Depuis les attaques du 7 octobre perpétrées par le Hamas en Israël, plusieurs centaines de haredim, traditionnellement opposés à l’armée, ont volontairement rejoint ses rangs, malgré leurs convictions religieuses, mus par le désir d’« aider ».
En Israël, on les appelle parfois les « hommes en noir ». Avec leur costume noir, leur chemise blanche, leurs tsitsit (franges) sur les hanches et leur chapeau à large bord, les juifs ultraorthodoxes arborent une tenue immuable, quelle que soit la saison. Mais depuis les attaques menées par le Hamas contre leur pays, le 7 octobre, quelque chose a changé. En moins d’une semaine, et contrairement à leur habitude, plusieurs centaines de haredim (les « craignant-Dieu ») ont envisagé de troquer, provisoirement, leur « uniforme » noir et blanc contre celui de l’armée.
Est-ce une révolution ? Une simple évolution ? Un phénomène passager ? Comme souvent, les rabbins ne sont pas d’accord entre eux, mais une chose est sûre : les volontaires en question transgressent les règles implicites de leur communauté. Si le mouvement reste limité à quelque 3 000 candidats, dont seuls 350 sont aujourd’hui effectivement sous les drapeaux, cette mobilisation fait parler d’elle dans une société où les ultraorthodoxes vivent, depuis longtemps, à l’écart de la chose militaire.
L’un d’eux, Natan Rakow, a été affecté au camp de Shivta, dans le désert du Néguev. Agé de 36 ans, ce père de trois enfants précise d’emblée qu’il n’a pas été incorporé dans une unité combattante, mais dans une section préposée au secours des civils. Pour cet habitant de Beit Shemesh, à l’ouest de Jérusalem, l’idée de « faire partie d’une communauté de citoyens » l’a emporté sur les préventions religieuses, dans un moment difficile pour le pays. En rejoignant la base, il savait qu’il ne mangerait pas casher aussi strictement que d’habitude et, même, qu’il risquait de croiser des femmes. Voire, chose prohibée par sa pratique religieuse, qu’il pourrait les entendre chanter (l’hymne national, par exemple). Mais rien de tout cela n’a suffi à émousser son désir « d’aider ». Il a d’ailleurs poussé l’audace jusqu’à rentrer chez lui en uniforme, chose très rare dans un milieu où l’armée n’est pas en odeur de sainteté. Il est arrivé, dans le passé, que des haredim soient molestés lorsqu’ils osaient paraître en tenue de soldat dans des quartiers à majorité orthodoxe.
Un fossé invisible franchi
Comme d’autres, Natan Rakow s’est porté volontaire au tout début du conflit. L’armée, qui battait alors le rappel de ses quelque 350 000 réservistes, a décidé d’entraîner rapidement ces hommes qui n’avaient pas fait leur service militaire. « En quelques heures, ils étaient déjà plus de 450 », raconte Ram Moshe Ravad, rabbin dans l’armée de l’air, qui dit en avoir personnellement sélectionné 1 560. Tous ne seront pas incorporés, mais tous ont franchi un fossé invisible en s’approchant volontairement de l’armée.
Pour bien mesurer le chemin parcouru, il faut remonter aux sources d’une situation singulière, surtout dans un Etat où l’armée constitue le creuset de la Nation. Et d’abord, définir le groupe dont il est question. Ces haredim, qui représentent environ 12 % de la population israélienne, se distinguent des sionistes religieux, plus ouverts à la modernité mais, surtout, très nationalistes (ce sont eux, par exemple, que l’on retrouve dans les colonies). Les haredim, en revanche, n’adhèrent pas à l’idéal sioniste : trop séculier, trop opposé à leur vision exclusivement religieuse du monde, centrée sur l’attente du Messie. D’où une réticence à servir dans l’armée affichée avant même la naissance officielle du pays, en mai 1948.
Soucieux d’obtenir, non pas un soutien, mais au moins une forme de neutralité, le futur premier ministre David Ben Gourion leur a consenti d’importantes concessions, dès 1947. Dans le cadre d’un accord dit de « statu quo », les haredim obtiennent ainsi la reconnaissance du shabbat et des fêtes juives comme jours fériés, la généralisation de la casherout (code alimentaire juif) dans les services publics, mais aussi le financement du rabbinat et celui du système scolaire confessionnel. Dès 1950, un nouveau privilège vient compléter ce dispositif : les orthodoxes qui le souhaitent sont exemptés de service militaire, à condition d’étudier dans une yeshiva (établissement supérieur consacré à l’enseignement des textes sacrés). Rappelons que la conscription n’est pas une mince affaire en Israël, où seuls les juifs sont concernés (les Arabes israéliens sont exclus de l’armée, à l’exception des Druzes) : les filles peuvent être mobilisées pendant deux ans, et les garçons presque trois.
« A l’époque, Ben Gourion pensait que la culture haredim s’effondrerait sous le poids de la modernité, explique Denis Charbit, professeur de sciences politiques à l’université ouverte d’Israël et auteur d’Israël et ses paradoxes (Le Cavalier bleu, 2015). Il n’avait pas prévu que les ultraorthodoxes s’épanouiraient grâce, justement, à cet Etat qu’ils n’aiment guère. » Le résultat, c’est qu’avec un taux de fécondité de 6,6 enfants par femme, la population haredim a augmenté nettement plus vite que celle d’un pays où vivent, actuellement, plus de 9 millions d’habitants.
