de Berlin en faveur de l’Etat hébreu et redoutent la polarisation.
« Quand je vois ces grandes affiches ici à Kreuzberg, qui disent : “L’Allemagne est solidaire avec Israël”, je suis un peu déchiré. Bien sûr, c’est très important de soutenir les victimes du Hamas, mais en même temps, affirmer cela, sur une affiche officielle, je trouve cela absurde. Les Arabes, les Turcs et les Palestiniens qui vivent ici ne sont pas près de l’oublier », dit Dory Manor. « Ce qui se passe actuellement à Gaza, c’est l’horreur absolue, il faut que cela s’arrête. J’aurais souhaité que des responsables allemands exigent un cessez-le-feu. »
Les deux compagnons, parfaitement francophones, ont grandi en Israël. Ils ont passé dix ans à Paris avant de séjourner une autre décennie à Tel-Aviv, puis ont rejoint la capitale allemande en 2019. « Nous ne pouvions plus rester en Israël. C’était New York ou Berlin. Nous avons choisi Berlin car il y a beaucoup d’artistes et d’intellectuels qui parlent hébreu, poursuit Dory Manor, dont le père, juif allemand, a rejoint Tel-Aviv dans les années 1930. Je me sens beaucoup plus juif ici qu’à Tel-Aviv. Il n’existe en Israël quasiment plus de judaïsme possible en dehors de celui des colons ou de ceux qui les soutiennent. Celui des nationalistes, des racistes et des xénophobes, et je pèse mes mots. » « A Berlin, nous vivons un judaïsme en diaspora, qui nous correspond bien mieux, complète Moshe Sakal, issu d’une famille séfarade originaire de Damas et du Caire. C’est un judaïsme doux, non attaché à la terre, universaliste et cosmopolite, dans la tradition juive européenne en général et allemande en particulier. »