De retour d’un séjour en Israël, Bertrand Bloch, enseignant retraité de l’Université de Bordeaux, témoigne d’une situation difficile deux mois après l’attaque du Hamas et la riposte d’Israël sur la bande de Gaza. Il renvoie dos-à-dos les idéologues des deux camps, le Hamas comme l’extrême-droite israélienne, et appelle le camp de la paix à un sursaut.
Bordelais depuis bien longtemps, issu d’une famille juive laïque, j’ai une sœur établie avec son mari et ses enfants en Israël depuis près de 40 ans (près de BeerSheba), à quelques dizaines de kilomètres de Gaza et de la Cisjordanie. A ce titre, je viens de séjourner quelques jours en Israël, pour témoigner à ma famille soutien et affection dans ces moments terribles pour l’ensemble des habitants de la région, Israéliens et Palestiniens.
L’horreur des massacres du Hamas a créé une onde de choc et une instabilité en Israël, dans un pays où chacun connait quelqu’un qui est mort, ou otage, ou rappelé comme réserviste. A l’évidence, pour les Israéliens, le 7 octobre est le départ d’un nouveau monde très incertain avec toutes ses douleurs et ses deuils, ses angoisses et ses inconnues.
De même, y répond le calvaire de la population palestinienne dont je ne peux témoigner directement, mais dont les images déchirantes nous parviennent en continu.
L’affrontement et la mort sont présents dans chacun des deux camps
Aujourd’hui, en Israël, la vie de tous les jours est faite de solidarité et de courage, avec la crainte constante de mauvaises nouvelles pour soi, sa famille, ses amis. Lors de mon séjour, le quotidien s’est imprégné des photos immenses des otages présents partout dans les rues et sur les routes, de deux enterrements d’otages tués à Gaza dans le village de ma sœur, d’une alerte aux roquettes le soir à Beersheba…
Des amis directs ou des connaissances de ma famille israélienne, en particulier dans le kibboutz Be’eri, font le deuil de nombreux morts, le parvis du Musée d’art de Tel-Aviv a été rebaptisé « place des otages » et est chargée d’objets, de dessins d’enfants, de larmes et de dignité… En même temps, tout proches, se poursuivent les bombardements sur Gaza.
Ces dernières années, et tout particulièrement depuis les attaques du Hamas du 7 octobre, toutes les personnes concernées directement ou indirectement par ce conflit sont sommées de prendre parti et de se ranger derrière l’un des deux camps aux contours plus ou moins bien définis. D’un côté Israël (juifs, sionistes, anti-antisémites, oppresseurs, colonialistes, Occident, extrême-droite), de l’autre les Palestiniens (musulmans, arabes, oppressés, antisionistes, antisémites, extrême-gauche, islamistes).
Dans les deux camps, des appels parfois intéressés et peu légitimes, voire contradictoires et manipulateurs, soufflent sur les braises du conflit qui depuis plusieurs dizaines d’années domine la vie et le destin de quinze millions de personnes entre la mer Méditerranée et le Jourdain. Ceux qui veulent l’affrontement et la mort sont présents dans chacun des deux camps et chez leurs soutiens.
L’Un doit écraser l’Autre pour en finir
Côté Israélien, il s’agit de ceux qui ont tué Yitzhak Rabin une première fois en 1995, parce que celui-ci voulait la paix et la coexistence entre Israéliens et Palestiniens. N’oublions pas que c’est un juif fanatique, partisan du Grand Israël, qui a assassiné l’ancien Premier ministre.
Depuis lors, ces idéologues ont tué une seconde fois ce dirigeant israélien en réussissant, année après année, à accréditer dans l’opinion israélienne et au-delà l’idée que le processus d’Oslo était une utopie impraticable et vouée à l’échec, faite pour de doux pacifistes angéliques, et qu’en conséquence seule la solution militaire était utile et légitime contre les Palestiniens et leurs aspirations nationales.
C’est cette même idéologie qui est à l’œuvre au pouvoir sans discontinuer depuis 30 ans en Israël ; elle refuse l’idée de toute souveraineté palestinienne, elle nie la légitimité d’une présence palestinienne ou d’un État, elle encourage et légitime la colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem, en y maltraitant au quotidien les Palestiniens qui y vivent, elle ne fait qu’une portion congrue aux Arabes israéliens.
