Le père du sionisme politique, un intellectuel austro-hongrois, ne réalisera qu’un seul et unique voyage dans la Ville sainte. Un périple semé d’embûches et de déceptions qui fait partie de notre dossier sur l’histoire tragique d’Israël et de la Palestine.
La nuit est déjà tombée sur Jérusalem lorsque le train qui transporte Theodor Herzl entre en gare ce vendredi soir 28 octobre 1898. Le journaliste austro-hongrois à la notoriété grandissante, initiateur du mouvement sioniste, avait idéalisé son voyage dans la Ville sainte. Il s’était même imaginé rejoindre sa destination suffisamment tôt pour respecter les règles du shabbat, lui, le juif éclairé qui jamais ne s’était encombré d’aucun carcan religieux. Mais le soleil a terminé sa course avant que le poussif convoi achève sa montée de la dernière colline. Première déception. L’intellectuel a entrepris vers la Terre promise un voyage lourd de sens mais aussi d’enjeux. C’est sous son impulsion que Jérusalem, capitale biblique du peuple juif, est devenue ces dernières années, dans l’esprit des juifs persécutés en Europe, la capitale en devenir de leur futur Etat-nation.
Cela fait quatre années que le journaliste promeut le projet d’établissement d’un Etat juif en Palestine, quatre ans qu’il tente de convaincre les dirigeants des communautés juives européennes, aussi bien que les gouvernants, du bien-fondé de son idée. Devant la montée d’un antisémitisme de plus en plus virulent, il défend la nécessité d’offrir aux juifs du monde entier un Etat refuge où ils puissent vivre en sécurité. Dans l’ouest de l’Empire russe, entre 1881 et 1884, une première vague de pogroms a dévasté les villages juifs : pillages, exactions, massacres. On dénombre des milliers de morts.
A Paris, où il travaille en 1894 comme correspondant de presse, Theodor Herzl est également choqué par l’injustice du procès Dreyfus : la condamnation au bagne d’un capitaine accusé à tort d’espionnage et dégradé publiquement dans la cour de l’Ecole militaire. La violence antijuive qui se déverse dans la presse française autant que dans les rues de la capitale le marque durablement. En 1896, il publie « l’Etat des Juifs », livre dans lequel il affine sa pensée et insiste sur la nécessité de trouver un asile au peuple juif, seule solution à ses yeux pour mettre fin aux persécutions. L’ouvrage connaît un succès important, mais les critiques sont nombreuses.
Du côté des religieux qui associent un retour des juifs en Palestine à une époque messianique encore à venir, on refuse d’envisager une telle option dès à présent. Du côté de l’intelligentsia juive libérale assimilée, on veut continuer à croire au processus d’émancipation enclenché par la Révolution française.
Le risque de déstabiliser les équilibres démographiques
Mais l’idéal sioniste réunit de plus en plus d’adhérents, et la Palestine, alors sous autorité ottomane, apparaît progressivement comme la solution la plus symbolique et la plus réaliste pour accueillir les descendants de Moïse. Est-elle réalisable ? C’est ce que Theodor Herzl vient vérifier lorsqu’il arrive ce 28 octobre, à la nuit tombée. Hélas, cet unique voyage à Jérusalem ne sera qu’une suite de désillusions. Le périple lui-même depuis Jaffa, où son bateau s’est amarré, a été des plus éprouvants. Le père du sionisme le décrit dans son journal : « Ce fut terrifiant… Etre assis de la sorte, dans un compartiment exigu, bondé et étouffant, était une véritable torture… » La pauvreté qui règne dans la vieille ville est un choc terrible. Et la saleté surtout : « Si un jour Jérusalem est à nous, et si ce jour je suis encore capable d’agir, alors je commencerai par la nettoyer. »
Comme en témoignent de nombreux écrivains voyageurs, la Palestine de la fin du XIXe siècle est une terre globalement hostile. « Un pays de désolation, de cilices et de cendres, où un silence lugubre régnait, où même l’imagination ne pouvait rendre l’éclat de la vie », écrit Mark Twain en 1867 dans « le Voyage des innocents ».
Mais la plus grande déception de Theodor Herzl est d’abord politique. Pour faire naître un Etat des Juifs en Palestine, il faut avant tout convaincre le sultan ottoman Abdülhamid II d’accepter cette nouvelle immigration sur ses terres. Depuis l’Antiquité, de petites communautés juives coexistent sans heurts avec la population arabe majoritaire, chrétienne et musulmane. Renforcer le Yishouv, cette communauté originelle, risque de déstabiliser les équilibres démographiques.
L’hypothèse d’un foyer juif en Ouganda
Herzl a donc intentionnellement coordonné son voyage, en cette fin octobre, avec la venue historique de l’empereur d’Allemagne Guillaume II, qu’il souhaite convaincre de plaider sa cause auprès du sultan. Il parvient à le rencontrer à trois reprises au cours de son périple, une fois à Istanbul puis deux fois à Jérusalem. Herzl souhaite obtenir le soutien du Kaiser pour ouvrir en Palestine ottomane une société à charte sous supervision allemande. Créées par des investisseurs depuis les débuts de l’expansion coloniale européenne, les sociétés de ce genre obtenaient alors des monopoles afin d’explorer de nouveaux territoires et d’en tirer profit.
Herzl y voit une première étape possible pour la construction d’un Etat juif. Sauf que le sultan est inflexible. Son refus est catégorique. Guillaume II n’insiste pas et tourne le dos à Theodor Herzl. Quand l’intellectuel austro-hongrois reprend son bateau pour l’Europe, la porte du futur Etat d’Israël semble se refermer pour de nombreuses années. Sa démarche diplomatique a permis au mouvement d’acquérir une vaste reconnaissance publique et une certaine légitimité politique, mais elle reste concrètement un échec. Lors du 6e Congrès sioniste, en août 1903, Herzl, qui a baissé les bras, ira jusqu’à envisager l’hypothèse d’installer un foyer juif en Ouganda.
Sur place, néanmoins, des juifs de toute l’Europe ont entendu son appel. Mois après mois, ils viennent renforcer le Yishouv, aidés par la création en 1901 du Fonds national juif qui, chargé de collecter des fonds, rachète des terres en Palestine et prépare les futurs pionniers. Herzl meurt en 1904 sans voir son rêve se réaliser. Sa dépouille sera transférée le 17 août 1949 à Jérusalem, un peu plus d’un an après la proclamation de l’Etat d’Israël.