La nouvelle chronique d’Eliette Abécassis nous rappelle la douleur des jeunes israéliens depuis les attaques du Hammas le 7 octobre : à lire, et relire!
Pour oublier que tu en crèves, du haut de tes 19 ans, de ce monde de douleur et de sang, où tes rêves d’enfant sont devenus pires que les cauchemars des films d’épouvante que tu regardais en secret pour te donner des frissons et pour faire blanchir tes nuits, comme le font les enfants parfois. Mais tu n’es plus en enfance et ton adolescence a été brûlée par le feu, tout comme cette jeune fille que tu avais pour amie, et comme cette petite fille que tu n’es plus, et ce sourire qui a quitté ton visage d’ange, depuis que le monde a basculé.
Danse pour te souvenir de ton âge, celui qu’auront pour l’éternité les sœurs que tu as perdues, les rêveuses fauchées par la danse, figées dans leur fuite éperdue, aux mains colorées et aux silhouettes fragiles, aux sourires de gaieté, belles parmi les belles, sans savoir ce qui les attendait, sans connaître ceux qui les attendaient. Au bout de leur portable on entend la voix de leur détresse et cette voix me tue.
Danse pour être joyeuse car il ne faut se fier qu’à la joie, puisque rien dans ce monde n’a de sens, et l’on n’en peut espérer aucune trêve. Sur la joie on peut bâtir un mausolée, sur la joie on peut reconstruire le monde, ou on peut encore l’espérer, le temps d’un instant ou le temps d’un rêve. Il est des joies de gaieté, de légèreté et de vie et il est des joies paradoxales, nées de la tristesse et du regret, de la peine et du désespoir, du chagrin et de la pitié, ces joies profondes qui sont des consolations.
On ne danse pas parce que l’on est heureux, on est heureux parce qu’on danse. Alors danse ! Pour exprimer par le corps ce que les mots ne peuvent dire, et pour être emportée loin du malheur par un désespoir paroxystique, pour survivre, dire et proclamer : nous sommes bien vivants. Nous sommes vivants, au bout du compte, malgré tout, de chair et de sang, vivant collectivement, vivant éternellement. Nous sommes vivants, nous sommes unis, nous sommes un, nous avons ce trésor de considérer la vie comme une valeur inaliénable, et c’est sur terre qu’elle s’exprime et non au paradis.
Danse pour oublier, pour t’enivrer de ta danse comme un derviche, pour te retourner, te perdre et te trouver, te mettre en cadence, pour le rythme qui t’emporte malgré toi, sans que tu puisses résister, parce que tu ne peux t’en empêcher ; parce que cette danse est un geste politique, danse pour résister, danse parce qu’on veut t’empêcher de danser. Puisque dans ce monde, on préfère les femmes soumises, et si possible assises, vêtues, voilées et masquées, pas habillées pour aller danser.
Danse pour la liberté de te mouvoir où tu veux, quand tu veux, comme tu veux, dans la tenue que tu veux, et l’absence de tenue si tu veux. Pour la beauté du geste, pour la fantaisie et le laisser-aller, pour la légèreté d’un moment de tendresse, pour rien, danse parce que tu en as envie, danse surtout si tu n’en as pas envie, si tu ne ressens plus rien, si tu es fatiguée, si tu te sens seule dans ce monde désolé. Danse ! pour sentir ton corps, ton âme et tes sensations qui reviennent, pour cette vie qui monte en toi et qui te guide vers ta résilience, pour retrouver ton enfance, quand tu dansais sans raison, sans façon, sans inhibition, et cette danse était cette façon naturelle que tu avais trouvée pour t’exprimer lorsque les mots te manquaient.
Cette histoire est la tienne, cette mémoire est ta seule richesse, pauvre parmi les pauvres, tu es l’héritière d’une parole incommensurable qui survit miraculeusement sans miracle, sur des tonnes de massacres. Danse en dépit de tout, du temps, de l’époque, pour sortir de l’hébétude, pour te consoler, pour ne pas pleurer, pour ne pas rester à ne rien faire, quand tu ne peux plus rien faire. Pour t’assouplir et t’accomplir, pour reproduire ce geste à l’infini, cette arabesque qui te libère, ce corps qui se courbe comme celui des danseuses du peintre Léon Bakst, inspirées des ballets russes et des opéras, oiseaux de feu aux corps recouverts de mille et une couleurs, prêts à s’envoler avec force, avec grâce. Ces pas que tu inventes, ces petits pas de danse sont des pas de géant, même si tu n’en as pas conscience. Pour participer au grand réveil du monde.
La musique, avant toute chose. Seule, seul ou en groupe, ou à deux ; danser mène à l’extase, l’extase à l’oubli de soi, l’oubli de soi à soi. C’est pourquoi danser c’est vivre ; vivre c’est danser. La danse est proprement humaine et c’est une façon de rétablir l’humanité lorsque la barbarie l’a fait sombrer. Au bout de la danse, du sein du néant, on saura ta détresse, ta joie qui ressemble à la tristesse, et tu transformeras ton silence en parole, ton cri en appel, ton geste en action réelle, et tu danseras pour l’éternité.
Eliette Abécassis