Le chef anglo-israélien, à la tête de sept établissements à Londres, envisage d’ouvrir un restaurant traiteur à Paris. Et réédite son best-seller « Jérusalem », coécrit avec le Palestinien Sami Tamimi. Une ode à une cuisine de métissage.
Comment continuer à parler cuisine quand l’actualité ramène à des sujets autrement tragiques ? Yotam Ottolenghi avait prévu une tournée parisienne mi-octobre pour accompagner la réédition de l’un de ses best-sellers, Jérusalem (Hachette, 2013), coécrit avec Sami Tamimi. Cet anniversaire de dix ans d’un succès ininterrompu en librairie, marqué par la collaboration entre deux chefs, l’un originaire de la partie juive de Jérusalem, l’autre de la partie palestinienne, aurait pu être une grande fête porteuse d’espoir.
D’autant que la démarche de l’entrepreneur vivant à Londres, où il est à la tête de sept restaurants plutôt onéreux (entre 20 et 50 euros le plat), a toujours été de dialoguer avec les autres cultures à travers la gastronomie. Il propose une cuisine d’emprunts qui pioche dans les fourneaux du Moyen-Orient mais aussi d’Italie, d’Inde ou de Californie et explique donner systématiquement le contexte de ses recettes (leurs origines, la personne qui les lui a inspirées) dans de courts paragraphes de présentation, pour ne pas être accusé d’appropriation culturelle.
L’attaque terroriste du Hamas contre Israël, le 7 octobre, a jeté un voile sombre sur la tournée du chef. Yotam Ottolenghi, qui s’exprime très rarement sur des sujets politiques, a d’abord publié un post sur Instagram, expliquant sa peur pour sa famille et ses proches vivant en Israël. Sa séance de dédicace publique prévue le 12 octobre dans le grand magasin Le Bon Marché Rive Gauche a été annulée pour raisons de sécurité. Et lors d’une conférence de presse, le lendemain, il s’est exprimé à nouveau sur le sujet (contre l’avis de son service de communication), déplorant les victimes de chaque côté, et le tournant « diabolique », inhumain, pris par le Hamas.
Si le timing de cette réédition était malheureux, la lecture de Jérusalem semble plus que jamais recommandable. Plus qu’une simple compilation de recettes, cet ouvrage à quatre mains donne à comprendre la ville de l’intérieur, à travers son enchevêtrement culturel et ses passions communautaires. La table y apparaît, enfin, comme l’un des derniers espaces de réconciliation.
Le succès de « Jérusalem » vous a-t-il surpris ?
Il m’a énormément surpris et continue de me surprendre chaque année ! Cependant, lors de l’écriture, je présageais que ce livre séduirait beaucoup de gens, parce que j’ai ressenti une sorte de magie en travaillant dessus. On a essayé d’aller au-delà de la surface des choses, de raconter des histoires, celle de la communauté juive immigrée de Géorgie, celle des pâtisseries de Naplouse… Il faut souvent creuser pour bien connaître les cultures, les expériences individuelles qui se cachent derrière tel ou tel plat. Et je pense qu’aujourd’hui nous avons besoin de ce contexte. Si l’on ne cherche que des recettes, il n’y a qu’à faire une recherche en ligne, Internet en est rempli.
Votre succès est d’autant plus surprenant en France qu’il reste compliqué de trouver certains des ingrédients que vous utilisez, comme l’ail noir, le zaatar ou même parfois le tahini…
Au Royaume-Uni, il était aussi difficile de les trouver avant que je publie mes livres. J’ai un peu contribué à développer leur commercialisation. Pendant le confinement, je me trouvais en Irlande du Nord, et je me suis rendu dans le supermarché d’une petite ville où j’ai même réussi à dégoter du tahini ! Cette crème de sésame est un élément essentiel dans ma cuisine. Pour d’autres ingrédients plus secondaires, et parfois introuvables en Europe, comme certaines épices, j’essaie de proposer des solutions de remplacement. De même, si l’on prend un piment à la place d’un autre, de puissance équivalente, ce n’est pas si grave.
En France, on retrouve généralement vos ingrédients dans les épiceries fines. Vous avez l’impression de vous adresser à une catégorie de population particulière ?
Je ne suis pas naïf. J’ai créé mes restaurants dans des quartiers plutôt aisés de Londres, et je sais que mes livres sont achetés majoritairement par la classe moyenne. Mais, dans le même temps, la plupart de mes recettes restent très accessibles. Il n’y en a aucune, dans Jérusalem, qui soit hors de portée. Vous pouvez prendre n’importe laquelle au hasard, vous verrez.
[On s’exécute et l’on tombe sur une recette de daurade parfumée à la harissa à la rose. Le chef s’esclaffe.] Bon, peut-être que toutes les recettes ne sont pas si accessibles, mais regardez, par exemple, juste après, on trouve ce couscous à la tomate, ou une soupe à l’aubergine. C’est parfaitement réalisable. Je me focalise de plus en plus sur les légumes, qui sont généralement peu chers et que l’on trouve facilement. Et, encore une fois, remplacer un ingrédient par un autre n’est pas si grave si l’on respecte l’esprit de la recette.