Cette idéologie imagine et théorise l’idée que seules la force et la violence apportent des solutions aux conflits en cours et que l’Un doit écraser l’Autre pour en finir. Cette idéologie fait tout pour laisser croire qu’il n’y a pas d’interlocuteur et pour délégitimer toute tentation de dialogue. On en voit les effets dévastateurs actuels sur la population civile à Gaza depuis des années et depuis le 7 octobre, mais aussi en Cisjordanie.
Les conséquences se font sentir aussi en Israël. Si la responsabilité des atrocités et du désastre du 7 octobre revient entièrement au Hamas, le gouvernement israélien a nourri la haine attisée à Gaza et favorisé l’émergence de ce mouvement. Il a notamment privilégié le soutien militaire aux colons fanatiques de Cisjordanie au détriment de la sécurité de la frontière où se trouvent les kibboutz et les villes où ont eu lieu les massacres.
De même, de jeunes soldats israéliens (plus de 100 à ce jour), meurent chaque jour en tentant de conquérir Gaza, de détruire le Hamas, et de sauver les otages. Ces idéologues utilisent avec efficacité leurs relais en dehors d’Israël.
Dans le droit fil d’Al-Qaïda et de Daesh
Côté Palestinien, il y a des idéologues qui depuis toujours refusent la présence juive au Moyen-Orient (sans parler des chrétiens), rejettent l’idée même de l’existence d’Israël depuis 1948, et rejettent sa légitimité encore aujourd’hui. Ils se refusent à imaginer qu’un Israël souverain puisse vivre en paix aux côtés d’une Palestine souveraine.
Au-delà de la lutte légitime pour la création d’un État palestinien, ces idéologues sont associés avec des barbares sanguinaires terroristes, qui s’en prennent depuis des années aux populations civiles israéliennes : l’atrocité des massacres du 7 octobre, dans le droit fil d’Al-Qaïda et de Daesh fait suite aux nombreux attentats en Israël et aux roquettes qui tombent sans discontinuer depuis des décennies.
Ces attentats existaient déjà quand Yitzhak Rabin négociait la paix avec Yasser Arafat (dirigeant palestinien). A ce titre, le Hamas et ses soutiens multiples ont eux aussi contribué dès 1995 et contribuent à cette deuxième mort d’Yitzhak Rabin en niant la légitimité d’Israël, en soumettant la population de Gaza, en participant par ses exactions à la radicalisation de l’opinion israélienne, et en se présentant comme le seul défenseur des intérêts et de l’avenir des Palestiniens, éliminant soigneusement toute contestation interne qui pourrait vouloir la paix.
A ce titre, comme dans une tragédie antique, chez les Israéliens comme chez les Palestiniens, ces deux extrémismes, unis dans la mort et la confrontation sans espoir et sans fin, se nourrissent l’un de l’autre. Ils ont réussi à occulter et à écraser les efforts, devenus inaudibles, de ceux, qui militent et se battent pour une solution d’avenir et de paix acceptables par chacun des deux peuples.
Les combats pour la paix
Le 7 octobre, ses conséquences actuelles et l’instabilité politique qui en résulte, légitiment encore plus ces combats pour la paix qui viennent de plusieurs secteurs des sociétés israéliennes et palestiniennes. Ils s’inscrivent dans le droit fil d’un des derniers propos d’Yitzhak Rabin : « Il faut combattre le terrorisme comme s’il n’y avait pas de processus de paix, et il faut négocier la paix comme s’il n’y avait pas de terrorisme. »
A titre d’exemple, on peut citer les appels publics d’Eyal Waldman, homme d’affaire très influent et respecté en Israël, dont la fille Danièle a été assassinée par le Hamas le 7 octobre. Depuis des années et aujourd’hui encore, il plaide avec dignité et avec force pour la recherche d’une coexistence pacifique avec les Palestiniens.
Il y a aussi Nir Avishaï Cohen, officier de réserve dans Tsahal depuis 20 ans et à la fois ardent défenseur de cette même coexistence, et pourfendeur des colons de Cisjordanie. Il a été porte-parole de l’ONG Breaking The Silence et a publié un ouvrage Love Israël-Support Palestine dont la couverture dit tout de son combat.
