Ambassadeur de France en Israël de 2019 à 2023, Eric Danon a quitté ses fonctions quelques jours avant les massacres commis par le Hamas le 7 octobre. Le diplomate confie sa surprise face à ce drame même si des « signaux faibles » avant-coureurs avaient été constatés. Il livre ses préconisations, très personnelles, pour un règlement du conflit israélo-palestinien.
Eric Danon, ambassadeur de France en Israël d’août 2019 à juillet 2023, est aujourd’hui retraité du ministère des Affaires étrangères. Arrivée à l’été 2019 à Tel Aviv, il rentre à Paris à l’été 2023. Libéré de son devoir de réserve, il raconte combien il a été surpris par l’attaque terroriste massive du Hamas contre Israël, samedi 7 octobre : « Je ne connais personne qui n’ait pas été profondément surpris et choqué. Même ceux qui, comme nous, disaient depuis longtemps, que la tension montait entre Israéliens et Palestiniens, ne pouvaient pas imaginer une attaque de ce type. »
Le diplomate reconnaît que les chancelleries et les services de renseignements avaient bien perçu des signes avant-coureurs, « mais c’est facile après coup », reconnait-il. « C’est le problème des signaux faibles. Votre difficulté, c’est de détecter celui qui va devenir un signal fort. » « Un signal faible, ce sont des petites indications, comme quoi il y a eu, par exemple, quelques semaines avant, une réunion à Beyrouth entre des Iraniens, des gens du Hamas et des gens du Hezbollah. Vous recevez des rapports de telle ou telle réunion, de tel ou tel mouvement, de tel ou tel type d’agitation et vous ne savez pas trop quoi en faire. »
« Les Israéliens sont assez vigilants sur tous ces petits signaux et d’habitude, ils vérifient tout, poursuit l’ancien ambassadeur. Et je pense que là, ils ont beaucoup vérifié les choses. Mais s’est greffé un deuxième phénomène qui arrive souvent dans ces cas-là, c’est la remontée vers les autorités politiques et la manière dont celles-ci considèrent le sujet. Comme il y a des dizaines et des dizaines de signaux, tous les échelons intermédiaires ont filtré ce qui leur paraît le plus important ou le plus probable parmi tous les possibles. Et là, il y a un premier biais : vous laissez de côté ce qui vous paraît totalement improbable et ce qui, en l’occurrence, va arriver. Et puis, quand ça arrive jusqu’en haut, jusqu’à l’autorité politique, celle-ci peut avoir tendance à traiter cela de façon politique, c’est à dire avec un autre type de biais cognitifs.Tout ça est une appréciation politique qui, là, a montré une erreur. »
Le fétichisme technologique d’Israël
En évoquant des « biais cognitifs », Eric Danon évoque à mots choisis un complexe de supériorité de la part des Israéliens qui ont minimisé la force de frappe du Hamas et surestimé leur capacité à dissuader et à se défendre. « Il y avait une confiance dans la technologie, ce qui est toujours une erreur, explique le diplomate. Ce fétichisme technologique que j’ai vu en Israël est un des éléments de la faille sécuritaire. Cela ne veut pas dire qu’Israël n’avait pas de renseignement humain. Simplement, ils étaient plutôt en relation avec la branche politique au Hamas qu’avec la branche militaire. Vous avez aussi cette idée que, finalement, Tsahal l’armée israélienne, est invincible. » Confiant avoir parlé récemment au téléphone avec l’un des acteurs de la série à succès Fauda – qui raconte la vie et les opérations d’une unité spéciale des services secrets israéliens, infiltrée dans les territoires palestiniens – il évoque aussi une baisse de vigilance en Israël : « Il me disait : ‘Fauda, ça nous a donné la confiance. C’est une série qui a donné confiance au peuple israélien en disant qu’au bout du compte, on gagne’. Ca endort la confiance et ça endort la vigilance. »
