Conflit israélo-palestinien. Le projet devait réconcilier les communautés de la ville trois fois sainte, il est devenu le symbole de ses divisions.
C’est, sans doute, le seul endroit au monde où un jeune juif orthodoxe, papillotes brunes encadrant un visage poupon, peut dormir paisiblement aux côtés d’une grand-mère palestinienne, la tête emmitouflée dans un voile noir et vert. Ils ne partagent ni religion, ni origines, ni même citoyenneté. Mais tous deux traversent la ville trois fois sainte, Jérusalem, à bord d’un même moyen de transport, dans un silence parfois réconfortant, parfois angoissant.
« Le tramway reste l’un des rares endroits dans lequel Palestiniens et Israéliens cohabitent physiquement, souligne la militante pour les droits civiques Nivine Sandouka, dans un café de Jérusalem-Est. Mais ces communautés ne se voient pas pour autant, elles n’interagissent pas. Au contraire, en tant que Palestinien, vous sentez qu’une certaine suspicion plane autour de vous… » Dans le tramway de Jérusalem, aux vitres pare-balles, les petits gestes traduisent l’anxiété, comme tous ces voyageurs dont la tête pivote vers l’arrière à chaque montée de passager.
Construit en 2011, le tramway de Jérusalem a été, et continue d’être, l’objet de toutes les controverses. Par son tracé, d’abord, qui, sous prétexte de relier les communautés et de faciliter le quotidien des Palestiniens de Jérusalem-Est, ancre l’annexion de ce territoire par Israël après la guerre des Six Jours, en 1967, malgré l’opposition de la communauté internationale. « Bien sûr, le tramway revêt une importance symbolique pour notre ville, avec toutes ces communautés qui s’y mélangent, explique un porte-parole de la mairie de Jérusalem. Il faut retenir qu’il a avant tout un intérêt pratique, comme le métro à Paris : vous connectez les gens et les endroits. » Une manière pour les autorités municipales d’évacuer ce sujet politique explosif, alors que la construction de deux nouvelles lignes et l’extension de l’existante sont imminentes.
En douze années de service, le tramway gris métallisé a été brûlé, vandalisé et même, parfois, le théâtre d’attentats. Mais il poursuit sa route, du dimanche au vendredi, presque sans interruption. « Le tramway peut être un lieu de conflit, ce peut être un lieu de rencontres, résume la Palestinienne Nivine Sandouka. La réalité se révèle très contrastée. En ce moment, tout le monde s’accorde pour dire que, depuis le 7 octobre [et les attaques du Hamas], le tramway est avant tout un endroit qui fait peur, à éviter au maximum, car la violence peut y éclater à tout moment. » Il reste, malgré tout, le lieu idéal pour voir défiler pendant quarante-cinq minutes les complexités de cette ville à nulle autre pareille.
Station Mont Herzl – Aux racines d’Israël
Le symbole ne doit rien au hasard : le tramway de Jérusalem commence son voyage à l’endroit où repose le mythe fondateur d’Israël, en la personne de Theodor Herzl. Le fondateur du sionisme au XIXe siècle, le premier à avoir défini et décrit la nécessité pour les juifs de disposer de leur propre pays en Terre sainte, est enterré au sommet du mont qui porte son nom, le mont Herzl. Près de sa tombe, reposent également les anciens chefs de l’Etat d’Israël. « Herzl est décédé en Autriche en 1904, mais il avait émis le souhait d’être enterré en Israël quand sa vision deviendrait réalité, décrit Naomi Selzektein, guide historique spécialisée dans la vie de Theodor Herzl. Son cercueil a été inhumé ici, sur ce qui était à l’époque le point le plus élevé d’Israël. Depuis, heureusement, nous avons récupéré l’ensemble de Jérusalem, et donc des sommets plus élevés… »
En ce doux mois de novembre, la guerre entre Israël et le Hamas a fait fuir les touristes, d’ordinaire nombreux à fouler ces jardins mémoriels à quelques mètres de la station de tramway. A leur place, des groupes de soldats à peine sortis de l’adolescence viennent en apprendre davantage sur l’histoire de leur pays. Ruth, elle, avance lentement vers ses 80 ans. Cette grand-mère aux joues creusées revient tout juste du mont Herzl, où elle a assisté aux funérailles d’un soldat tué en opération à Gaza. « Herzl est un grand homme, un visionnaire, raconte la doyenne en validant sa carte de transport, le Rav Kav. Mais regardez ce qu’il se passe encore en Israël, toute cette violence… Ce n’est pas possible. » Par la fenêtre, sur la gauche, elle regarde défiler le Mémorial national pour les soldats tombés au front. Chaque jour, depuis le 7 octobre, de nouveaux noms font leur apparition dans le mausolée.