Mécaniquement, le nombre des jeunes en âge de faire leur service a, lui aussi, explosé. Aujourd’hui, 11 000 haredim de sexe masculin atteignent chaque année leurs 18 ans, contre un peu plus de 400 du temps de Ben Gourion. Une toute petite proportion d’entre eux finit par répondre à l’appel, dans des unités spécialement aménagées, mais il s’agit des « âmes perdues », comme on les surnomme : ceux que la communauté préfère expédier dans des casernes plutôt que de les voir mal tourner, lorsqu’ils ne sont pas taillés pour les études. Les filles orthodoxes, quant à elles, ne sont pas concernées par la dispense, et pour cause : il n’a jamais été question qu’elles approchent d’une base, un point c’est tout.
Débats continus sur la conscription
Cette dispense fait polémique en Israël où, de surcroît, la moitié des hommes haredim n’ont pas d’emploi, soit parce qu’ils étudient à plein temps le Talmud et la Torah (leur idéal de vie), soit parce qu’ils sont complètement inadaptés au monde du travail, faute d’avoir suivi autre chose qu’un cursus religieux dès les petites classes. Dans de très nombreuses familles, ce sont les femmes qui font bouillir la marmite, celles-ci ayant reçu un enseignement plus proche de la normale que leurs époux.
Eux, en revanche, sont couramment traités de « parasites » par leurs compatriotes. Surtout, leur cas fait l’objet d’une interminable querelle. Depuis la fin des années 1990, et surtout le début des années 2010, le problème du service militaire est constamment remis sur le tapis par ceux qui s’opposent à l’exemption, mais toujours ajourné faute d’accord avec les orthodoxes. Les divergences portent, essentiellement, sur l’âge à partir duquel les jeunes croyants ne peuvent plus se prévaloir de leur statut d’étudiant pour échapper à la conscription. Si la guerre n’avait pas éclaté, un nouvel examen des dispositions en vigueur aurait eu lieu à la Knesset, le Parlement national, en novembre.
Longtemps, pourtant, l’armée n’a pas couru après ces recrues pour lesquelles il faut créer un environnement particulier. D’autant que les haredim, peu portés sur le sport, jouissent rarement d’une condition physique compatible avec un service actif. De leur côté, les ultraorthodoxes rejettent avec la dernière énergie ce qu’ils perçoivent comme une menace mortelle pour leur identité. En réalité, ces rigoristes vivent en vase clos, confinés dans une pratique austère et très contraignante, où la télévision et le téléphone portable sont tenus pour des instruments dangereusement ouverts sur la modernité. Cette phobie du monde extérieur, perçu comme un lieu de perdition, explique, en grande partie, le rejet du service militaire, comme l’explique Yehuda Eisikovitz.
Si ce quadragénaire, fervent croyant, consent à utiliser un téléphone portable, c’est uniquement pour exercer son activité de communicant au sein de la communauté. Et encore : il s’agit d’un appareil casher, autrement dit doté d’un minimum de fonctions et d’une connexion très limitée à Internet. A ses yeux, l’affaire ne fait aucun doute : « Au-delà de ses missions proprement militaires, l’armée israélienne ambitionne d’être un melting-pot et d’éduquer les recrues. Elle veut faire changer les jeunes. Nous nous sommes rendu compte que les haredim qui la rejoignent reviennent incroyants. » Or, affirme-t-il, « quand mon fils étudie la Torah, il est aussi utile au pays que s’il était dans l’armée ».
Une position confirmée par Yitzhak Pindrus, député du parti ultraorthodoxe Yahadout Hatorah à la Knesset. « On doit respecter les gens, ne pas essayer de les transformer », soutient ce politique, pour qui le petit élan des orthodoxes vers l’armée, après le 7 octobre, est un phénomène parfaitement négligeable. « Cela ne suscite aucun débat particulier au sein de la communauté », jure-t-il.
Des hommes déjà installés
Telle n’est pas l’opinion du rabbin David Leybel, partisan convaincu d’une meilleure intégration des jeunes orthodoxes dans le monde du travail. Né à Lille en 1954, cet Israélien d’origine française a fait fortune dans l’industrie du diamant avant de créer un réseau d’écoles supérieures combinant l’étude du Talmud et celle du high-tech. Une branche de ce groupe travaille même en lien avec les services de renseignement, dans le domaine de la cybersécurité. Cette petite révolution a été complétée par des établissements du secondaire, ouverts, eux aussi, à un enseignement non religieux. A propos des 3 000 haredim ayant manifesté leur désir de rejoindre l’armée, David Leybel est formel : « C’est à la fois peu et énorme, vu le contexte. On a vu des volontaires être accueillis avec les honneurs dans leurs synagogues. » Puis il ajoute : « A mon avis, tout le monde devrait faire son service militaire. A la rigueur, on pourrait envisager l’exemption d’un quota de jeunes, comme on le fait pour les artistes et les sportifs. »
A condition, toutefois, que les jeunes croyants puissent quitter l’armée sans avoir perdu leur identité. Autrement dit, qu’ils sortent de là aussi orthodoxes qu’ils y sont entrés. Pour cela, affirme M. Leybel, il faut mieux adapter les unités spéciales au sein des bases militaires, mais également revoir la formation des jeunes haredim. Sans quoi, la confrontation avec l’extérieur, trop nouvelle, trop déstabilisante, risque de les faire dériver loin de leurs repères habituels. En attendant, la plupart des ultraorthodoxes qui se sont présentés, au lendemain du 7 octobre, sont des hommes déjà installés, souvent pères de famille. Au point, d’ailleurs, que beaucoup ont été jugés trop âgés par les recruteurs. Mais, au moins, leur religion était faite, si l’on peut dire – en tout cas plus solide que celle des jeunes conscrits, plus enclins à trouver quelque charme au monde moderne.