Expert à la fondation Jean Jaurès, le philosophe politique, spécialiste du socialisme, dissèque l’éclatement de la Nupes et le retour de l’antisémitisme de gauche que d’aucuns croyaient disparu.
« Nous dessinons un nouveau Front populaire. » C’est ainsi que Jean-Luc Mélenchon avait défini la Nupes en octobre 2022. Un an plus tard, le 2 décembre dernier, il fait tomber le couperet : « Il n’y a plus de Nupes, c’est un constat, mais ce n’est pas de mon fait. » A qui la faute alors ? Et quid de la suite désormais ? La gauche est-elle condamnée à rester désunie ? Philosophe politique, expert à la Fondation Jean Jaurès, spécialiste du socialisme et de Léon Blum au sujet duquel il vient de publier des textes inédits (Le théâtre de Léon Blum, L’Aube, 2023), Milo Lévy-Bruhl explique l’effondrement de la Nupes, et les amers lendemains qui s’annoncent pour la gauche.
L’Express : 2023 a marqué l’éclatement de la Nupes qui revendiquait entre autres l’héritage du Front populaire de 1936. Comment expliquer l’échec de l’un et la réussite de l’autre ?
Milo Lévy-Bruhl : La réussite se mesure au regard des objectifs annoncés. Le Front populaire fut une victoire électorale et permit d’indéniables progrès sociaux, mais si on juge l’expérience au regard de son objectif fondamental – empêcher l’avènement du fascisme en France – ce fut finalement un échec. L’objectif de la Nupes était originellement électoral mais vu que ses composantes envisagent différemment les multiples scrutins, l’alliance en a pâti. Le PS a commencé à l’ébrécher aux sénatoriales et l’aurait sans doute rompue aux élections municipales – deux scrutins où les primes aux sortants sont les plus importantes et qui sont donc fondamentaux pour un parti d’élus locaux en déclin. Les écologistes cassent l’alliance pour les élections européennes, dont le scrutin proportionnel de liste et l’absence d’enjeu politique qui leur est associé avantagent un parti qui entend représenter un mouvement d’opinion diffus et dynamique mais qui reste rétif à l’incarnation présidentialiste et qui baigne dans une culture activiste plus que gouvernementale.
Reste La France insoumise qui a initié la Nupes et jure chérir encore l’unité.
Depuis le premier jour, LFI joue elle aussi sa propre campagne de prédilection : la prochaine élection présidentielle. Elle suit sa stratégie parlementaire propre et multiplie des « dérapages » et « excès » qui nuisent à ses alliés mais qui sont tous très volontaires puisqu’elle pense qu’ils lui apporteront les voix des abstentionnistes qui lui manquent pour accéder au second tour de 2027. Elle peut le faire tout en jouant en même temps les grands princes sacrifiant la tête de liste Insoumise aux européennes comme gage d’unité, mais personne n’est dupe : elle abandonnerait l’alliance à la seconde même où un candidat de la Nupes non insoumis serait le mieux placé. Les européennes ouvriront ainsi le début de la séquence du sabotage de candidats alternatifs putatifs, Raphaël Glucksmann en premier. Puis viendra la gestion du cas François Ruffin qui sera pressé d’abandonner, le retour des frondeurs insoumis au bercail et le débauchage de membres des écologistes ou du PS, sûrement des députés qu’on aura préalablement informé qu’ils auraient bien du mal à conserver leur circonscription s’ils devaient trouver un candidat insoumis face à eux.
Un scénario similaire à celui de 2017 et 2022 en somme.
Je ne vois vraiment pas pourquoi LFI changerait une stratégie qui lui a réussi. Dans les derniers mois, quand le PS et les écologistes seront englués dans leurs divisions internes, Jean-Luc Mélenchon, fort de ses quelques points d’avance sur les autres candidats de gauche dans les sondages, réenfilera cravate et costumes clairs, défroncera les sourcils et ira promener un sourire rieur aux journaux de 20 heures. Toute stratégie de clivage aura disparu.
