Blanche Gardin, le grand entretien : «C’est ainsi que l’humour disparaît…»

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Wokisme, exclusion, Amazon… L’artiste, Blanche Gardin, si rare dans les médias, a souhaité rencontrer Peggy Sastre, notre journaliste. Elle lui a tout dit. Sans filtre.

Le Point : Comme beaucoup de Parisiens, vous avez déserté la capitale et n’y vivez plus à plein temps. C’est la pandémie qui vous a fait quitter Paris ?

Blanche Gardin : Non, c’est grâce à Rita, ma chienne ! En réalité, cela faisait très longtemps que je voulais vivre entourée de nature, mais, étant célibataire, je n’arrivais pas à sauter le pas. J’avais peur, tout bêtement. Un chien vous explose toute l’absurdité du truc. On se dit qu’il sera évidemment plus heureux en ayant davantage d’espace, dans un environnement plus campagnard.

Où avez-vous grandi ?

À Asnières, dans les Hauts-de-Seine. J’ai aussi fait une année à Rouen et quasi une année de fugue, à Naples. En 1999, parce qu’ils sentaient que leurs enfants allaient quitter le nid pour de bon et se retrouver seuls, mes parents ont revendu la grande maison qu’ils avaient achetée pour une bouchée de pain des décennies auparavant – ma mère y était depuis 1953. Ils ont fait une énorme culbute et ont pu s’acheter un logement à Paris et nous installer, mon frère, ma sœur et moi, chacun dans un studio. On a d’ailleurs longtemps fonctionné en clan. D’abord autour de la gare du Nord, boulevard Magenta, puis vers le 19e, le 20e, Ménilmontant… Mais le fait est que mon père est tombé malade à peine un an après l’arrivée à Paris, et j’ai eu de toute façon très vite envie de repartir. Paris, c’est lourdingue.

Vivre autour d’une gare en général et la gare du Nord en particulier, ça n’aide pas non plus à déborder de félicité urbaine.

Oui, c’est glauque, et c’est vrai aussi que la misère à Paris, il faut se la cogner. Et ce n’est pas au niveau individuel qu’on peut changer les choses. Je me souviens, il y avait un vieux monsieur, un Tunisien de 72 ans qui vivait sur une bouche d’égout en bas de chez mes parents. Du jour où ma mère lui a donné les clés d’une chambre de bonne, il a disparu. L’exclusion, c’est un système, un état de dégénérescence tellement avancé qu’on ne peut pas s’en sortir avec des initiatives individuelles. La déshumanisation est trop profonde, et même l’anesthésie qu’on s’est créée, nous, en tant qu’urbains, à force d’être spectateurs impuissants de cette misère, elle ronge. On se voit être anesthésié.

Et la situation semble empirer…

C’est mon impression. Mais peut-être est-ce un biais de meuf qui vieillit. Quand je fais le chemin de chez moi, à Ménilmontant, jusqu’à chez ma mère, qui est à Stalingrad, l’ambiance est tout bonnement médiévale. Les gars sont pieds nus, crackés, errants, les yeux exorbités. Ce sont des fantômes, des zombies. Et quand on sait comment la situation est gérée, c’est encore pire.

C’est-à-dire ?

