Auteur et traductrice d’Aharon Appelfeld, Valérie Zenatti publie un roman sur une femme qui fuit surun coup de tête pour s’installer en Israël.
C’est un petit appartement calme, sur les hauteurs du 20e arrondissement. Dans le salon trône un grand portrait de Kafka, face à une cheminée dont la tablette accueille quelques dessins encadrés. Près de la fenêtre, une ancienne table de couture Singer avec sa machine. Et, sur la table, un vase où s’épanouit un bouquet de tulipes blanches. Près du canapé, un petit meuble où sont rangés des ouvrages d’Andersen, un «Pléiade» consacré aux Misérables, des récits de Svetlana Alexievitch, Albert Camus, Charlotte Delbo, Dostoïevski, Jankélévitch, Proust, Virginia Woolf. «C’est là ma petite bibliothèque idéale, constituée de ces livres qui m’accompagnent depuis longtemps», explique Valérie Zenatti, romancière, scénariste, traductrice, auteur également de livres pour la jeunesse.
Jankélévitch et Kafka, justement: ce sont eux qu’elle a mis en épigraphe de son nouveau roman, Qui-vive. Une fiction où elle brosse le portrait et dépeint la fuite de Mathilde, professeur d’histoire-géo, juive, insomniaque, heureuse en ménage, comme on dit, ayant perdu le sens du toucher, mais ayant les autres sens très développés, voire déréglés, comme ceux du poète rebelle d’Une saison en enfer. Sur un coup de tête, elle quitte son mari et sa fille, Lola, et part en Israël. Les temps sont troubles, hantés par les images des attentats islamistes de Charlie Hebdo, du Bataclan, puis de Nice, où a grandi Valérie Zenatti. Puis vient l’annonce de la mort de Leonard Cohen, dont la protagoniste est une inconditionnelle.
La question taraude Mathilde: «Et donc, comment vivre?» Seule solution: chercher «le contact avec le mutisme du monde». À Tel-Aviv, où elle semble faire corps avec la ville, elle retrouve Raphy, fils de son grand-oncle, ancien combattant de la guerre du Kippour, puis file à Capharnaüm, le «village de la consolation». Ensuite, direction Cana et Nazareth, où elle croise un vendeur de cerises, indifférent au monde.
«Tous mes livres sont nés de bouleversements»
Inlassablement, Mathilde écoute Leonard Cohen, et passe en boucle des extraits vidéo de son concert de 1972 à Tel-Aviv et de son récital improvisé face aux jeunes soldats de Tsahal. «Mathilde est confrontée à un moment où l’Histoire devient aphone. Elle n’est plus capable de transmettre, elle ne voit plus le sens de l’Histoire.» À la fin de son superbe récit, mené à la première personne, parfois dérangeant, à l’écriture sensible, on retrouve le personnage principal de son premier roman, En retard pour la guerre, Constance Kahn, obsédée par l’historiographe Flavius Josèphe et sa Guerre des Juifs contre les Romains. Nous l’avions découverte en Israël durant la guerre du Golfe, et la voilà installée en Israël depuis plus de trente ans, menant une carrière de metteur en scène. Et c’est justement dans un théâtre que s’achève le roman, dans une confusion sanglante, parfaitement restituée. Nous n’en dirons pas plus.
«Tous mes livres sont nés de bouleversements», a-t-elle confié, ajoutant: «Et Qui-vive trouve ses racines dans mes autres ouvrages, à travers des échos et des correspondances.» Livres où elle a puisé dans ses souvenirs et ses réminiscences de lecture. Pour son éditrice à L’Olivier, Nathalie Zberro, «elle ne fait jamais deux fois le même livre. Pas de recette. Elle se laisse embarquer et prend des risques, écrit sur le fil, avec le souci de faire et refaire jusqu’à atteindre le point central d’un texte, sa version la plus parfaite. Enfin, elle a une rigueur dans son travail, mais aussi une forme d’intuition presque mystérieuse. Quelque chose qui résiste à l’explication rationnelle. Une justesse musicale.»
À 9 ans, la petite Valérie a déjà lu les contes d’Andersen et Les Misérables, d’où naîtra sa fascination pour Cosette ; elle se met à étudier le violon, noircit des carnets et écrit des histoires. Dans son récit autobiographique Mensonges, elle confiait: «Je conserve de la fin de mon enfance une obsession, écrire, tout noter, enregistrer en quelque sorte ma vie pour la revoir plus tard, et comprendre.» Toujours en 1979, elle voit un épisode de la série télé Holocauste. C’est le choc, le «traumatisme fondateur». Celui qui lui fera dire: «Être juif est encore terriblement dangereux, voire mortel.»
