Depuis les attaques du Hamas en Israël du 7 octobre, ce chantre du dialogue interreligieux proche des musulmans tente de protéger la communauté juive et de préserver l’unité nationale. Si beaucoup vantent son sens du dialogue et son humanité, certains aimeraient que son discours soit moins prudent.
En ce jour de novembre rugueux, le froid l’oblige à garder les mains dans les poches. Haïm Korsia, le grand rabbin de France, patiente non loin de l’exposition qu’il s’apprête à voir. Tour à tour secret et volubile, le responsable religieux, si grand fan d’art qu’il profite parfois d’une petite demi-heure entre deux rendez-vous pour aller admirer des tableaux, ne souhaite pas que soit divulgué le nom de l’artiste qui a attiré son attention.
Soudain, une femme dans la file le reconnaît et s’approche. « C’est formidable ce que vous dites à chaque fois à la télévision, merci beaucoup d’apporter un peu de calme. » Avec un sourire malicieux, il lui désigne l’affiche : « Vous voyez dans les moments difficiles, il faut s’en remettre à la beauté, ça nous fait à tous du bien. »
La réflexion a dû lui revenir en tête lorsqu’il s’est retrouvé quelques semaines plus tard au cœur d’une polémique sur la laïcité. Le soir du 7 décembre, Haïm Korsia est à l’Elysée pour la remise par la conférence des rabbins européens d’un prix de lutte contre l’antisémitisme à Emmanuel Macron.
Il vient de terminer son discours quand il allume une bougie pour la fête juive d’Hanoukka. L’image circule, les esprits s’échauffent : l’entorse à la laïcité est pour beaucoup caractérisée. Présent ce soir-là, Yonathan Arfi, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France, n’hésite pas à qualifier ce moment d’« erreur » commise par le chef de l’Etat. Pour Haïm Korsia, il s’agissait pourtant d’un « moment naturel, beau ». Et d’expliquer : « Cet instant était aussi une façon de dire à tous les juifs obligés depuis des semaines d’enlever leurs kippas de leurs têtes et leurs noms de leurs Interphone que la République leur donne de la place. »
« Cas général de stress post-traumatique »
Sous tension, la communauté juive de France l’est depuis les attaques terroristes du Hamas en Israël le samedi 7 octobre. Haïm Korsia découvre les atrocités, sur le chemin de la synagogue. C’est d’abord « la sidération » et très vite aussi « la crainte » car, dit-il, « il n’y avait pas de limite, le bilan [du nombre de morts] montait sans arrêt ». Le lendemain, il se rend dans une école juive et s’inquiète des effets sur les plus jeunes. L’enseignante lui dit qu’ils sont traumatisés, « accros » aux images qu’ils peuvent apercevoir sur les réseaux sociaux.
Au-delà des enfants, c’est pour lui toutes les communautés juives de France qui risquent « un cas général de stress post-traumatique ». Il le sait : comme c’est le cas à chaque résurgence des violences au Proche-Orient, les actes antisémites risquent d’exploser. « Ce que les juifs subissent, c’est incroyable en quantité, en termes d’angoisse », regrette-t-il. Pour lui, il faut alors protéger la communauté, mais aussi, coûte que coûte préserver l’unité nationale. Car l’un ne va pas sans l’autre.
Le 26 octobre, il se rend sur BFM-TV prêcher la paix et la fraternité aux côtés de Chems-Eddine Hafiz, recteur de la Grande Mosquée de Paris. Les deux hommes se connaissent bien et s’apprécient. Ils veulent montrer que la cohabitation entre communautés en France est possible, que les tensions ne sont pas une fatalité.
Elu en 2014 et réélu en 2021 pour un second mandat, Haïm Korsia, 60 ans et père de famille, est un homme de dialogue et d’apaisement. De lui, ceux qui le connaissent ou l’ont fréquenté parlent d’une « personnalité solaire », « attachante ». Un homme « d’amitié » et « de fidélité ». Des qualités que même ses détracteurs, qui, en ce moment, lui reprochent des prises de parole trop prudentes pour défendre la communauté juive, lui reconnaissent. « C’est un homme d’espérance, il est comme ça », souffle ainsi un rabbin qui, sous couvert d’anonymat, le trouve pourtant trop « diplomate » et pas assez « avocat ».
« Grande humanité »
« C’est un homme de paix, juge pour sa part l’ancien premier ministre Manuel Valls. Par ses origines, il cherche aussi à garder des bons rapports avec les musulmans, car derrière il y a l’Algérie. » Né à Lyon, Haïm Korsia est issu d’une famille d’origine oranaise. Beaucoup imputent à ses racines méditerranéennes cette volonté de faire le lien entre plusieurs mondes qu’il aime voir cohabiter. Un espoir qu’il partage avec son ami l’archevêque de Marseille, le cardinal Jean-Marc Aveline, lui aussi originaire d’Algérie et promoteur, également, de la coexistence entre les peuples et les religions.
« Il dispose à la fois d’un magistère intellectuel et d’une grande humanité dans son rapport à l’autre. Avec en plus une faconde et un humour qui le rendent très proche des gens qu’il côtoie », résume Elie Korchia, président du Consistoire central de France. Cette retenue et cette volonté d’apaiser, Haïm Korsia en a fait la démonstration à plusieurs reprises ces dernières semaines. Quand fin octobre, des étoiles bleues font leur apparition sur les murs de Paris, certains dans la communauté et en dehors s’inquiètent et le font savoir : est-ce là encore une manifestation d’un antisémitisme latent en France ? Le grand rabbin reste calme. Il se méfie. Il contacte les rabbins de France et les appelle à la prudence.