Rien n’est fait, dans le fond, pour régler le problème à la racine. On se contente de déplacer les exclus, de peut-être les cacher un temps, de les repousser encore plus loin, près du périph, des voies de chemin de fer en sortie de Paris. À la base, la France se refuse à reconnaître la toxicomanie comme une maladie, ce qui fait qu’on prend le problème à l’envers : on dit à ces gens qu’ils doivent d’abord se sortir de la drogue et qu’ensuite, s’ils ont été bien gentils, bien dociles, on les aidera peut être à se réinsérer, à trouver un logement, un emploi… Et il n’y a aucune politique de réduction des risques digne de ce nom. Voyez ce qui se fait en Suisse, c’est tout l’inverse. Les héroïnomanes, on leur donne d’abord un logement, un boulot et on leur fournit de la drogue propre – raison pour laquelle la Suisse a longtemps racheté à la France ses saisies d’héroïne, par exemple – pour changer leur environnement, les réinsérer dans le social, et ensuite envisager la désintoxication. En France, on exige d’abord des gens de la rue qu’ils quittent les produits s’ils veulent accéder aux moyens d’une réinsertion, mais qui quitte les produits lorsqu’il est à la rue ? C’est évident que le combat que constitue la lutte contre une ou plusieurs addictions n’est pas ta priorité quand les défis de ta journée, c’est : 1) Est-ce que le 115 va te répondre ? 2) Est-ce qu’on va te donner une place dans un centre d’hébergement d’urgence pour la nuit ? 3) Une fois dans le centre, est-ce que tu vas pas finir dans une baston ou avec tes affaires volées ? 4) Est-ce que tu vas pouvoir manger ? La désintox, c’est la dernière étape, pas le point de départ.

Qu’est-ce qui pourrait expliquer le contraste entre ces deux pays ?

Ça vaut ce que ça vaut, mais, quand j’étais en socio, je l’expliquais par la différence de culture religieuse. Les Suisses sont protestants, ce qui leur donne une culture bien moins normative. Ils ont aussi la notion de libre-arbitre chevillée au corps – la drogue, c’est aussi l’individu qui fait sécession du social -, et les protestants sont davantage dans le pragmatisme. En France et dans les cultures catholiques, on baigne dans l’idéalisme, dans un moralisme très vertical et impérieux. Voyez les initiatives dites du housing first – « logement d’abord », en français – mises en œuvre aux États-Unis, en Belgique ou encore en Finlande. On sait que ça marche, matériellement, que cela fait sortir les gens de la rue durablement… Mais en France, non, on ne veut pas en entendre parler car on est dans la religion de la souffrance, du mérite, du chemin de croix. Il faut en chier, même quand tu es dans la merde jusqu’aux cheveux. C’est ce qui est rageant. Les solutions, on les a. C’est au niveau des choix politiques que ça coince.

Idéalisme qu’on retrouve aussi avec les politiques en matière d’immigration. L’assimilationnisme à la française : Les immigrés doivent se déshabiller de leur culture et épouser la nôtre. Euh… Ça, ça marcherait si on avait l’égalité des chances, le plein-emploi et un énorme dispositif d’accueil permettant aux immigrés d’apprendre vite la langue et de se sentir vite pris dans un réseau de sociabilité et de solidarité autochtone. Mais ça n’a jamais été le cas. Mais on est idéaliste ! Alors on continue de vouloir que, par magie, malgré la discrimination, malgré les systèmes de relégation sociale et géographique des immigrés et enfants d’immigrés, ils épousent totalement nos façons d’être et de sentir, dont on a prouvé d’ailleurs qu’elles sont les meilleures du monde, n’est- ce pas… Et, de l’autre côté, on a le différentialisme à l’anglo-saxonne : les communautés immigrées doivent pouvoir s’organiser comme elles veulent, du moment que ça permet l’intégration à la masse salariale. Je dis pas que c’est mieux. C’est plus pragmatique.

Comment vous est venu cet engagement ?

Oh, moi, j’ai un capital génétique très très rouge. Mon père a été encarté au PC toute sa vie. Ma mère est une catho de gauche qui, si elle n’a pas eu sa carte, a toujours voté communiste. Et cela ne s’arrêtait pas au bulletin de vote. Dans leur façon de vivre, ils avaient l’habitude d’exprimer leur solidarité envers des gens dans le besoin et d’horizons très différents. Certains restaient squatter des semaines, des mois… J’ai vraiment été biberonnée à la nécessité de la solidarité, je n’ai aucun mérite à ça.

Du mérite ? Vous voyez, vous avez une façon de penser catholique.

