La chronique de Gérard Araud. Pour sortir d’un conflit qui prétend s’étendre sur des millénaires, il est nécessaire de pouvoir s’extraire d’un écrasant héritage.
Dans Une histoire d’amour et de ténèbres, l’écrivain israélien Amos Oz se met en scène en jeune combattant sioniste au moment de la guerre d’indépendance d’Israël en 1948. Son compagnon, plus âgé, lui dit en parlant des Palestiniens : « De leur point de vue, nous sommes des extraterrestres qui avons envahi leur pays, mais, continue-t-il, personne ne veut de moi nulle part. C’est l’unique raison pour laquelle je porte une arme. »
Les termes de la tragédie sont posés d’entrée de jeu entre, d’un côté, des Palestiniens qui ne voient dans les sionistes que des Européens qui veulent les coloniser et, de l’autre, des Juifs éperdus qui, chassés de toute part, cherchent un refuge après avoir tout perdu, familles et foyer. C’est une tragédie au sens le plus profond du mot. Pierre Corneille ne dit-il pas quelque part que, pour qu’il y ait tragédie, il faut que les deux parties aient raison ?
Un écrasant héritage
Les uns invoquent la Bible, dont ils font un acte notarié en leur faveur, et des royaumes juifs qui ont cessé d’exister il y a dix-huit siècles ; et nient l’existence d’un peuple palestinien. Les autres refusent que les Juifs aient le moindre lien avec Jérusalem et encore moins un droit à l’autodétermination sur cette terre qu’ils n’ont jamais abandonnée.
Paradoxalement, face à un conflit qui prétend s’étendre sur des millénaires et qui mobilise les croyances les plus profondes des religions abrahamiques, le seul espoir de sortir de l’engrenage infernal de haine et de souffrances qui emporte la Terre dite « sainte » est de s’abstraire de cet écrasant héritage.
Ni l’histoire ni la religion ne doivent servir de référence parce qu’elles ne nous conduisent que dans des labyrinthes dont on ne peut s’échapper ou servent de récits qui s’excluent l’un l’autre : je pourrais réciter ici l’Israélien et le Palestinien qui se contredisent quasiment terme à terme ; je les ai entendus si souvent, toujours affirmer avec la même intransigeance douloureuse. Je risquerais alors d’ajouter que, même s’ils sont en apparence irréconciliables, je suis près de conclure qu’ils sont tous les deux exacts. Une tragédie, vous dis-je.
Trois solutions : l’État unique, le statu quo ou deux États
Dégageons-nous de cette gangue si épaisse de ressentiment, d’exaltation et de douleur et prenons le problème dans sa réalité la plus immédiate. Il ne s’agit pas de trancher pour savoir si l’entreprise sioniste était justifiée ou si les Palestiniens ont eu tort de s’y opposer ; il ne s’agit même pas de savoir qui est responsable de l’impasse actuelle ; il s’agit encore moins d’opérer un classement des souffrances.
Il faut se demander comment organiser la coexistence pacifique de 7 millions de Juifs et de 8 millions de Palestiniens « entre la mer et le fleuve », entre la Méditerranée et le Jourdain. Les uns et les autres y sont chez eux. Aucun n’a de droit inférieur ou supérieur à l’autre. Il faut regarder vers l’avenir dans une région accablée d’Histoire et laisser parler la raison sur une terre où on invoque trop facilement Dieu.
Trois solutions s’offrent logiquement à nous : l’État unique, le statu quo ou deux États. La première, avouons-le, répondrait à une évidente logique sur un espace aussi réduit, mais elle est impossible. Elle signifierait la fin d’Israël en tant qu’État juif, ce qui lui serait inacceptable et elle supposerait la vie commune dans un même pays de deux populations profondément différentes par leurs mœurs, leur religion et leur vision du monde et qui se battent depuis trop longtemps pour ne pas se haïr. Seul leur divorce sans affects est réaliste.
Le statu quo correspondrait à la solution de facilité pour Israël qui pourrait ainsi continuer son annexion pas à pas de la Cisjordanie mais, d’une part, il consacrerait l’apartheid de fait qui existe déjà dans ce territoire occupé et, d’autre part, il nous exposerait au renouvellement régulier de bouffées de violence comparables à celle que nous vivons depuis le 7 octobre.
Israël ne pourrait alors plus se targuer de sa démocratie et de son État de droit déjà entamés par plus d’un demi-siècle d’occupation. Il risquerait un isolement croissant au sein du monde occidental. Reste donc la solution des deux États qu’a vainement essayé de porter sur les fonts baptismaux la diplomatie américaine pendant près de trois décennies. Les termes en sont pourtant connus, les frontières des deux États prévisibles à quelques kilomètres près, mais toujours des obstacles sont venus s’opposer à un accord.
Là encore, ne cherchons pas les responsabilités : elles sont partagées, que ce soient les tactiques dilatoires des Israéliens ou le recours au terrorisme des mouvements palestiniens. La conséquence en est qu’aujourd’hui se font face, d’un côté, une Autorité palestinienne discréditée par sa corruption, son autoritarisme et son inefficacité supplantée par un mouvement islamiste terroriste et, de l’autre, un gouvernement israélien dont certains ministres sont proprement fascistes et qui s’oppose activement à la création d’un État palestinien.
À ce stade, le lecteur pourrait se décourager. Il n’aurait pas tort et, pourtant, ce sont les seuls choix qui nous sont offerts. À nous de tout faire pour que ce soit le bon, le troisième, qui s’impose.