Après ces massacres, Israël lance une campagne massive. Les Israéliens disent ‘c’est à la hauteur de la cruauté de ce qu’on a vécu’. C’est aussi la campagne la plus meurtrière jamais menée par l’armée israélienne : « Ce qui se passe à Gaza est une horreur, mais c’est la guerre. Je ne veux rien justifier de ce qui se passe et je pense qu’il y aurait d’autres méthodes. Mais vu la violence de l’attaque, la cruauté, les massacres, etc, Israël est tombé dans le piège que lui tendait le Hamas. Probablement, il ne pouvait pas faire autrement que de tomber dans ce piège. Il y a 50 ans, il y avait eu un attentat à Munich qui a entraîné la mort des athlètes israéliens de l’équipe olympique. Israël a dit : ‘tous ceux qui ont participé à cet attentat seront morts dans les quatre ans qui viennent’. Effectivement, cela a été le cas. Mais là, ce n’était pas possible de faire quelque chose comme ça parce que le nombre de combattants en face était massif. Si le gouvernement avait dit aux Israéliens : ‘écoutez, on se donne 10 ans pour tuer tous ceux qui ont fait ça’, ce n’était pas du tout à la hauteur. Il fallait aussi éviter que le Hamas puisse dire qu’il avait gagné quelque chose. C’est d’ailleurs aussi pour ça qu’après la première trêve humanitaire, les combats ont repris encore plus fort qu’avant pour empêcher le Hamas de dire qu’il avait gagné quelque chose à cette trêve. »
Alors que les combats continuent, Eric Danon alerte sur l’importance de penser à l’après-guerre. « Actuellement, pour un terroriste tué, on en crée deux, confie l’ancien ambassadeur. Pour les enfants, tout dépendra de perspectives qu’on leur offre. Il y a des manières de terminer les guerres qui font que les enfants n’ont pas un ressentiment tel qu’ils veulent éternellement venger leurs parents. On l’a vu en Allemagne, au Japon ou en Italie, même si, bien sûr, il y a toujours un traumatisme. Là où il y a toujours une volonté de vengeance, c’est quand la guerre se termine par une humiliation. L’humiliation en géopolitique, ça se paye cash. Il faut deux choses : la première, c’est offrir une perspective politique, mais aussi économique et sociale aux perdants. Et la deuxième chose, c’est qu’il faut accomplir un certain nombre d’actes symboliques pour sceller la réconciliation. Et ça, c’est extrêmement compliqué. De Gaulle et Adenauer, Mitterrand et Kohl dans un cimetière en train de se tenir par la main permettent, des deux côtés, de sentir que l’Autre n’est plus un ennemi. Ce type de geste est très difficile à accomplir après les guerres tellement les passions sont en tension. »
Le rôle clé de l’Arabie Saoudite
Convaincu qu’il est impossible de laisser Israéliens et Palestiniens seuls, face à face, pour régler ce conflit presque centenaire, l’ancien ambassadeur en appelle au monde entier. « L’Autorité palestinienne n’a jamais été aussi faible, estime Eric Danon. Rebâtir, à partir de cette entité, une gouvernance convenable qui permette de bâtir un pays, c’est difficile. Sans aucun mépris, je ne pense pas qu’ils peuvent y arriver tout seuls. Les pays arabes n’ont jamais rien fait pour que ce conflit s’arrête parce qu’ils ont intérêt à ce qu’il dure. Ces pays ne s’aiment pas beaucoup entre-eux au niveau des gouvernements donc, ce qui les réunit, c’est le rejet d’Israël. »
« Il y a huit ans, un très haut responsable algérien m’a dit dans les couloirs de l’ONU à New York que ‘les Palestiniens sont les idiots utiles de la cohésion du monde arabe’. Ensuite, imaginez un instant que le conflit israélo-palestinien soit réglé. Israël n’a plus d’obstacle à devenir la superpuissance régionale, économique, politique, etc. Et ça, ce n’est pas très supportable par les pays arabes. »
« Alors qui va aider les Palestiniens ?, se demande Eric Danon. Je pense que les États Unis ne sont plus crédible aux yeux des Palestiniens. La Russie, la Chine sont hors-jeu. L’Union européenne va aider économiquement mais pas politiquement, elle ne pèse pas. De tous les pays arabes, le seul qui a affiché clairement son souhait d’aider les Palestiniens, c’est l’Arabie Saoudite et avant la guerre le prince héritier MBS disait : ‘première étape, normalisation des relations entre l’Arabie saoudite et Israël dans le prolongement des accords d’Abraham. Deuxième étape on crée un Etat palestinien et je prends tout en charge’. L’implication de l’Arabie Saoudite comme tiers de confiance entre Israël et les Palestiniens est un élément intéressant. Dernier point pour qu’il y ait la Paix : il faut qu’Israël se sente en sécurité. »