C’est vrai [rires]. Mais le fait est que j’ai eu l’expérience, concrète, des effets de la solidarité. Car, dès que tu es solidaire, ton niveau de bonheur augmente.

C’est d’ailleurs scientifiquement prouvé. Comme le détaille Robin Dunbar dans « Amitiés » [traduit par Peggy Sastre, NDLR], les liens sociaux sont un facteur essentiel de bien-être et de santé. Avec un effet d’entraînement : plus vous tissez des liens solides, mieux vous vous sentez, physiquement et psychologiquement, et plus vous avez envie de tisser des liens.

Oui, quand j’étais éducatrice, je voyais des mères, disons rock’n’roll, handicapées du lien, et leurs enfants étaient plus petits, plus chétifs que la moyenne. Ce qui est également documenté scientifiquement : être privé de liens avec ses congénères affecte négativement le développement. Le drame, c’est que c’est justement ce domaine, les métiers du lien, qu’on est en train de détruire aujourd’hui.

Vous allez tourner un film sur ce sujet ?

Oui, un premier long-métrage écrit et réalisé par Giulio Callegari. C’est un film d’anticipation où tous les métiers du lien ont été remplacés par des robots. Mais aujourd’hui, et ce n’est pas de la fiction, on est en train de détruire assez systématiquement toutes les institutions liées aux besoins primaires. Soigner, se nourrir, s’éduquer, c’est tout ce qui est en train de péricliter.

Vous percevez une spécificité française là-dessus ?

Non, pas vraiment, ça me semble davantage relever du grand mouvement capitaliste. Un mélange d’individualisme et de capitalisme. Après, je n’ai pas une connaissance suffisante de ce qui se passe ailleurs pour juger, mais je sais tout de même que dans certains pays, comme la Finlande avec le housing first dont je parlais tout à l’heure, on voit, on sait que cela marche. L’ironie, c’est que de telles initiatives devraient plaire à la droite, car, à terme, ces systèmes permettent de faire débourser beaucoup moins d’argent à l’État. Le système d’hébergement d’urgence est très onéreux. On perd énormément de fric entre les nuitées d’hôtel, les urgences, les interventions des flics, les soins, etc. On perd des humains, l’espérance de vie à la rue c’est 48 ans. Le nombre de morts à la rue ne cesse d’augmenter chaque année. Sans parler de la perte philosophique d’une société entière qui laisse ce type de scandale humanitaire se dérouler sous ses fenêtres. Ça ne nous fait pas du bien non plus, à nous les inclus, de voir autant de mal fait à nos frères et sœurs dans un pays riche comme le nôtre. Le système d’hébergement d’urgence, c’est ruineux ! Financièrement et humainement. Une droite désireuse que l’État dépense moins dans le social devrait adorer ce genre de mesures. Mais non, c’est donc bien la preuve que les blocages sont à d’autres endroits.

Au niveau des représentations. On en reste à l’idée que se sortir de la misère doit être un parcours du combattant, que si c’est trop « facile » cela ne vaut rien. Macron semblait avoir compris qu’il fallait aller vers une stratégie de « logement d’abord » plutôt que l’hébergement d’urgence, qui n’est pas une solution pérenne – il y a des expériences en France qui prouvent que ça marche -, mais il ne passe pas à l’étape de généralisation de cette politique de logement, donc ça n’a pas d’effet réel. Et, du côté de la population, ça fait pas partie des priorités non plus, l’éradication de la misère. On se rend compte qu’il y a beaucoup de gens, dans les démocraties riches, qui se satisfont de la situation globalement. Et ne cherchent pas plus loin. Bourdieu disait : « Quand ça va pour moi, ça va de soi »… Et même si soi-même on en a bavé avant. C’est d’ailleurs une même idéologie qui transparaît dans la réaction de Ramzy à mon refus de participer à LOL : qui rit, sort !, lorsqu’il dit que ses copains carreleurs ou chauffeurs de bus l’égorgeraient s’il refusait la journée de travail payée 200 000 euros, en ajoutant que, lui et moi, on ne vient pas du même endroit, que je ne sais pas ce qu’il a vécu, ce que ses parents ont enduré… Sauf qu’en tenant un tel discours il ne fait que justifier le système qui a rendu la vie dure à ses parents, qui les a humiliés. C’est très bizarre. Ce système justifie tout en dernière mesure.