C’est-à-dire ?
Ce sera le retour du Jean-Luc Mélenchon assagi, revenu de tout, méditant sur Henri IV et la paix civile au crépuscule du dernier acte de sa vie politique. Il parlera de la lune, des océans et de « l’Humanisme » qui aura toujours été « sa seule boussole ». Alors la gauche bourgeoise des métropoles, qui a une mémoire politique d’autant plus faible qu’elle est plus politisée, et qui a des comportements électoraux très grégaires, dira qu’ »il faut tout de même lui reconnaître son éloquence », et mettra un bulletin Mélenchon dans l’urne, quitte à déclarer bruyamment combien elle l’a fait à contrecœur. Je caricature à peine. Cette stratégie présidentielle implique de négliger bien des scénarios, et surtout celui des possibilités même de victoire au second tour. Mais LFI croit en sa chance, aux miracles, et puis elle a la déresponsabilisation facile. A l’instant même où il aurait participé à faire triompher l’extrême droite de Le Pen, Mélenchon prendra la plume pour dire qu’il nous l’avait bien dit, que tout le monde est coupable sauf lui et ses vaillants résistants Insoumis, qui pendant quatre ans auront pourtant attisé les ressentiments, caricaturé leurs adversaires, et comparé à Déat ou Doriot quiconque n’était pas assez Insoumis. Bref, la Nupes, et LFI en tête, a beau crier au fascisme du matin au soir, elle semble s’être déjà accommodée d’une potentielle victoire de Le Pen puisque chacune de ses composantes continue de viser avant tout son objectif électoral propre contre toute unité réelle et n’envisage pas une ouverture à ce qui n’est certes pas toujours de gauche, mais qui n’est pas d’extrême droite.
Qu’est-ce qui s’est perdu entre la gauche de Blum et celle d’aujourd’hui ?
Fondamentalement, tous les enfants du mitterrandisme – et notamment les Insoumis qui dominent aujourd’hui la gauche – sont tributaires de catégories de pensée et d’action politiques forgées dans le dernier quart du XXe siècle qui survalorisent la représentation politique. Le Front populaire n’est pas la bonne entrée pour comprendre la politique socialiste d’hier : c’est une expérience unique, après cinquante ans d’éloignement volontaire du gouvernement parce que les socialistes considèrent que la politique se fait avant tout ailleurs. La politique socialiste ce n’est pas la représentation du peuple, c’est l’organisation de la société. Du parti politique aux syndicats, des mutuelles aux colonies de vacances, le socialisme édifie toute une contre-société qui doit progressivement remplacer la société bourgeoise et sa moralité individualiste, et dans ce projet d’ensemble la représentation parlementaire et gouvernementale joue un rôle subalterne. Aujourd’hui, au contraire, toute la politique se limite pour LFI à de la représentation et donc à du combat électoral. LFI ne veut pas « édifier une société socialiste ». Elle peut utiliser des vocables aussi grandiloquents que « construire un peuple révolutionnaire », ça ne veut rien dire d’autre factuellement que convaincre les représentés, les électeurs, de voter pour Jean-Luc Mélenchon. En dernière instance, cette compréhension électoraliste repose sur une conception de l’action politique stato-centrée et sur le mythe des minorités agissantes : un petit groupe avec un programme qui prend les commandes de l’Etat et qui transforme le pays de fond en comble. C’est Mitterrand et ses Sabras, c’est aussi l’héritage d’un certain léninisme, des avant-gardes et du socialisme d’Etat. Mais c’est une conception de la politique qui s’inscrit contre une grande partie de la tradition socialiste française d’avant Mitterrand.
C’est donc ainsi qu’il faut expliquer le comportement de LFI ces derniers temps, qui conflictualise à tout bout de champ pour gagner des électeurs ?
