A la faveur du conflit entre Israël et le Hamas, les disputes sur la provenance de ce plat mythique de la région se ravivent. Avec en toile de fond, la question très sensible de l’appropriation culturelle.
Cette chronique raconte la petite ou la grande histoire derrière nos aliments, plats ou chefs. Puissante arme de soft power, marqueur sociétal et culturel, l’alimentation est l’élément fondateur de nos civilisations. Conflits, diplomatie, traditions, la cuisine a toujours eu une dimension politique. Car comme le disait déjà Bossuet au XVIIe siècle, « c’est à table qu’on gouverne ».
Triste hasard de l’histoire. C’était il y a dix ans que Yotam Ottolenghi, le chef israélien star planétaire des fourneaux aux 10 millions de livres vendus dans le monde, et le chef palestinien Sami Tamimi publiaient Jérusalem. Ce best-seller, qui s’est écoulé à plus de 120 000 exemplaires en France, y célébrait la réconciliation des saveurs moyen-orientales et la cuisine des juifs d’Europe au cœur d’une ville où ils sont nés tous les deux. L’un à l’ouest, l’autre à l’est. Au regard des tragiques événements en Israël, à Gaza et en Cisjordanie, cette humble tentative de dialogue gastronomique semble aujourd’hui bien dérisoire.
A la moindre étincelle, les cuisines d’Orient sont gagnées à nouveau par ce que Gilles Deleuze appelait les « passions tristes ». Des haines, des rancœurs et un fort sentiment d’impuissance. Un conflit dont la solution semble, plus que jamais, hors de portée. Et la table, comme d’autres vecteurs culturels, redevient, dans une bien moindre mesure, un champ de bataille. Récemment, des restaurants du quartier branché de Brooklyn, où juifs et arabes ont l’habitude de cohabiter, racontent même avoir reçu des avis à « une étoile » simplement pour être palestiniens. Puis c’est une pétition signée par 900 chefs, producteurs et autres acteurs de la « food » américaine avec l’organisation Hospitality for Humanity qui a mis le feu aux poudres en réclamant un cessez-le-feu, mais aussi un boycott des grandes marques ou des produits alimentaires israéliens qui ont envahi nos cuisines. Parmi les prestigieux signataires : Helen Rosner, une célèbre critique gastronomique du New Yorker, Samin Nosrat, la cheffe et auteure du best-seller Sel Gras Acide Chaleur adapté sur Netflix, ou bien encore Reem Kassis.
La diplomatie alimentaire ne fonctionne plus
Cette cheffe, chroniqueuse au New York Times et auteure d’un ouvrage de référence The palestinian table, est l’amie de Michael Solomonov, un chef israélien à succès. Ce propriétaire d’une vingtaine de restaurants aux Etats-Unis a perdu son frère militaire le jour de Yom Kippour, abattu par un sniper à la frontière libanaise. Il y a encore peu de temps, tous les deux montaient des conférences communes sur l’identité culinaire, cuisinaient à « quatre mains » dans leurs établissements respectifs… Jusqu’à ce que l’attaque terroriste du 7 octobre et l’opération militaire de Tsahal à Gaza viennent brutalement interrompre cette complicité gastronomique née à Philadelphie. « La diplomatie alimentaire ne fonctionne pas et on ne peut pas résoudre des problèmes comme l’occupation israélienne de la Palestine avec une assiette de houmous », assure Reem Kassis.
Le mot est lâché. Encore et toujours, le houmous. En 2023, il reste le plat qui déchaîne les passions au Moyen-Orient quant à son origine. Avec, en toile de fond, la très inflammable question de l’appropriation culturelle. Mettez autour d’une table un Israélien, un Libanais, un Palestinien, un Grec, un Turc, un Jordanien, un Syrien et un Egyptien, et ils pourront tous vous dire que le houmous vient « de chez eux ». Mais où est réellement née cette crème à base de pois chiches, de jus de citron, d’ail et de tahini (crème de sésame) si réconfortante ? Déjà, dans le Banquet de Platon (aux alentours de 380 av. J.-C.), le pois chiche est répertorié, rapporte Luciana Romeri dans Kentron, la revue pluridisciplinaire du Monde antique. Mais les premières traces de sa culture remontent au VIIIe siècle avant notre ère en Mésopotamie, dans la région du Croissant fertile, cette immense zone qui va de la mer Morte au golfe Persique en passant par le sud de la Turquie, le nord de l’Irak et l’Iran occidental. Le houmous, dans sa forme actuelle, n’arrivera que bien plus tard, au XVe siècle, dans différentes régions de l’Empire ottoman.