Avant un Etat palestinien, un pays à souveraineté limitée
Au-delà d’une sortie de conflit, une perspective politique implique un projet institutionnel. Les Etats-Unis, les pays de l’Union Européenne et une partie des pays arabo-musulmans soutiennent la solution à deux Etats. Mais pour Eric Danon, cette préconisation doit être repensée et adaptée aux circonstances actuelles et à l’Histoire : « Ma conviction personnelle, maintenant que je ne suis plus au Quai d’Orsay, c’est que la solution à deux États ne peut pas être mise en place avec les paramètres qui sont associés à cette solution, c’est à dire les frontières de 1967, Jérusalem capitale des deux Etats ou le règlement de la question des réfugiés… On va rentrer dans quelque chose qui est très polémique, et j’entends déjà les gens hurler. Je pose la question : c’est quoi le peuple palestinien ? Avant les années 60, vous aviez des Palestiniens qui étaient des gens nés en Palestine. Mais pour autant, ils ne faisaient pas peuple. Vous aviez des tribus, des familles, des clans. Et lentement, à cause de la création d’Israël, émerge la conscience d’un nationalisme palestinien. Yasser Arafat l’a évidemment incarné comme figure dominante. »
Selon Eric Danon, « l’erreur stratégique à l’époque est d’avoir voulu réunir tous les Palestiniens en un peuple sur la base d’une valeur profondément négative qu’était le combat contre Israël et contre les juifs au-delà. Plus tard, bien entendu, Arafat a envoyé sa lettre à Yitzhak Rabin en disant qu’il allait faire une nouvelle charte, différente. Mais dans l’imaginaire palestinien, la question de la lutte contre Israël reste centrale en termes de valeurs. Vous ne pouvez pas construire la Paix quand vous êtes dans ce système de valeurs. Il faut donc passer dans un système de valeurs positives qui tourne autour de la Culture, de l’Histoire, d’un sentiment d’appartenance. Cela existe, bien sûr, mais à des niveaux individuels comme le montre très bien d’ailleurs l’exposition ‘Ce que la Palestine apporte au monde’ montée par Elias Sanbar à l’Institut du Monde Arabe à Paris. Elle montre que, justement, il y a des Palestiniens exceptionnels. Il faut donc une solution par étapes, via un pays à souveraineté limitée : pendant un temps, il n’y aura pas d’armée, pas de contrôle des frontières, pas de contrôle du ciel et sans doute pas de contrôle de la monnaie. Et avec des pays qui aideraient les Palestiniens à conquérir ces éléments de gouvernance qu’ils ne peuvent pas assurer aujourd’hui, au bout d’un moment, vous auriez des transferts de ces blocs de souveraineté d’un pays à souveraineté augmentée (Israël) vers le pays à souveraineté diminuée (la Palestine). En deux générations, vous pouvez faire un vrai pays. »
Le diplomate se dit « assez confiant parce que d’autres pays ont trouvé la méthode : ce sont les pays du Golfe. Si un pays comme l’Arabie saoudite aidé par l’Union européenne ou par d’autres financiers, est prêt à tenir pendant une, deux ou plus générations, pour envoyer les enfants palestiniens apprendre à construire un vrai pays sur des vraies valeurs avec un vrai développement, il n’y a aucune raison que ça ne marche pas. Mais vous aurez des obstacles de deux natures. La première, ce sont les Palestiniens qui ne voudront toujours pas lâcher le combat parce qu’ils se sont construits dans l’adversité. Et du côté israélien, ceux qui, quoi qu’il arrive, ne veulent pas lâcher prise sur la souveraineté en Judée-Samarie [NDR : appellation biblique de ce que les Palestiniens nomment Cisjordanie]. Je crois qu’une partie d’entre-eux devra retourner en Israël, comme c’était le cas pour Gaza. Pour cela, il faut évidemment qu’il n’y ait plus le gouvernement actuel. Peut-être qu’il faudra aussi beaucoup d’autorité extérieure. Et puis il y a les colonies qui sont contre la ligne frontière et près de Jérusalem. Celles-là, je pense qu’elles ne bougeront plus. Mais cela fait partie d’une négociation future. »
Dans cet épisode : Eric Danon
Technique : David Diboué-Black
Production : Frédéric Métézeau