On peut citer aussi l’ONG Jordan Valley Activists composée d’Israéliens, pour certains très religieux, qui soutiennent et protègent les paysans et bergers de Cisjordanie contre les exactions des colons. De même, au cours de mon séjour, j’ai pu visiter à Beersheva, l’Association AJEEC, dont Vivian Silver, activiste de toujours pour la paix, assassinée par le Hamas dans son kibboutz Be’eri était une des responsable. Cette association, dans laquelle travaille ma nièce et dont le Directeur général est un arabe bédouin, Kher Albar, associe depuis vingt ans juifs et arabes israéliens pour des missions sociales communes dans le Néguev.
Même si côté palestinien, ces voix sont à ce jour moins nombreuses et plus discrètes, en raison de l’omerta maintenue par le Hamas et les islamistes radicaux, elles existent aussi et doivent être plus audibles. Citons pour l’exemple l’organisation Whispered in Gaza.
Un avenir de paix contre les vents mauvais
Aujourd’hui est le temps, de la mort, du deuil et de la radicalité pour les Israéliens et les Palestiniens. Cela m’a frappé dans mes discussions, personne n’est en mesure d’exprimer sereinement un avenir, ni même y penser.
Il faut néanmoins croire en cet avenir et soutenir ces élans, non comme un mantra ou une nostalgie passéiste, mais comme une réalité qui a failli exister du fait des accords d’Oslo. L’initiative dite de Genève, lancée en 2003, est dotée de toutes les bases économiques, politiques, religieuses et sécuritaires pour exister à nouveau, à plus forte raison, alors que la plupart des pays arabes ont déjà conclu la paix avec Israël ou l’envisagent avec sérénité. Le temps presse.
Contre les vents mauvais poussant à l’affrontement en provenance d’Iran, des États-Unis (le spectre d’une victoire de Trump à la présidentielle) ou de Russie, chacun a un rôle à jouer, les défenseurs des Israéliens associés avec ceux des Palestiniens pour un avenir de paix qui sonnerait la disparition ou la neutralisation des idéologies actuelles.
Les deux peuples doivent imposer rapidement des leaders nouveaux qui auront le courage, le charisme et la vision pour tourner le dos à ces tentations mortelles, à cette négation de l’autre. Ils devront recréer confiance et crédibilité sur la base des demandes de chacun : pour Israël, avant tout, une sécurité permanente basée sur la paix (comme cela a été obtenu avec l’Egypte et la Jordanie), pour les Palestiniens, une reconnaissance de leurs aspirations nationales et une possibilité de développement économique.
Qui se lèvera pour la paix ?
Au-delà des incantations habituelles, on veut entendre des voix puissantes au niveau international pour renverser la table, en exerçant notamment des pressions sur chaque camp. Qui se lèvera ? Quels pays ? Les Etats-Unis, l’Europe, les pays arabes ont les moyens de sortir de leur inaction. Les sanctions financières prises contre le Hamas et les interdictions de séjour prononcées contre les colons violents de Cisjordanie constituent un bien pâle début.
Chacun, y compris en tant que citoyen, a un rôle à jouer, en privilégiant un projet de paix, sans angélisme ni naïveté pacifiste, mais en montrant que c’est bien la guerre permanente depuis 30 ans qui est à la source des désastres actuels de part et d’autre. Pour citer le militaire de Tsahal Nir Cohen dans un post récent : « Les mois à venir façonneront ce à quoi ressemblera la réalité au cours des prochaines décennies. La société israélienne est à la croisée des chemins la plus importante depuis sa fondation. Se tourner vers l’occupation et la violence nous mènera à de longues années de conflit sanglant et à la fin réelle de l’Etat d’Israël. Parce que si après qu’Israël ait battu le Hamas (et il gagnera), nous continuons à vouloir conquérir la Palestine, un nouveau Hamas se construira… Il faut se tourner vers le chemin de la paix. L’évacuation des colonies, la fin du contrôle militaire des Palestiniens et la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël marqueront une nouvelle ère au Moyen-Orient. La société israélienne doit choisir vers où se tourner, soit pour poursuivre les effusions de sang et son effondrement, soit pour une longue vie de paix, de prospérité et de calme. »
Dans un contexte délétère et angoissant en France comme ailleurs, nous devons apporter des motifs d’espoir et de paix. Est-il si inconcevable d’imaginer, demain, en France, ailleurs en Occident, au Proche-Orient, en Israël et chez les Palestiniens et dans les pays arabes, des expressions publiques fortes et des manifestations associant drapeaux israélien et palestinien pour tenter de faire valoir une paix négociée respectueuse des deux peuples ?