Revenons justement à ce texte que vous avez écrit après votre refus de participer à la série de téléréalité d’Amazon. Comment l’idée vous est venue ? Comment ça s’est fait ?

Au départ, très basiquement. On m’a fait la proposition, j’ai reçu le fameux coup de fil de mon agent. Et quand j’ai entendu le chiffre, j’ai eu un petit vertige, il a fallu que j’aille m’asseoir. J’ai refusé tout de suite, directement, au téléphone. Je lui ai dit non, je ne pourrai pas, j’ai dentiste. On en revient à ce truc génétique. Moi, l’argent, je n’ai jamais été très à l’aise avec ça. À un moment donné, j’ai gagné pas mal de fric, j’ai été incapable de le garder, je dépensais n’importe comment, les cadeaux aux copains, les assos, comme s’il fallait s’en débarrasser. Aussi, je pense que le délire des salaires mirobolants, quand on commence à les accepter, à juger cela normal, ça fait vriller. J’ai vraiment une conscience forte de ce danger-là. Ce à quoi s’ajoute Amazon, la machine à broyer. J’avoue être assez dégoûtée de voir comment la vie qui pouvait avoir une justification durant le Covid, la crise sanitaire, est devenue une habitude pour beaucoup. Se faire livrer sa bouffe, se gaver d’images sur son canapé, ne sortir que pour aller bosser quand on n’est pas en télétravail ou pour aller chercher un colis chez un Pakistanais avec qui on n’échangera pas un mot… Que ce mode de vie s’installe, ça m’a horrifiée. Et le pire, c’est qu’Amazon ne fait même pas ça parce qu’il croit à la valeur de ce mode de vie, mais pour vendre des trucs ! Pour nous faire consommer toujours plus. LOL,c’est une page géante de pub pour qu’Amazon continue de grandir et de s’imposer à tous comme un mode de vie acceptable et même désirable, et moi, j’ai toujours refusé de faire de la pub, même et surtout quand elle est extrêmement bien payée.

Mais pourquoi avoir voulu rendre public ce refus ?

Parce que je ne voyais pas pourquoi il aurait dû rester secret. Ce moment de réflexion dans ma tête, ce n’était pas simplement la peur que mon père se retourne dans sa tombe, c’était une pensée, une position politique. Il fallait donc que je le dise. Tout en me préparant aux seaux de vomi. Quand on a une position politique sur un sujet, à quoi ça sert de le chuchoter dans sa chambre ? Je ne comprends pas le principe.

Au moment d’écrire ce texte, quel était votre objectif ? Dans l’idéal, qu’est-ce que vous attendiez ?

Je voulais juste dire que, vu la crise sociale qu’on traverse, on n’allait pas tous être d’accord avec le fait de continuer à se gaver sans scrupules comme si on était dans les années 1980, par exemple, en participant à une téléréalité d’une multinationale mégapolluante, reine de l’optimisation fiscale, esclavagiste, tueuse de vie sociale et de petits commerces, etc. Accepter de le faire, c’était accepter d’être la caution « cool » d’Amazon. On n’a plus les moyens d’être sans scrupules. Je voulais dire que l’idée selon laquelle on se définit par ce qu’on possède est une idée qui appartient à l’ancien monde, qu’il nous appartient de changer aujourd’hui parce que la surconsommation nous tue. Ce n’est pas la même chose de s’en mettre plein les fouilles quand, généralement, la situation va à peu près. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas. C’est la catastrophe et ça va être de pire en pire. Et, si les gens qui sont censés un peu inspirer les autres, les artistes, les célébrités, sont eux aussi sans scrupules… Idéologiquement, forcément que ça ruisselle.

