Depuis six ans, les deux réalisateurs écrivent une série tragicomique, «Non Issue», qui met en scène leur vie, celle d’une histoire d’amour incrustée entre les lignes d’un conflit sans issue.
Le ciel est bleu, le temps est encore bon à Tel-Aviv, dans la douceur d’un hiver levantin. Un son de house tropicale sort d’un café, dont la terrasse est à moitié pleine, même au milieu d’une matinée de semaine. Soudain, le bruit d’un F35 invisible déchire le ciel, volant vers le sud et la bande de Gaza, à cinq minutes supersoniques. Le calme est trompeur : la guerre embrume tous les esprits, comme le bourdonnement du drone d’observation qui tourne au-dessus des têtes, invisible mais constant depuis qu’Israël pilonne Gaza en réponse aux attaques du Hamas le 7 octobre.
Gal et Nayef s’assoient côte à côte. Il est grand, longiligne, a des boucles noires aplaties sous une casquette. Les cheveux de Gal, rassemblés, tombent en vrac sur sa robe marinière. Elle est juive ashkénaze, lui palestinien musulman. Tous les deux n’ont pas choisi d’être citoyens de l’Etat hébreu : elle est née à Tel-Aviv, lui à Haïfa, deux grandes villes tournées vers la Méditerranée, capitales culturelles de l’espace israélo-palestinien.
Dans leur couple soudé, ils parlent de tout, «surtout ce qui nous met mal à l’aise» plaisante Gal Rosenbluth. Ils ne peuvent pas ne pas parler de cette guerre, la plus meurtrière, la plus catastrophique à avoir touché la Terre sainte depuis 1948, qui a tué plus de 22 000 personnes dans les deux camps. «Il n’y a pas de mots pour décrire les massacres du Hamas le 7 octobre, et ce qui se passe à Gaza aujourd’hui, dit Gal. Mais il y aura le jour d’après, et ça c’est ce qui nous inquiète le plus.»
«Lente douche froide»
Ce n’est pas la première guerre qu’ils traversent ensemble. Cela fait huit ans qu’ils se sont rencontrés à la prestigieuse école de cinéma Sam Spiegel à Jérusalem, cinq ans qu’ils sont fiancés. Il y en a eu depuis, des explosions de violence. Celle de mai 2021 les a marqués tout particulièrement : une escalade des tensions à Jérusalem s’est propagée à Gaza, et dans les villes dites «mixtes» en Israël, les rares endroits, comme Haïfa, où Juifs et Arabes cohabitent. «Jusque-là, on s’était imaginé vivre à Haïfa ensemble, et cela a volé en éclats», témoigne Nayef Hammoud.
Ensemble et face à l’adversité, ils continuent de mener leurs projets. Elle monte, lui écrit. Ils ont chacun leurs activités : un documentaire sur les 3 000 femmes catholiques polonaises qui ont émigré dans l’Israël naissant avec leurs maris juifs, comme la grand-mère de Gal ; cette collaboration avec Gideon Raff, créateur de Homeland, mise sous cloche par la situation actuelle, ou encore un long métrage sur l’expérience d’un docteur palestinien dans un hôpital israélien en temps de guerre… Mais en toile de fond, omniprésent, il y a leur projet à eux, leur vie, qu’ils ont lancé, deux ans après le début de leur relation, de porter à l’écran : la série Khayati, «ma vie» en arabe. Les deux auteurs-réalisateurs préfèrent le titre en anglais : Non Issue. On se risquerait à proposer «sans problème» en français.
Non Issue, c’est l’histoire de Naomi et Ala. Ils ont le même profil que Gal et Nayef, et, à la base, c’était presque de la thérapie de couple. Trouver l’amour entre les fractures et clivages qui se construisent dès l’enfance, dans les têtes comme dans les dossiers aveugles de l’état civil, relève presque de l’impossible. «Mais pour nous, c’était grisant de simplicité», dit Gal posément. Jusqu’à ce que peu à peu, la réalité s’immisce dans leur relation, «comme une lente douche froide. Qu’on réalise que d’être ensemble, pour nous, ce n’est véritablement pas un problème, mais pour le monde extérieur, si».
La première chose qu’on leur demande quand on apprend qu’ils sont dans une relation mixte – «on préfère binationale» opine Nayef – c’est ce qu’en pensent les parents de Gal, qui représentent la majorité juive. Est-ce qu’ils accepteront que leur fille se convertisse à l’islam, dans ce pays qui ne reconnaît pas le mariage civil? Comme si aucun futur ensemble ne serait possible sans que l’un d’eux n’abandonne son identité. «Et puis, très vite, on nous demande ce qu’on fera quand on aura des enfants», cette pression que les rejetons des deux peuples partagent, dit Gal. «Mon père m’a dit, “Gal, tu sais où tu habites ? Tu sais ce qui les attend”», précise-t-elle. Elle juive, lui musulman : l’Etat hébreu, qui met fermement ses citoyens arabes dans une seconde zone, leur demandera de classifier ces enfants dès leur naissance, avec des conséquences réelles. «Ce qui m’inquiète le plus, c’est que s’ils sont juifs, ils devront aller à l’armée, souffle Nayef. Est-ce que je pourrai accepter que mes enfants apprennent à tirer sur leur propre peuple ?»