«Prise de conscience politique»
Quatre ans plus tard, la famille Zenatti s’installe en Israël, dans le désert du Néguev, à Beersheba. Elle y lit Zola, Gide, L’Étranger de Camus, Raul Hilberg (La Destruction des Juifs en Europe), La Nuit, d’Elie Wiesel. De 1988 à 1990, elle effectue son service militaire. De ses deux années passées dans les services de renseignements, et de sa découverte des territoires occupés de Cisjordanie, elle tirera un livre pour la jeunesse, Quand j’étais soldate. «C’était au moment de la première Intifada, se souvient-elle. Et c’est là qu’est née ma prise de conscience politique, en découvrant les conditions de vie des Palestiniens.» Elle rentre en France, seule, en 1990: «La fluidité du français et l’Europe me manquaient.» Puis elle s’inscrit aux Langues O pour des études d’hébreu. Deux ans plus tard, elle entame une carrière de journaliste à la station RCJ. Ce qui lui donnera l’occasion de couvrir le siège de Sarajevo en 1994, et d’accompagner Simone Veil lors d’un voyage officiel à Auschwitz. «J’étais pressée de vivre, impatiente. J’avais l’impression d’être dans une salle d’attente.»
En 2005, elle publie Une bouteille dans la mer de Gaza, traduit dans une vingtaine de pays: un récit d’espoir sur le conflit israélo-palestinien, vu à travers le personnage féminin de Tal.
L’année précédente, après l’avoir découvert lors de la préparation de son agrégation, elle a traduit deux romans de l’Israélien Aharon Appelfeld (1932-2018), rescapé de la Shoah: Histoire d’une vie et L’Amour, soudain. «Cet écrivain m’apparaît comme Kafka, Schnitzler et Zweig réunis, qui auraient vécu la Catastrophe et lui auraient survécu.» Depuis, elle a permis aux lecteurs français de découvrir pas moins de treize romans de ce grand auteur, qui inlassablement reviendra sur sa petite enfance en Bucovine, la Shoah, puis sa vie en Israël. Zenatti lui a rendu un hommage poignant avec Dans le faisceau des vivants, y rapportant notamment son voyage, juste après la mort de l’auteur, dans la ville de Czernowitz, aujourd’hui en Ukraine, où avait grandi Appelfeld, ainsi que Paul Celan.
«Obsession pour les racines et l’étymologie»
Valérie Zenatti le fait remarquer: comme Appelfeld, qui parlait allemand et yiddish, elle a appris l’hébreu à 13 ans et demi. «L’hébreu est une langue dans laquelle j’ai envie de me blottir. Elle me permet de penser. J’écris avec l’hébreu en moi, d’où mon obsession pour les racines et l’étymologie.»
Racine des mots, racines familiales. En 2014, après un voyage en Algérie, Zenatti publie son roman sans doute le plus ambitieux, couronné par le prix du livre Inter et le prix Méditerranée: Jacob, Jacob. On y découvre le destin de son grand-oncle Jacob Melki, Juif de Constantine, mort pour la France à 19 ans, pendant la bataille des Vosges, après avoir participé au débarquement de Provence.
Aujourd’hui, Valérie Zenatti a repris le violon, juste après l’attentat islamiste de la promenade des Anglais. «Je peux en jouer jusqu’à sept heures par jour.» Elle a même intégré, au sein du pupitre des deuxièmes violons, l’Orchestre des grands amateurs de Radio France. Passionnée par Bach, Bartok, et donc par Leonard Cohen («Dans ses chansons, il y a toujours une énigme qui nous accompagne»), Bob Dylan et même le rappeur Lomepal, elle se souvient avoir été incapable d’écrire durant le confinement de 2020, mais d’avoir passé des journées entières à écouter en boucle les Variations Goldberg.
Parmi ses projets: la traduction d’un nouveau livre d’Appelfeld, et un scénario, après ceux de la série Possessions et du film d’animation Les Secrets de mon père, sorti en 2022. En novembre dernier, elle est retournée en Israël, un peu plus d’un mois après les massacres du Hamas, en passant par Beersheba, où vivent toujours ses parents. Son commentaire: «Le 7 octobre 2023, c’est cinquante ans et un jour après la guerre du Kippour… Ce qui me frappe, c’est de voir à quel point l’Histoire peut convulser. Ce que les Européens ont du mal à accepter. Accepter la part importante ou déterminante que le religieux et le sacré peuvent exercer sur la politique.
Bio express
1970 : naissance à Nice.
1983-1990 : vit en Israël. Y effectue son service militaire de deux ans.
2002 : Quand j’étais soldate (L’École des loisirs).
2004 : premières traductions d’Aharon Appelfeld: Histoire d’une vie et L’Amour, soudain.
2005 : Une bouteille dans la mer de Gaza (L’École des loisirs). Adapté au cinéma en 2012 par Thierry Binisti.
2006 : En retard pour la guerre. Adapté au cinéma sous le titre Ultimatum, par Alain Tasmat.
2011 : Mensonges.
2014 : Jacob, Jacob. Prix du livre Inter et prix Méditerranée.
2018 : Mort d’Aharon Appelfeld. Se rend à Czernowitz (Bucovine).
2019 : Dans le faisceau des vivants.
2024 : Qui-vive.