Que vous inspire le climat idéologique actuel ?

Pas beaucoup de bien. On est dans une logique de clan contre clan qui ne cesse de s’exacerber, et de la façon la plus littérale qui soit. Ce que je perçois aussi dans les réactions que mes prises de position peuvent susciter, comme j’en avais déjà fait l’expérience en postant une photo d’un clochard migrant couché face contre terre, à Stalingrad, et recouvert de fientes de pigeon avec comme légende : « Le petit Aylan Kurdi a bien grandi. » On m’avait accusée de tourner la mort du petit Aylan en dérision. De manquer de « bienveillance » et d’« empathie ». Alors qu’il s’agissait de critiquer le fait que, après que la planète entière s’était émue de la mort d’un enfant de migrant sur une plage, on s’en foutait pas mal de ceux qui crèvent sous nos yeux sous le métro aérien. Comment peut-on se méprendre à ce point ? Les réseaux sociaux sont d’ailleurs l’appareil parfait pour créer et creuser du clivage, du manichéisme, une façon d’appréhender le monde en un affrontement permanent entre des « eux » et des « nous ». Penser par le lien, la relation personnelle, va à rebours de tout cela. Encore une fois, on n’a plus les moyens de rester dans son coin, dans son clan, dans une sorte de pureté idéologique qu’on pouvait encore se permettre dans les années 1970. C’est d’ailleurs pour cela que je parle au Point [rires]. Ce n’est pas parce que les lecteurs du Point ne sont pas ma famille politique que je les considère comme moins humains que moi. J’ai dîné hier soir avec deux personnes de droite. À propos des dernières nuits de colère à Nanterre qui ont fait suite au meurtre du jeune Nahel par un policier, l’une d’elles a dit : « Quand c’est un jeune Blanc qui se fait tuer, on n’en entend pas autant parler. » Qu’est-ce que vous voulez faire ? La pendre sur-le-champ ? Il faut être ignorant soi-même pour ne pas concevoir qu’un tel déni de réalité est pathologique. Non, faut continuer de discuter… Je continue de croire en l’humain de mon côté. Mais c’est dur…

Après la police de l’humour noir pas compris, c’est la police des contacts interdits qui va vous tomber dessus…

Le contact, la fréquentation, c’est pourtant une voie vers la persuasion, la prise de conscience, le changement d’avis. Pour revenir à la misère, l’abbé Pierre, qui avait quand même de très belles fulgurances philosophiques, disait qu’on ne pleure pas sur des chiffres. Il faut être en contact avec la misère, en faire l’expérience, concrètement, pour comprendre qu’elle ne se gère pas, elle se combat. Savoir, de loin, qu’il y a des pauvres, ce n’est pas la même chose que de visiter des bidonvilles et de rencontrer des femmes qui vivent dans un sous-sol de 4 mètres carrés, sans fenêtre, avec deux gamins et vingt familles dans le reste du bâtiment et qui, la nuit, scotchent les oreilles de leurs enfants pour ne pas que des insectes s’y installent. Après ce genre de confrontation là, tu ne peux plus voir les choses comme tu les voyais avant. L’espoir dans la relation humaine, il est d’ailleurs au fondement des compagnons d’Emmaüs, quand l’abbé Pierre, en 1949, rencontre un ancien bagnard qu’un de ses amis venait de rattraper in extremis au bord d’un pont alors qu’il voulait se suicider. L’homme avait été condamné au bagne parce qu’il avait tué son père et, en revenant, avait appris que sa femme avait refait sa vie. L’abbé Pierre lui a dit n’avoir rien à lui donner, mais qu’il pouvait l’aider s’il était prêt à aider les autres. La communauté d’Emmaüs est née ainsi. On ne demande rien aux gens qui y entrent, pas de casier judiciaire, on ne veut rien savoir de leur histoire. Le seul critère : qu’ils soient disposés à aider, à donner de leur personne pour autrui. Et, ainsi, ils tissent et retissent du lien. Aujourd’hui, on est dans une inversion totale de ça, d’autant plus qu’on joue avec des catégories d’analyse – la race, le sexe, la religion – qui ne sont pas nos catégories culturelles. Elles ont été directement importées des États-Unis et c’est d’autant plus difficile de faire entendre raison à des gens qui manipulent ces concepts sans saisir combien ils sont non seulement dangereux, mais aussi artificiels dans notre environnement culturel.