Station Mahane Yehuda – Le cœur battant de Jérusalem
Après avoir accueilli une foule de jeunes en sacs à dos à la gare centrale, le tramway traverse un quartier d’affaires en construction avant de s’arrêter à la station Mahane Yehuda, annoncée en hébreu, en arabe et en anglais. C’est ici que Ruth descend, avec un sac plastique à chaque bras. Elle rejoint le « shouk » bouillonnant du même nom, à quelques pas. Dans ce marché semi-couvert, le plus fréquenté et le plus vivant de Jérusalem, se croisent vendeurs de mille épices, fast-foods spécialisés dans les sandwichs au Shakshuka (un mélange d’œufs et de tomates) et prêcheurs brandissant des livres religieux.
Joaquim, lui, arrive de l’autre côté des voies, depuis le très tranquille quartier orthodoxe de Mea Shearim. Chapeau rond noir, long manteau sombre, version miniature du Talmud dans les mains, l’homme cultive son austérité. Seule fantaisie qu’il s’autorise, des écouteurs blancs dans les oreilles et un petit téléphone portable noir. « Ce n’est pas un smartphone, il ne me sert qu’en cas d’urgence », résume le père de famille, peu disert. Il emprunte le tramway pour se rendre au mur des Lamentations, dans la Vieille ville, et prier. Sans hésitation, Joaquim préfère psalmodier que répondre aux questions.
Deux arrêts plus loin, un homme en fauteuil roulant pénètre dans le tramway, poussé par son fils. Ils sont Palestiniens, musulmans de Jérusalem-Est. Devant eux, trois jeunes soldats de Tsahal en uniforme kaki, une main sur leur fusil d’assaut M16 et l’autre accrochée à leur téléphone portable. Le fils, Mussa, semble vouloir amener son père plus loin, mais ce dernier l’arrête d’une simple main levée. Ils passeront le trajet en face des soldats.
Station Porte de Damas – De l’autre côté de la Ligne verte
Après avoir franchi l’arrêt Mairie de Jérusalem, à quelques mètres de l’imposant bâtiment gris qui abrite la municipalité, le tramway poursuit sa route le long des remparts de la Vieille ville, construits par Soliman le Magnifique après la prise de Jérusalem au XVIe siècle. Là, les passagers franchissent une frontière sans même s’en rendre compte : la Ligne verte, qui séparait Jérusalem-Ouest de Jérusalem-Est de 1949 à 1967. Pendant cette période, Israël contrôlait l’Ouest, quand la Jordanie administrait l’Est. Aujourd’hui encore, la partie orientale de Jérusalem reste composée de quartiers en grande majorité palestiniens, soumis à des conditions de vie bien différentes de l’Ouest. Ici, les trottoirs ne sont souvent que de la terre battue, des câbles électriques tombent vers le sol et les patrouilles de police israéliennes restent omniprésentes.
Mussa et son père descendent ici, à la station Porte de Damas. Ce dernier, depuis son fauteuil roulant, indique ne pas vouloir parler. Alors son fils le fait pour lui. « Il a peur quand il voit des soldats israéliens et des armes, raconte le jeune homme. C’est parce qu’il a été touché par un tir au genou qu’il ne peut plus marcher. » Le doyen a accepté d’emprunter le tramway cette fois-ci en raison d’un rendez-vous médical dans la partie occidentale de Jérusalem, sinon il refuse de le prendre. Par peur d’un incident, et par rejet de l’administration israélienne. « D’après le droit humanitaire international, Jérusalem-Est se trouve sous occupation, or une puissance occupante ne peut pas implanter d’installations définitives sur ce territoire, explique la militante palestinienne Nivine Sandouka. Pour cette raison, une majorité de Palestiniens a d’abord boycotté le tramway, avant de céder et de s’en servir par commodité.
