Génialement grotesque, bondissant d’un genre à l’autre, la cinquième saison de la série inspirée par le film des frères Coen ouvre l’année avec brio, sur le sujet délicat des violences conjugales.
La première image est celle d’une femme propulsée en arrière par un uppercut, uppercut asséné par une mère de famille dans une salle des fêtes transformée en cage de MMA. Au ralenti, c’est toute une communauté qui s’empoigne et ne fait plus corps que par la similarité des gestes unanimement partagés : cheveux tirés, cols arrachés, crochets à l’estomac. «Personne ne m’écoute !!!» hurle un moustachu en agrippant une mère qui tente d’exfiltrer sa fille, pendant qu’à la tribune, on annonce que la réunion parents-profs du collège est ajournée. Série fondée sur l’esprit «Minnesota Nice», expression désignant une personne agressivement sympathique développant une aversion quasi maladive au conflit, Fargo ouvre sa cinquième saison sur une Amérique des petites villes à feu et à sang, où le dialogue est définitivement rompu. Le tableau est posé de façon grotesque : cette saison (sans lien avec les précédentes, puisque la série inspirée du film des frères Coen est une anthologie) est affaire de réalités alternatives et de violence (systématiquement dirigée contre les femmes).
La violence, donc. Puisque c’est par elle que le récit s’installe. Fraîchement libérée de prison après avoir tasé un policier à la salle des fêtes, Dorothy Lyon retrouve sa vie de femme au foyer. Pancakes au petit-déjeuner, puis crochet devant la télé. Le moment où deux hommes cagoulés surgissent chez elle. Un début d’incendie et un coup de patins à glace plus tard, et la voilà ligotée à l’arrière d’un véhicule. Panique du mari qui retrouve la maison vide et maculée de sang. La police s’en mêle, la riche belle-famille aussi. Incompréhension quand quelques heures plus tard, en pleine nuit, Dorothy réapparaît dans la cuisine du domicile, préparant frénétiquement le petit-dej de la petite. Les cheveux en bataille, les pieds ensanglantés. «J’ai passé une mauvaise journée, hier, alors je suis allée marcher pour me vider l’esprit.»
Ordre naturel des choses
En dépit des blessures, de la casse, en dépit de l’avis expert de la police et ce dont le spectateur a été témoin, Dorothy est formelle : il ne s’est rien passé. Ainsi le premier grand événement de la série se conclut par une négation du réel. Par des propos incohérents mais tenus avec suffisamment d’aplomb pour venir s’imposer contre l’ordre du factuel. Et peu importe si en chemin, un flic et un ravisseur sont morts. Tout le langage du thriller d’action que la série reprenait jusqu’alors se trouve déréglé. Que va-t-il se passer au deuxième épisode si rien ne s’est passé au premier ?
On recommence ailleurs. Des banlieues pavillonnaires du Minnesota, on passe à un ranch du Dakota du Nord, où un cow-boy admoneste un redneck qui bat sa femme en lui rappelant l’ordre naturel des choses : «Jésus était un homme et pas une femme à barbe. Et comme la rivière descend la colline, le mari règne sur son foyer. Il ordonne, la femme obéit. Il ne lève sa main sur elle que si elle oublie sa place dans le foyer. Et seulement pour l’éduquer.» Roy Tillman – campé par un Jon Hamm (Mad Men) terrifiant – n’est pas seulement le shérif du coin mais un «constitutional sherif». Un de ces élus patriotes jugeant que le pouvoir ne saurait être que local et s’estime au-dessus des règles et autorités fédérales, de la Constitution, de la loi, pour ne reconnaître au-dessus de lui que la loi divine. Fargo répond à la vieille question qui hantait Tony Soprano : qu’est-il arrivé à Gary Cooper et à l’Amérique des hommes forts et silencieux ? Il est toujours shérif, et s’estime dans son bon droit lorsqu’il commandite l’enlèvement de sa femme Nadine, qui se cache depuis dix ans dans l’Etat voisin sous le nom de Dorothy.
Gros bébés capricieux
La saison 5 de Fargo, c’est un récit de réalités parallèles, en concurrence les unes avec les autres, jusqu’au conflit. Un monde où chacun évolue en vase clos, selon sa propre conception du réel. Cette femme qui affirme que rien ne lui est à nouveau arrivé et que si on continue de lui répéter le contraire, elle va exploser. Ce gourou patriote qui oppose ses Commandements au rappel à la loi du FBI. La belle-mère de Dorothy, si vulgairement riche qu’elle peut tout acheter, tout s’autoriser, même saboter une élection. Le rêve américain revu et corrigé en espace qui permettrait de repousser chaque contrariété, un monde de gros bébés capricieux où c’est la faute du matériel dépassé si on n’est pas encore passé golfeur pro. Tout ça pourrait prêter à rire (et franchement on se marre souvent) si cette violence n’avait pas toujours le même point de mire : les femmes.
Malgré son allure de cartoon gore, sa capacité infinie à bondir d’un genre à l’autre (on passe d’une version sanglante de Maman, j’ai raté l’avion à OK Corral, avant de mimer le documentaire animalier ou de s’essayer à l’animation en stop-motion), à s’autoriser des flash-back loufoques («Et 500 ans plus tôt»), malgré l’incroyable liberté des formes et des tons qu’emprunte la série de Noah Hawley, cette splendide saison reste d’abord le récit grave d’une femme rattrapée par les violences conjugales. C’est là, entre les coups de folie collectives, que la série touche au cœur. Dans le regard las d’un corps qui ne peut s’arrêter, laisser poindre la moindre faiblesse. Dans les quelques splendides tête-à-tête où l’on peut enfin se dire les choses. Repérée dans Killer Joe et popularisée par son rôle de trophy wife émancipée dans Ted Lasso, Juno Temple prête son ton pâle et sa maigreur fragile à ce bulldozer qu’est Dorothy Lyon. Tigresse indomptable, impossible à garder en cage. Le caprice d’une série qui imagine une femme plus forte que les hommes, une femme qui se relèverait toujours. Un rêve éveillé, aux portes de l’épuisement. On ne se relève pas de ces coups-là. Un mensonge de plus. On appelle ça une licence poétique.
Fargo saison 5, disponible sur Canal + à partir du 18 janvier
par Marius Chapuis