Des records au Guinness book
Récemment, la « guerre du houmous », a pris une tournure quasi nationaliste. Le Liban, dont la cuisine est célébrée dans le monde entier, a refusé de s’en voir dérober la paternité. Qu’à cela ne tienne, établir des records au Guinness book est un moyen de la revendiquer aux yeux du monde. Octobre 2009 : 250 cuisiniers libanais réalisent la plus grande platée de houmous du monde, de près de 2 tonnes. Janvier 2010, les habitants du bourg arabe israélien d’Abou Gosh, près de Jérusalem, répliquent et préparent 4 tonnes de houmous. Quelques mois plus tard, un nouveau record tombe. 2000 kg de citrons et 700 kg de bouteilles d’huile d’olive serviront à confectionner plus de 10 tonnes de cette pâte soyeuse. C’est à ce moment là que l’Association des industriels libanais lance une procédure pour la faire inscrire au patrimoine national. Le gouvernement va même demander à l’UE de ne reconnaître l’appellation « houmous » que pour les produits libanais. Immédiatement, l’affaire déclenche un tollé en Israël et dans d’autres pays de la zone. La tentative libanaise est mort-née. Si Israël a revendiqué une origine « biblique » du houmous, ce sont surtout ses centaines de chefs – de Londres à Paris– qui, en sublimant la pâte emblématique du Moyen-Orient, ont été accusés de se l’approprier.
Alors la recherche peut-elle nous aider à y voir plus clair ? Là encore, il n’y a que des hypothèses. L’historien du Moyen-Orient Ari Ariel affirme que les premières traces d’un houmous « au vinaigre » se trouvent dans les livres de cuisine du Caire en Egypte au XIIIe siècle. Pour le grand historien américain de l’alimentation Charles Perry, expert de la cuisine arabe médiévale, l’origine libanaise du houmous moderne n’est pas à exclure du fait notamment de la présence en quantité de ses délicieux agrumes. Mais sa théorie principale penche plutôt du côté de Damas. Le houmous est traditionnellement servi dans un petit « bol en terre cuite rouge, avec un rebord surélevé. Le houmous peut ainsi être fouetté avec un pilon, et il remonte le long de ce rebord […] Un mets sophistiqué urbain, et non un plat ancien folklorique », précise-t-il, ce qui laisse à penser qu’il aurait probablement été développé par les dirigeants turcs au XVIIIe siècle dans la capitale de la Syrie actuelle. « C’était la plus grande ville de la région, dotée d’une classe dirigeante sophistiquée », argumente-t-il à la BBC. Mais comme souvent l’Histoire se heurte perpétuellement aux « histoires », à l’expérience culinaire, bref au plaisir gastronomique. N’a-t-on jamais entendu dire que c’est du côté palestinien que l’on trouve les meilleures « houmoussiyas », ces restaurants entièrement dédiés au houmous ?
Des houmous de betteraves sans pois chiches
L’Etat hébreu n’a pas attendu de connaître la paternité du houmous pour se positionner sur ce marché faramineux. Le mariage de grands acteurs industriels israéliens à certains mastodontes américains – le fabricant de houmous Sabra passé sous le giron de Pepsico en 2008 – lui a permis d’avoir une longueur d’avance dans le secteur très lucratif des « tartinables ». A l’instar du guacamole, consommé en quantités astronomiques lors du jour du Super Bowl aux Etats-Unis, le houmous, célébré par les végétariens pour ses propriétés nutritives, a été élevé au rang d’incontournable de l’apéro dans le monde. Et ce même si aujourd’hui il y a péril en la demeure… Des conditions climatiques compliquées, des perturbations sur les chaînes d’approvisionnement ainsi que la guerre en Ukraine, dont les deux belligérants sont des producteurs, font naître des tensions sur les marchés.
Et si le pire ennemi du houmous était le houmous lui-même ? Aujourd’hui, cette pâte ancestrale se voit déclinée en de multiples versions au paprika, aux oignons, au basilic, à l’aneth, aux olives, aux légumes, ou encore aux tomates séchées… Pire encore : de nombreux pays, industriels et même des chefs réputés, détournent carrément le mot « houmous » pour faire des pâtes de betteraves ou de courgettes… qui ne contiennent plus un gramme de pois chiches. Un flagrant délit de détournement culturel ! A San Francisco, le chef Beit Rima, qui mitonne dans son établissement une « cuisine arabe réconfortante », résume les éternels débats au New York Times : « Si vous vous appropriez notre nourriture, reconnaissez-nous son mérite. Si vous dites que la cuisine israélienne est une cuisine éclectique qui s’inspire de la diaspora juive et des Palestiniens locaux, c’est plus respectable. Mais s’approprier notre cuisine et effacer notre existence sont deux choses différentes. »