Station Shu’afat – En terres palestiniennes
Après avoir franchi la Ligne verte, le tramway de Jérusalem circule en Cisjordanie occupée, sans qu’aucun contrôle ne l’indique aux passagers. Ses wagons, bien moins remplis qu’en partie occidentale de la ville, longent le quartier palestinien de Cheikh Jarrah, théâtre de conflits territoriaux depuis le retour, en 1980, des familles israéliennes expulsées par la Jordanie en 1949. Après avoir dépassé le quartier de la Colline française, les passagers arrivent au cœur du quartier palestinien de Shu’afat, dont les routes sont isolées du reste de Jérusalem par un mur de séparation.
L’arrêt se fait devant la mosquée. « Pour que les Palestiniens acceptent le tramway, il a été conçu en accord avec les communautés afin d’atteindre facilement les mosquées et les écoles, relève la chercheuse Hanna Baumann, qui a effectué sa thèse sur le sujet. C’est aussi pour cette raison que sa signalétique apparaît en arabe, contrairement aux autres modes de transports publics israéliens. » Ces précautions n’ont pas suffi à faire accepter d’emblée le tram aux habitants de Shu’afat : en 2014, après le meurtre d’un jeune Palestinien par des colons, des émeutes ont visé directement ces installations avec des pierres et des cocktails Molotov. « Le tramway était devenu le symbole visible de la municipalité de Jérusalem à Shu’afat, et donc de l’occupation israélienne », résume Hanna Baumann. A l’époque, des groupes de citoyens israéliens menacent de boycotter le moyen de transport tant qu’il traverse les quartiers palestiniens. Le mirage d’une coexistence pacifique dans le tramway vole alors en éclats.
Encore aujourd’hui, à bord, Anastasia ne peut s’empêcher d’être inquiète. Cette Israélienne de 21 ans doit passer par ces zones tous les jours pour se rendre depuis chez elle, en bout de ligne, à son bureau du centre de Jérusalem. « On traverse leurs rues, leurs quartiers… Ce n’est pas sûr pour nous », soupire la jeune femme, alors que deux adolescents palestiniens s’assoient dans le carré d’à côté.
Station Heil Ha-Avir – Vers les colonies et au-delà
Après avoir dépassé le quartier palestinien de Shu’afat, matérialisé par son mur de séparation, le retour en zone israélienne défile le long des rails : des dizaines de drapeaux israéliens flottent au vent, comme pour signifier qui domine ce territoire. Le tramway parvient en bout de ligne, dans le quartier israélien de Pisgat Ze’ev, 50 000 habitants. Chez les colons, donc, même si la plupart se trouvent dans ces grands immeubles blancs avant tout pour des raisons économiques.
Anastasia, mèches blondes et doudoune noire, a toujours vécu à Pisgat Ze’ev, sur cette colline qui surplombe la Cisjordanie. La jeune Israélienne descend au terminus, en même temps que les deux adolescents palestiniens montés à Shu’afat. A peine les pieds sur le bitume, ils rigolent sous cape et commencent à gratter les posters accrochés à l’arrêt de tram, affichant les visages des otages israéliens du Hamas. « Toute ma vie, j’ai dû faire attention aux attaques des Palestiniens, grimace la jeune femme en observant la scène. La situation a toujours été tendue, mais le 7 octobre leur a donné du pouvoir, de la confiance en eux : regardez, moi je ne porte pas d’arme, alors qu’en face on ne sait jamais… » Depuis qu’elle a fini son service militaire, Anastasia pense acheter un fusil d’assaut, afin de pouvoir sortir dans la rue armée. « Forcément, ces dernières semaines, j’y réfléchis de plus en plus, pose Anastasia. Avec le tram, je passe tous les jours dans des rues palestiniennes, donc je pense que ça me servira un jour ou l’autre. »
A Pisgat Ze’ev, les rails sont déjà posés pour prolonger la ligne de tramway davantage vers le nord, vers la colonie israélienne de Neve Yaakov. Encore plus loin en Cisjordanie occupée.
Corentin Pennarguear