Oui, mais ce que La France insoumise ne voit pas, c’est que la conflictualisation n’est pas juste un moyen au service d’une fin électorale. C’est devenu la part principale de son « œuvre » et demain sans doute son seul héritage politique. Car cette conflictualisation est une action qui a des effets majeurs dans la structuration du débat public, dans la formation politique de toute une partie de la jeunesse, dans les affects qu’elle attise et stimule. Quand elle conflictualise par exemple via son opposition à la politique vaccinale du gouvernement pour récupérer les voix de ceux qui s’y opposent, elle entraîne une partie de l’opinion de gauche dans ses dévoiements idéologiques. La vaccination, c’est presque la forme idéale d’une politique socialiste : tout le monde accepte une contrainte – et en l’occurrence une contrainte vraiment mineure – par solidarité, pour protéger les plus faibles, mais Jean-Luc Mélenchon, lui, encense Didier Raoult comme une figure Insoumise. Ça fait peut-être gagner quelques voix à LFI, mais l’effet véritable dans la société c’est que ça fait surtout progresser l’égoïsme petit-bourgeois et la défiance vis-à-vis de politiques de santé publique qui, en l’occurrence, sont des politiques modèles de l’Etat social. Bref, c’est un électoralisme prétendument de gauche qui aboutit à stimuler l’ultra-individualisme et la bêtise satisfaite, et fait reculer le sens du sacrifice et de la solidarité. Il y aurait mille autres exemples de ces dévoiements idéologiques.
Après le 7 octobre, Mélenchon et LFI ont été accusés de nourrir l’antisémitisme. Assiste-t-on vraiment à un ressac de l’antisémitisme de gauche, comme il existait au temps du Front populaire et avant ?
L’antisémitisme moderne est en partie né à gauche dans la deuxième moitié du XIXe siècle en se formulant comme une revendication de justice. Il faut comprendre qu’il se forme comme une tentative d’explication objective des déclassements individuels qui résultent de la mobilité sociale inédite qu’a permis l’émancipation de 1789 et qu’a vivifié la révolution industrielle. L’explication c’est que les juifs, eux, seraient restés un groupe homogène et profiteraient de l’individualisation générale pour dominer. L’antisémitisme moderne se formule d’abord comme une revendication de justice contre les juifs et il faut attendre la toute fin du XIXe siècle pour qu’il soit strictement cantonné à l’extrême droite où il n’est plus seulement une revendication de justice mais aussi une revendication de domination des juifs. Si la gauche s’en défait, c’est grâce à une meilleure compréhension des mécanismes de l’exploitation, des causes du paupérisme, et de la trajectoire des juifs dans les sociétés modernes, qui permet d’abandonner cette forme infantile de la critique sociale. Puis, au tournant du XXe siècle, par un effort remarquable d’éducation et de propagande, le socialisme construit des barrages sur lesquels la vague de l’antisémitisme de gauche se fracture.
Ces barrages n’existeraient donc plus ?
Depuis vingt ans, en France, on est à marée haute : il y a à nouveau des dynamiques sociales importantes de déclassement ou d’entrave à l’ascension sociale qui génèrent de l’antisémitisme. Sauf qu’effectivement il n’y a plus d’obstacles à gauche ; à LFI notamment où aucune critique des formes antisémites de politisation sur lesquelles ces dynamiques sociales débouchent n’est élaborée. D’où le retour de l’antisémitisme à gauche, c’est-à-dire un antisémitisme qui se conçoit comme une revendication de justice contre les juifs qui contrôleraient les médias, qui seraient protégés par le pouvoir parce qu’ils en tirent discrètement les ficelles, etc. Et on peut être à la fois opposé à l’antisémitisme de droite, qui considère les juifs comme une race aux traits ataviques ou comme un groupe déviant et archaïque, inéluctablement marqué par le déicide, et voué à être marginalisé, dominé, voire exterminé, et être, en même temps, un antisémite de gauche qui les désigne comme une cible et ouvre la voie à leur oppression en prétendant combattre leurs supposés pouvoirs et influence au nom de la justice et de l’égalité. Evidemment, on peut être les deux. Avec LFI, on a le principal parti de gauche qui ne combat pas l’antisémitisme de gauche et qui mobilise fréquemment un discours de critique du capitalisme proto sociologique fondé sur une différence entre l’oligarchie et le peuple, aux relents complotistes fréquents, qui laisse toute la place à des projections antisémites de gauche. Et quand vous ajoutez à ça les supposés « dérapages » de Jean-Luc Mélenchon, David Guiraud ou d’autres cadres du mouvement (ce que Mélenchon lui-même a déjà qualifié chez d’autres « d’antisémitisme subliminal »), il y a effectivement de quoi être très inquiet.