Vous êtes très souple dans votre rapport à la cuisine. A l’inverse, vous critiquez la rigidité de l’enseignement dispensé aux chefs, vous qui avez appris le métier dans l’antenne londonienne du Cordon Bleu, une école créée en France…
Je ne comprends pas que l’on propose de découper tous les légumes, quelle que soit leur taille, de la même façon. Pourquoi donner la même forme à une carotte et à une pomme de terre ? Je pense qu’il faut préserver l’« histoire » de chaque légume. Ce que je fais n’est pas standard. C’est peut-être pour ça que j’échappe aux radars du Michelin.
Vous avez le sentiment que la cuisine française est trop sophistiquée ? Peut-être ringarde ?
[Rires.] Je ne me permettrais pas d’affirmer ici que la cuisine française est ringarde. Elle peut être très moderne, notamment en s’associant avec des cuisines qui viennent d’ailleurs. L’éventail de restaurants que vous avez à Paris est incroyable. La dernière fois que je suis venu avec mes garçons de 7 et 9 ans, nous avons mangé des escargots à L’Escargot Montorgueil, alors qu’ils répugnent parfois à manger de la salade. Nous avons goûté des plats de bistrot à la Brasserie Bellanger. Mais j’ai pu aussi tester des établissements japonais, ou encore, hier, un kebab délicieux chez Ozlem. Cette ouverture sur le monde est une chance.
Il y a beaucoup de restaurants « exotiques », en France, mais leur cuisine n’est pas très authentique. Nos restaurants indiens, par exemple, proposent des naans « indiens » fourrés au fromage…
Peut-être que chez nous, au Royaume-Uni, la cuisine indienne est mieux respectée parce que la communauté indienne est plus importante. Je crois qu’il est impossible d’importer une cuisine sans la modifier. La cuisine mexicaine ou chinoise aux Etats-Unis n’a aucun rapport avec les recettes originelles. La cuisine vietnamienne à Londres n’a pas du tout l’intensité de celle que j’ai mangée en Asie. Mais, au fond, je ne pense pas que ce soit si grave. Une cuisine n’est jamais figée, et il est normal qu’elle s’adapte en tenant compte de son environnement.
La consommation de viande augmente, notamment en France. Pensez-vous toujours qu’il soit possible de convertir des consommateurs au végétarisme ?
Vous m’auriez posé la question il y a six ans, j’aurais été très optimiste et je vous aurais répondu que l’alimentation végétarienne ou végane allait marquer de plus en plus de points. A l’époque, j’ai ressenti un élan, mais en fait les consommateurs ne veulent pas renoncer à la viande. Le régime flexitarien, moins riche en viande, est peut-être un bon point de départ. Il faut chercher à s’adapter. Par exemple, mes enfants sont de vrais viandards, mais je ne leur propose pas que des steaks, plutôt de la volaille, ou alors en petite quantité en accompagnement des légumes, comme cela se fait d’ailleurs à Jérusalem, où la viande est chère.
Une fois, pour une émission télé, je me suis rendu dans l’Atlas marocain : la cuisinière qui m’accompagnait a pris des os pour aromatiser le bouillon. C’est aussi une belle manière de garder le goût de la viande sans en consommer : je demande aujourd’hui toujours à mon boucher de me conserver des os pour donner du goût à mes bouillons de légumes. Jérusalem, où la viande est conçue comme un accompagnement, et non comme l’ingrédient principal d’un plat, peut aussi nous inspirer.
Votre ouvrage n’est toujours pas traduit en hébreu. Pourquoi ?
Parce que l’éditeur m’a demandé de retirer certains ingrédients, comme les crevettes, qui ne sont pas casher, ce que je ne pouvais accepter : je ne voulais pas créer un livre de recettes casher. Le livre n’est pas non plus traduit en arabe. Néanmoins, on trouve quand même le livre en Israël, notamment dans les aéroports, dans sa version anglaise.
Beaucoup d’entrepreneurs israéliens, comme Eyal Shani et sa chaîne Miznon, créent une foule de restaurants à l’étranger. Vous n’avez jamais rêvé de diffuser votre cuisine ailleurs qu’à Londres ?
D’abord, je suis très jaloux d’Eyal Shani. Il a réussi tellement d’ouvertures ! Pour moi, créer un resto est pénible, un peu comme mettre au monde un enfant, même si je ne connais évidemment pas cette sensation. [Rires.] Pendant longtemps, je n’ai rien voulu ouvrir en dehors de Londres, pour pouvoir contrôler facilement la qualité de ce qui était cuisiné.
Aujourd’hui, j’envisage l’ouverture d’un restaurant traiteur en France. Depuis King’s Cross St. Pancras, la station de métro près de laquelle j’habite, il me faut seulement trois heures pour arriver à Paris, je pourrai donc garder un œil sur les cuisines. Paris est une grande ville, cosmopolite, où il y a une culture de la vente à emporter : cela présente des similitudes avec ce que je connais. Et en même temps, j’ai envie de créer une formule inédite adaptée au goût français, cette nouvelle aventure sera très excitante !
Léo Pajon