Autocensure habituelle
Se concentrer sur les explosions de violence comme celle qui est en train de détruire Gaza et ses alentours, qui s’insère sans retour possible dans l’âme même des Israéliens et des Palestiniens depuis le 7 octobre, c’est exactement ce qu’ils voulaient éviter. «Quand on a commencé à écrire Non Issue, c’était au moment du succès de séries très militantes comme Fauda, qui construisent une relation israélo-palestinienne basée exclusivement sur la violence. On voulait parler de notre expérience, de tous les jours, de l’universel», explique Nayef. «Et on voulait que ça soit drôle, ajoute Gal. Toute bonne comédie sort de la peine, du conflit, des dilemmes et des drames.»
Naomi et Ala vivent un concentré des expériences de Gal et Nayef. Les anecdotes de leur vie réelle se retrouvent dans l’écriture de la série, qui se veut des airs, pour trouver des inspirations au projet, de production américaines telles que Ramy de Ramy Youssef, et d’Atlanta de Donald Glover.
«Au début, nous écrivions nos propres rôles, mais cela a changé à travers les années. Et nous avons évolué aussi – Naomi et Ala sont jeunes, coincés à 28 ans», rappelle Gal. «Nous avons vieilli, on se couche tôt maintenant, on surveille ce qu’on boit», rigole son compagnon. Il y a ces scènes vécues qui ont inspiré leur fiction, comme ce jour où un policier israélien les aide, à la grande surprise de Nayef, ou la première rencontre avec sa grande-tante, qui commence tout de go à parler à Gal de Nakba – l’exil forcé de centaines de milliers de Palestiniens à la création de l’Etat d’Israël. Et d’autres, comme celle-ci, récente. «On est allé chez le vétérinaire avec notre chien, il y a eu une alerte à la roquette ; il a craché : “Ces salauds de musulmans.” Il sait qui on est, on le connaît depuis quinze ans», s’emporte Gal. Nayef hausse les épaules.
Comme celle d’Ala, l’identité de Nayef est une question de tous les jours. «Etre Palestinien en Israël, c’est absurde, tente d’expliquer le jeune homme. La société israélienne te demande de reconnaître que tu n’existes pas. Que l’histoire a commencé quand tu es né, que tu n’as pas de grand-mère qui a vécu la Nakba.» Pour l’auteur, cela veut dire une pression constante dans son travail, de l’autocensure tellement habituelle qu’elle en devient presque naturelle, presque une partie de sa personnalité. En même temps, l’influence de la culture israélienne est énorme. «Je tape sur mon clavier beaucoup plus vite en hébreu qu’en arabe, par exemple, par déformation professionnelle. Mais en temps de guerre, on ne voit plus ces subtilités. On nous demande de choisir, on oublie qu’on représente les deux, une sorte de troisième voie.»
«Anxiété existentielle»
La série est portée par la productrice Efrat Dror, de United Studios Israel, mais cherche encore des partenaires, en particulier à l’étranger. Le 6 octobre, Gal et Nayef se préparaient à aller présenter leur projet au Marché international de l’audiovisuel à Milan. L’attaque du Hamas les a forcés à annuler. Ils ont à la place envoyé un pitch enregistré. Court, efficace, espiègle, celui-ci a gagné le prix Paramount + pour une série dramatique. Une reconnaissance aussi importante qu’amère. «C’est énorme pour nous, mais on ne peut pas s’en réjouir, pas maintenant», assène Gal.
La chasse aux financements est compliquée : «On nous demande toujours : “Qu’est-ce que vous voulez dire ?” Nous voulons simplement montrer qu’en s’écoutant, qu’en essayant de comprendre nos similarités et nos différences, on grandit, on évolue», explique Gal. «Prenons l’antisémitisme, ajoute Nayef, depuis que je suis avec Gal, je capte beaucoup mieux cette anxiété existentielle, cette peur de l’annihilation. C’est important de comprendre l’expérience émotionnelle au cœur même de nos cultures.»
Il n’y a pas beaucoup de couples comme eux. La plupart de ceux qu’ils connaissent sont partis, comme leurs personnages Naomi et Ala qui quittent Israël pour Berlin dès le premier épisode. Vivre dans la capitale allemande, loin du conflit, leur permet de découvrir des pans entiers de leur identité – et remet en question leur relation. Pour Gal et Nayef, un départ n’est pas impossible, mais il ne sera toujours que temporaire, même si l’incertitude du conflit les met mal à l’aise. C’est aussi une sorte de militantisme, qui sera encore plus crucial après la fin de cette guerre. «Nous voulons changer le statu quo, qui fait que se connecter à son identité, c’est résister à celle de l’autre», dit Gal.
par Nicolas Rouger, correspondant à Tel-Aviv