Vous dites que l’un des risques d’une Nupes dominée par LFI, c’est qu’elle pousse tout le reste du spectre politique dans les bras de Marine Le Pen : on l’a vu avec la loi immigration, votée par Renaissance avec le concours du RN. Tout cela ne fait-il pas écho à l’effondrement moral de la bourgeoisie dont parlait Blum dans À L’échelle humaine ?
Il y a toute une partie de la Macronie qui n’est pas poussée vers Marine Le Pen par qui que ce soit, qui y va très bien toute seule, mais il y a aussi des éléments dans le bloc central macroniste qui pourraient s’agréger à la gauche. Une partie de l’attrait du macronisme venait de ce qu’il représentait une aspiration d’émancipation de l’individu par l’ascension sociale, de réalisation de soi par la réussite professionnelle. Le macronisme a donc toujours représenté l’inverse du socialisme mais pas l’inverse de la gauche, puisque la gauche en France a historiquement été innervée par cet apport bourgeois d’opposition au conservatisme de l’Ancien Régime. Reste la part majeure du macronisme, devenue largement prépondérante avec les années : une bourgeoisie égoïste, libérale uniquement pour elle-même, qui s’est installée dans son confort et qui assujettit absolument tout, y compris l’Etat et les corps, à ses intérêts, et à sa nullité. De ce point de vue là, il prolonge cette grande crise de notre époque qu’est la crise de la bourgeoisie. Une classe bourgeoise dominante de plus en plus incapable, tendanciellement, d’un quelconque dévouement, d’un quelconque patriotisme, qui pense surtout à ses intérêts et à son « bon droit ». Et logiquement dans une telle classe bourgeoise, on trouve rapidement des éléments qui s’accommodent parfaitement de l’alliance avec la réaction pure. On n’en est pas encore là, mais oui la loi immigration est un signal fort. L’ensemble forme un schéma très classique de l’histoire française. Blum aussi a été confronté d’un côté à l’effondrement de la classe bourgeoise dirigeante et de l’autre à des réactions pathologiques d’une partie de la gauche à cet effondrement, mais il savait lutter sur les deux fronts.
Bonjour. Ce qu’oublie cet universitaire (il ne s’agit pas ici d’excuser mais d’expliquer), concernant l’antisémitisme d’une partie de l’actuelle gauche, est que la réciprocité est la première loi de la vie en société. Tant, que les juifs de France ont été du côté de la défense de toutes les libertés -je crois même savoir qu’ils ont été numériquement sur-représentés : ils ont pu compter, même s’il y a toujours eu à gauche des crétins antisémites, sur de larges sympathies -et je dis bien, sympathies, distinctes de la compassion qui entoure les victimes. Mais à partir du moment où les milieux juifs institués ont commencé leur virage à droite dont on se demande parfois où il s’arrêtera et qui constitue un fait politique majeur alors il ne faut pas s’étonner si aujourd’hui c’est jusqu’au mot « juif » qui peut susciter des réactions hostiles sur des cerveaux certes fragiles et sans grande conscience politique mais peu suspects a priori d’être réceptifs à la propagande antisémite