Votre prise de position contre Amazon, c’est aussi de l’antiaméricanisme ?

Je n’ai rien contre les Américains, j’ai du respect et même de la sympathie pour eux, en tant que culture, peuple, individus. Par contre, j’ai beaucoup de mal avec l’hégémonie. Le fait d’adopter sans aucune distance, aucune perspective critique, leur mode de vie. Et les mots, le vocabulaire aussi. Un truc qui me rend folle, par exemple, c’est l’usage de « problématique », pour décrire quelque chose ou quelqu’un qu’il faut exclure, effacer, dégager. Sauf qu’en français, lorsque quelque chose est problématique, à savoir, littéralement, pose problème, cela signifie qu’il faut engager une réflexion pour en faire le tour et essayer de trouver une solution. Être problématique, c’est être intéressant, c’est ce qui invite à la recherche.

De fait, le wokisme s’enracine dans une perversion du langage.

Ah ! le mot a donc été posé. Peut-être, aussi, qu’il faudrait arrêter de dire woke. Parlons français. Parlons des Éveillés, tiens, ne serait-ce que parce que cela souligne le côté religieux et sectaire du truc. Parlons de ce mélange d’une pensée très radicale, fanatique, excluante, avec un aspect extrêmement infantile et infantilisant. Ce qui est, aussi, une récupération directe des États-Unis. Aux États-Unis, c’est d’ailleurs ce qui me fait rigoler quand je vais là-bas, c’est une société d’enfants. Avec les Éveillés, on a cette mentalité d’enfant de 5 ans qui ne supporte pas la moindre contrariété, pas le moindre conflit, où tout se fait par écran interposé, avec une impatience maladive. On prétend que c’est de l’hypersensibilité, j’y vois plutôt de l’hypersensiblerie.

Et voilà Blanche Gardin réac !

L’emploi de ce mot, réac, il est rigolo aussi. Dans les années 1970, le mot désignait et condamnait dans le même mouvement les gens nostalgiques d’un temps où la vis était plus serrée. Aujourd’hui, il s’emploie contre les individus nostalgiques d’un temps où les gens étaient plus libres. Le truc, aussi, c’est que j’adhère tout à fait au fond du combat des Éveillés. Moi aussi je suis pour l’égalité des conditions entre hommes et femmes, pour plus de diversité, pour lutter contre les discriminations. J’ai d’ailleurs récemment refusé la proposition d’un théâtre qui voulait que j’écrive une pièce « anti-woke ». Je trouverais ça beaucoup plus drôle d’écrire sur la terreur que les Éveillés suscitent, car elle a quelque chose de parfaitement ridicule… Le problème des Éveillés, c’est leur méthode, et, là encore, la mentalité enfantine qui voudrait que tout soit réglé d’ici mercredi prochain. Non, on n’arrivera à rien avec cet état d’esprit. En ce qui concerne les mœurs, il faut laisser les choses se lisser, il faut prendre en compte le temps, la lenteur de l’Histoire.

Vous ne croyez pas à l’idée d’une avant-garde éclairée ? À la nécessité, pour obtenir un progrès, d’être tiré par une frange de radicaux ?