L’enquête qui met au jour l’implication d’un couple de Moldaves et leur commanditaire de la même nationalité lui donne raison. « Il y a tellement de malheur déjà, pourquoi en rajouter ? L’ambiance est tellement lourde qu’il faut faire un effort pour que les émotions ne dominent pas », avance-t-il aujourd’hui. Et de citer Georges Braque, en grand amateur d’art qu’il est : « J’aime la règle qui corrige l’émotion. »
Cette maxime, il l’appliquera plus tard lorsque, le 14 novembre, l’imam Abdelali Mamoun de la Grande Mosquée de Paris remet en cause le nombre d’actes antisémites en France. Si d’autres figures de la communauté manifestent leur inquiétude ou leur agacement en public, Haïm Korsia ne pipe mot sur les plateaux de télévision ou sur les réseaux sociaux. Il publie, en revanche, un communiqué commun avec le Consistoire central condamnant les propos de l’imam et il s’en plaint en privé au recteur de la Grande Mosquée.
« On ne résout pas les problèmes en les fuyant »
Une attitude qui en agace plus d’un au sein de la communauté juive. « Ce discours ne passe pas, ne passe plus », explique un rabbin qui a requis l’anonymat. « C’est son caractère de créer du lien. Mais, à un moment, il faut nommer les choses, on ne résout pas les problèmes en les fuyant, et lui, dans cette situation, fuit le conflit », relève un autre. Haïm Korsia ne voit pas du tout les choses ainsi : « La fraternité contre l’angoisse », argumente celui qui se dit disciple d’Abraham – « dis peu et fais beaucoup ». Plutôt que de parler, il dit préférer agir.
Le rabbin de Sarcelles (Val-d’Oise), Laurent Berros, reconnaît l’existence d’une pression au sein de la communauté juive, mais aussi d’interrogations sur ce qu’il faut ou ce qu’il ne faut pas faire. Une situation compliquée dans laquelle il salue l’attitude du grand rabbin : « Plutôt que de stigmatiser les uns et les autres, Haïm est dans la construction. Tout ce qui pourrait passer comme une rupture de dialogue, ça ne viendra pas de lui. » « Il est toujours dans cette volonté de construire pas à pas le dialogue interreligieux même lorsqu’il y a des turbulences, fait aussi valoir Elie Korchia. Et s’il réagit rarement à chaud en public, il n’hésite jamais à s’expliquer en privé avec ses interlocuteurs. »
S’il n’a pas non plus réagi publiquement à l’absence des musulmans à la manifestation contre l’antisémitisme du 12 novembre, il en a parlé directement avec Chems-Eddine Hafiz. « Ça m’a peiné qu’il ne vienne pas, vous imaginez le merveilleux symbole que ça aurait été », regrette-t-il encore aujourd’hui. Invités le lendemain de la marche avec les autres cultes dans le bureau d’Emmanuel Macron, les deux hommes ont eu un échange musclé sur le sujet. Mais de l’aveu de Chems-Eddine Hafiz, une blague d’Haïm Korsia a fini par détendre l’atmosphère. L’humour, toujours, comme arme contre les divisions. « C’est un moyen pour lui d’approcher les relations, de créer un vrai contact », décrit Manuel Valls.
Très attaché à l’« unité nationale »
L’humour et la chanson française, sa grande passion. Elie Korchia se rappelle encore le voir à cette réunion avec Gérald Darmanin citer un extrait des Aventures de Gérard Lambert. Une chanson de Renaud que le ministre de l’intérieur connaît par cœur et qu’il entonne ce jour-là. « Faut pas gonfler Gérard Lambert… », termine le grand rabbin.
Cette bonhomie lui permet aussi d’entretenir d’excellents rapports avec les autres religions. Pour le recteur de la Grande Mosquée, Haïm Korsia a d’ailleurs « toujours défendu les musulmans ». Un épisode l’a particulièrement marqué. Quand un avion rempli de touristes français s’écrase à Charm El-Cheikh en Egypte en janvier 2004, Haïm Korsia, à l’époque aumônier des aéroports, est appelé à se rendre sur place en sa qualité de responsable religieux. Il exige d’être accompagné d’un aumônier musulman, alors que personne d’autre n’y avait pensé.
Pour le rabbin, tous sont égaux en République. « Il est très patriote, très attaché à la chose publique et à l’unité nationale », dit de lui son ami Jean-Charles Tréhan, directeur des relations extérieures du groupe LVMH. C’est d’ailleurs lors d’une visite mémorielle à Auschwitz qu’il organise tous les ans et à laquelle il convie des particuliers, des religieux ou des politiques de tout bord que M. Tréhan a découvert la prière pour la République française si chère à Haïm Korsia. Un texte de bénédiction de la République et des Français, écrit en 1808 lors de la création du Consistoire israélite et récité tous les samedis matin dans les synagogues de France.
Cette prière, le grand rabbin a aussi demandé aux imams de la réciter avec lui quand il est allé les voir en 2021 pour leur première convention nationale, à l’invitation du recteur de la Grande Mosquée de Paris. Pour lui, la seule dispute à avoir avec les musulmans est celle de la pâtisserie : faut-il ou non des dattes dans le makrout ?
Sarah Belouezzane