Quand les trois présidentes des plus prestigieuses universités américaines refusent de condamner l’antisémitisme sur leurs campus, forcément cela créé un tollé. Et cela montre surtout un bel exemple de géométrie variable, made in America.
La création d’« espaces sûrs » (safe spaces), où l’on est protégé des horreurs de la contradiction qui caractérise les débats libres, est devenue la mode la plus suivie sur les campus universitaires occidentaux. Aux États-Unis, pays du premier amendement, mais aussi berceau de diverses tendances woke, certaines universités de premier plan assortissent désormais les œuvres littéraires et philosophiques de « traumavertissements » (trigger warnings), protégeant ainsi la jeunesse de la complexité du monde réel.
En l’espace de quelques années, le monde universitaire américain a relativisé le principe de la liberté d’expression et a intégré de nombreuses formes de censure dans ses efforts de « justice sociale ». Et puis soudain, un jour, dans un revirement remarquable, les présidentes des trois fleurons américains – Harvard ; l’université de Pennsylvanie (Penn) ; et le Massachusetts Institute of Technology (MIT) – se sont dressées pour défendre sans compromis la liberté d’expression sur les campus. Mais… pas de la manière attendue par la plupart d’entre nous.
Ligne de défense bancale
« Appeler au génocide des Juifs enfreint-il les règles de votre université concernant le harcèlement ? » a lancé Elise Stefanik, membre républicaine du Congrès, lors de l’audition de la commission de l’éducation du Congrès sur la montée de l’antisémitisme sur les campus. Sally Kornbluth, présidente du MIT, a déclaré que de tels propos ne pouvaient être considérés comme du harcèlement que s’ils étaient « omniprésents et graves ». De son côté, la présidente de Penn, Liz Magill, a rétorqué que la réponse « dépendait du contexte ». Quant à Claudine Gay, à la tête d’Harvard, elle a assuré que l’université prendrait des mesures si de tels propos haineux « dépassaient le stade du comportement ».
Manifestement lancée dans sa critique des institutions éducatives, Elise Stefanik a continué à titiller les présidentes d’université avec ses questions et, pour être honnête, a parfois aussi manipulé la discussion en définissant certains mots liés à la lutte propalestinienne tels qu’« Intifada » comme un appel au génocide des Juifs. Néanmoins, pour résumer, les trois présidentes ont refusé de répondre clairement « oui » à la question de savoir s’il est interdit d’appeler à l’éradication des Juifs sur les campus.
Leur ligne de défense portait sur la protection de la liberté d’expression. Claudine Gay estime que le discours antisémite est en contradiction avec les valeurs de son établissement, mais que celui-ci « s’engage à respecter la liberté d’expression, même pour les opinions offensantes et haineuses ». Bien que ces déclarations en aient choqué plus d’un, elles sont en effet conformes à la législation américaine, qui ne prévoit pas d’exception au premier amendement, même pour les discours de haine.
Une belle géométrie variable
Cependant, le respect de la Constitution est à géométrie variable. Car aux États-Unis, les universités ainsi que les entreprises privées adoptent des politiques antidiscriminatoires qui vont bien au-delà de la loi fédérale. Toutes les facs punissent évidemment le racisme et la xénophobie. Harvard considère même l’utilisation de pronoms mal choisis comme un « abus ». Ce campus, le plus prestigieux du pays, invite même ses étudiants de licence à des formations obligatoires, pour les avertir qu’ils peuvent faire l’objet de procédures disciplinaires pour « grossophobie », « validisme » et « hétérosexisme » (sic). Sans surprise, Harvard est d’ailleurs la moins bien classée lorsqu’il s’agit de la liberté d’expression sur les campus. C’est cette hypocrisie et ces doubles standards qui font que beaucoup ont eu du mal à avaler le prétendu absolutisme des doyens en matière de liberté d’expression au cours de cette audition au Congrès.
Le meilleur test pour tout principe moral est l’universalité des revendications. Le fait d’appeler au meurtre d’Afro-Américains ou d’étudiants LGBT sur les campus constitue-t-il une violation des politiques antidiscriminatoires de ces facs ? Sans aucun doute. Il doit donc en aller de même pour l’appel au meurtre des Juifs.
Les Juifs, relégués en bas de l’échelle
Depuis le 7 octobre, nous avons été témoins d’innombrables dérapages, dont le but était de « contextualiser » les viols de femmes israéliennes, de justifier le terrorisme en tant que résistance à l’occupation et d’encourager l’antisémitisme en tant que liberté d’expression. Cependant, nous entendons surtout cela de la bouche de ceux qui ont passé les dernières années à s’alarmer du « racisme systémique », à examiner la « culpabilité blanche », à exiger l’annulation de tout discours « offensant ». On pourrait s’attendre à ce que ces guerriers de la justice fassent preuve des mêmes exigences morales à l’égard des appels à la violence et à la haine contre tous les groupes ethniques. Mais ceux qui réclament des safe spaces à chaque coin de campus pensent qu’appeler au génocide des Juifs ne constitue pas une violence, à moins qu’un génocide ne soit effectivement commis… C’est la politique de l’identité en action où, dans la hiérarchie des victimes, les Juifs semblent désormais occuper le bas de l’échelle.
Tout cela n’a évidemment rien à voir avec la justice sociale ou la liberté d’expression, ni d’ailleurs avec le soutien aux Palestiniens, qui meurent en masse sous les bombardements impitoyables d’Israël, qui est passé du statut de victime à celui d’agresseur. Ce dont nous sommes témoins ici, c’est la manière dont l’Occident, fatigué de lui-même, a sacrifié la raison et l’humanisme sur l’autel du postmodernisme, et tombe dans un abîme toujours plus sombre de décadence morale et politique. Question : peut-il tomber encore plus bas ?