Si, j’ai moi-même été assez radicale plus jeune, sur la question des sans-papiers, notamment. Quand l’urgence le justifie. Mais maintenant, c’est vrai, je le suis moins. Mais on a besoin des radicaux, c’est eux qui posent les termes du débat, qui secouent le prunier ! Même les histoires de liberté d’expression, c’est intéressant d’y réfléchir. Évidemment, pour moi, et a fortiori comme artiste et humoriste, elle doit être totale, mais ça veut pas dire que je ne trouve pas intéressante une position réflexive sur le langage et nos manières d’être, qui vont de soi depuis très longtemps sans être interrogés. C’est sain dans le fond. Dans la forme, Internet et les réseaux ont donné une caisse de résonance à ce mouvement qui n’a pas lieu d’être. Du coup, les gens « non woke » perçoivent les Éveillés comme une menace réelle, et ripostent, en face ça s’enflamme un peu plus, etc.

Vous avez mis de l’eau dans votre vin ? Un effet naturel de l’âge et des convictions qui s’émoussent ?

Pas seulement. Un effet de mon métier, aussi. Je me plais à laisser les gens dans le flou, dans l’ambiguïté. Même dans la construction de mes blagues, j’aime que les gens finissent la blague dans leur tête, sans savoir ce que je pense profondément. Ce que je cherche, c’est une communication entre mon inconscient et celui de mes spectateurs. Si tu es militant, ce n’est plus possible.

L’humour militant, c’est aussi un gros sujet.

Aux États-Unis, ils ont ça dans les clubs de stand-up, avec même un mot dédié : on parle de clappers. Les gens ne rient plus, ils applaudissent, lentement, avec un air pénétré, pour montrer que le prêche est réussi. Et c’est ainsi que l’humour disparaît. Mais c’est tout à fait normal : si t’es militant, évidemment que tu ne fais pas dans l’humour, vu que tu es collé à ton sujet. L’humour, c’est la distance. D’où l’intérêt, vraiment, de parler d’Éveillés, pour souligner le côté religieux du truc. Ce ne sont pas des gens qui attendent de la réflexion, du temps, de l’indirect et même de la rigolade, ils veulent du sermon, du mode d’emploi. Surtout pas de métaphore, surtout pas d’altérité… Ils ont chaussé des lunettes et voient toute la réalité à travers ce prisme-là. C’est plus simple, en un sens. Mais ce sont des discours qui masquent la réalité des problèmes économiques et sociaux. Forcément, vu qu’ils nous viennent des États-Unis…

Et l’autocensure ? Vous arrivez à la gérer, cette spirale de la peur et du silence ?

Quand j’ai l’intuition qu’il faut l’ouvrir, je me sens une obligation de dire. C’est ce qui s’est passé avec l’affaire Vivès. Je ne connais pas bien son travail, mais du moment que je sais qu’on ne s’en prend pas à lui pour des comportements criminels qu’il aurait pu avoir mais pour son œuvre, c’est évident que je le soutiens. Lorsqu’on ne fait pas de différence entre les actes et les pensées, quand on juge pédocriminel un dessinateur qui n’a fait que traiter le sujet de la pédophilie dans ses BD, on se précipite vers un mur épouvantable. Quand les gens hurlent avec les loups, je sens, comme d’instinct, la nécessité de mettre les pieds dans le plat. Pour reprendre la phrase de Coluche, « ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison ».

Repères

1977 Naissance à Suresnes.
2001 DEA de sociologie à Nanterre
2006 Premières scènes au Jamel Comedy Club.
2011 Premières apparitions au cinéma.
2017 Son stand-up « Je parle toute seule » est récompensé par un molière du meilleur spectacle d’humour.
2019 Elle refuse d’être distinguée de l’ordre des Arts et des Lettres.
2022 Son refus de participer à la téléréalité LOL d’Amazon pour 200 000 euros provoque une polémique.

Propos recueillis par Peggy Sastre

Source lepoint